Cinéma et Folie, d'une singularité à l'autre : l'aventure des Marx Brothers
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Fascicule 4
Harpo ou le réel en personne
 
 
 
 
 

Ouverture : les comparses

Dans The Big Store (Les Marx au grand magasin), après s’être fait sermonné par Ravelli, au sujet de sa tenue – un ample imperméable fripé, une cravate nouée négligemment sur une chemise à rayures, un pantalon tenu par un foulard et un petit chapeau –, Wacky déambule, seul, dans les couloirs du magasin. Il s’introduit dans le rayon d’ameublement du magasin qui a pour thème le dix-huitième siècle. Un couple de mannequins arborant des coiffures et de majestueux habits de l’époque, entouré de fauteuils, de divans et de commodes surplombées de somptueux chandeliers et d’horloge, trône au milieu de la pièce. Curieux, il est d’abord attiré par une minuscule boîte à musique de laquelle il fait aussitôt retentir la musique avant de s’arrêter, stupéfait, devant le premier mannequin. Il l’observe quelques moments, béat d’admiration et, jalousant l’élégance, ne peut s’empêcher de toucher l’étoffe de l’habit qu’il porte. Il décide alors de prendre la pose en s’immobilisant à côté de lui. Après un bref instant, le mannequin se met à s’animer et Wacky, reconnaissable par son imperméable et son chapeau, se fige, quant à lui, bel et bien. Le mannequin se tourne et découvre son visage. Il s’agit de… Wacky.
Revêtu de la coiffure resplendissante et de l’habit de satin, il caresse à son tour le tissu de l’imperméable avant de s’écarter dédaigneusement. Il salue avec déférence sa présumée conjointe et se dirige d’un pas lent et précieux vers l’un des nombreux miroirs que contient la pièce. Il se regarde longuement et montre une mine absolument ravie, à la vue de ses nouveaux atours. Dans le miroir, derrière Wacky, se distingue une harpe. Il s’éloigne enfin et le reflet du miroir le montre s’approcher de la harpe, s’asseoir et commencer à jouer. Tandis qu’il joue, il apparaît entouré de deux grands miroirs qui reflètent son image. La scène se poursuit au son d’une musique douce et romantique jusqu’à ce qu’une série de notes aiguës se fasse soudainement entendre. S’arrêtant brusquement, il se tourne rapidement vers l’un et l’autre miroir, surpris de la provenance de ces quelques notes étrangères. Il ne remarque rien mais, intrigué, jette un dernier regard vers l’un de ses reflets avant de se remettre à jouer, rassuré.
Pourtant, à sa grande surprise, il se retrouvera quelques instants après entouré de deux « doubles », l’un jouant de la contrebasse et l’autre du violon. Une fois la surprise passée de se retrouver nez à nez avec deux comparses – de l’italien comparsa « personnage muet », participe passé de comparire « apparaître » dont le premier sens désigne un acteur qui remplit un rôle muet –, loin de lui enlever son envie de jouer, il les accueillera chaleureusement en se lançant dans une joyeuse improvisation que ne dédaigneront pas ces nouveaux et surprenants interprètes. Jouant avec une même ferveur, le contrebassiste battra la mesure avec énergie en faisant notamment tournoyer son instrument sur lui-même, le violoncelliste laissera libre cour à son imagination en alignant quelques notes jazziques et quant au véritable harpiste, fidèle à son répertoire, il tentera de faire entendre quelques notes plus douces et poétiques dont il a le secret.
Ce « trio » consacrera dans The Big Store (Les Marx au grand magasin), les remarquables dispositions pour la musique du deuxième de la famille Marx, Adolph, plus connu sous le sobriquet de Harpo. Quoiqu’il joue régulièrement de la harpe, son instrument de prédilection, ce muti-instrumentiste profitera de la moindre opportunité, au cours de nombreuses pérégrinations en compagnie de ses frères, pour révéler un sens inné de la mesure et un réel talent de mélodiste. En duo avec un fidèle compagnon, en solo, ou épisodiquement associé de surprenantes répliques, il agrémentera fréquemment d’intermèdes musicaux raffinés et réjouissants de tumultueuses et mouvementées aventures.

Hormis ces apartés musicaux, appréciés la plupart du temps par un public instantanément conquis, ce musicien patenté fera entendre une tout autre musique. La partition qu’il s’emploiera à jouer, dès son arrivée dans l’hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco), le premier film des frères Marx, se révélera à la fois très originale et pour le moins déconcertante. Accompagné d’un loquace affidé ou comparse – le second sens du mot comparse désigne un personnage dont le rôle est insignifiant –, qui, sous les traits de Chico, aura le difficile et – peut-être ? – secondaire rôle de déchiffrer un répertoire particulièrement riche et varié, Harpo démontrera non seulement une virtuosité sans pareille, mais également l’étendue et la richesse de nombreuses et étonnantes « qualités ». Quelles sont-elles ?
Aussi, à chacune de ces apparitions, se distingueront tout d’abord une variété de penchants aussi marqués que curieux, une variété d’aptitudes profondément stupéfiantes mais également un certain attrait pour l’agressivité. Si ces caractéristiques apparaîtront en premier lieu contradictoires, ils n’en attribueront pas moins à ce personnage atypique la marque du « jouisseur d’existence » définie par Clément Rosset dans Principes de sagesse et de folie. Qu’il s’agisse du « sentiment jubilatoire » ou du « sentiment de nausée », décrit par le philosophe analysant les divers sentiments de l’existence, ils iront dans le sens d’un personnage dont la « jouissance » semble au premier chef le définir. S’agit-il de se délecter principalement de l’existence ?
Pour autant cette musique ne se limitera pas à une cette seule interprétation aussi singulière soit-elle. Elle alimentera au demeurant nombre de questions à la faveur de troublants et non moins surprenants agissements auxquels le personnage se livrera. Ne se parerait-elle pas en définitive de particularités propres à se questionner sur l’existence elle-même et corrollairement sur son « mystère ». La « surprise » que suscitera ce personnage interprété par Harpo au cours de multiples et prolixes aventures et auprès de tant de protagonistes, – surprise à laquelle Rosset relie le sentiment de l’existence –, échafauderait finalement à son propos, le signalement d’un être à part, hors norme, inclassable… À l’instar d’une définition de la musique proposée par Rosset, aiderait-il à percer le mystère de toute existence ?
Quoi qu’il en soit, si la présence « insolite » de ce personnage fait invariablement naître un fort sentiment équivoque, elle n’en distille pas moins un aussi fort sentiment d’inquiétude. Il est un fait avéré. Harpo inquiète. Harpo est inquiétant. Qui est-ce ? Qu’est-ce que c’est ? Ces deux questions paraissent finalement prévaloir au sujet de ce personnage. La contribution d’un éminent docteur aiderait-elle à en savoir plus et de manière définitive sur ce cas décidément peu courant ? Si la peur provoquée par ce personnage semble bien palpable, de quelle peur s’agit-il dès lors ?

À l’occasion d’un bref mais endiablé numéro musical dans The Big Store (Les Marx au grand magasin), numéro dont il agrémentera souvent ces joyeuses et non moins étourdissantes aventures, flanqué de deux doubles, de deux alter ego, Harpo apparaît comme par enchantement « multiple » au point de se demander qui il est réellement. Qui se cache en effet derrière cette singulière et merveilleuse pantomime ? De qui, du harpiste, du violoncelliste ou du contrebassiste, se réclame-t-il ? Quelle musique, entraînante, joyeuse et délurée, improvisée, libre et spontanée ou calme, douce et appliquée, loin de tout excès, en restituerait les notes les plus à même de percer le secret de cet être ?
Harpo, en définitive, ne se refléterait-il pas !
Sauf à se trouver affublé d’un violon ou d’une contrebasse, le harpiste qu’il est, virtuose de surcroît, ne saurait apparaître « autrement ». « Un mot exprime à lui seul ce double caractère, solitaire et inconnaissable, de toute chose au monde » écrit Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie évoquant « les voies d’accès possible à l’expérience ontologique, au sentiment de l’être ». Ce mot est « idiotie ». « Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique ; puis, par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont ; incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. » précise le philosophe. Suivre ainsi, pas à pas, les tribulations de Harpo et s’attacher aux particularités nombreuses de ce personnage hors norme et fantastique suggèrent de se confronter à une « créature insolite » avec les effets inhérents à sa seule présence. « Or, c’est le sort finalement de toute réalité que de ne pouvoir se dupliquer sans devenir aussitôt autre : l’image offerte par le miroir n’est pas superposable à la réalité qu’elle suggère. » conclut Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie avant d’ajouter : « Le monde, tous les corps qu’il contient, manquent à jamais de leur compléments en miroir. Ils sont à jamais idiots. »

Les duettistes

Accueilli à bras ouverts par le directeur d’un grand hôtel de Floride, il s’occupe d’emblée à calmer les ardeurs de l’acolyte qui l’accompagne auprès des quelques clientes présentes dans le hall. Ne pouvant réserver une chambre sans salle de bain, il se contente d'une simple chambre pour passer aussi bien la saison hivernale qu'estivale. « Va pour des vacances ! » se dit-il avec le consentement de son énigmatique acolyte. À la demande du directeur, s'emparant du bagage des nouveaux arrivants, le garçon se voit brusquement arrêté dans son élan. Dans une brève mais furieuse confrontation aboutissant à l'abandon du garçon et à sa chute, ils resteront en possession de la valise dont ils ne voulaient pas se séparer. La chute entraîne malgré tout l'ouverture de l'objet tant convoité. « Savez-vous que cette valise est vide ? » fait remarquer le directeur un peu surpris qu'elle soit en effet vide. « Nous la remplirons avant notre départ » lui est-il répondu avec la plus grande décontraction.

Indépendamment de profiter pleinement de ses vacances, avec ou sans salle de bain dans la chambre, s’agira-t-il seulement pour ce client, de remplir une valise étonnamment vide pour le moment ?

L’arrivée dans l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco), le premier film des frères Marx réalisé en 1929, de ce client qui n'est autre que Chico préfigure pour le plus pragmatique des frères un rôle qui se répétera tout au long de ses apparitions cinématographiques et dont il ne pourra se défaire que difficilement. Un petit chapeau conique posé sur une chevelure bouclée, une étroite veste de velours boutonnée sur une chemise à carreaux, une cravate à rayures, un pantalon ample beaucoup trop court laissant entrevoir les souliers seront ses traits vestimentaires distinctifs. Sous cette défroque immuable, sans attribution précise, clandestin comme sur le transatlantique le conduisant ainsi que ses frères vers New York dans Monkey Business (Monnaie de singe) ou assumant l’emploi de musicien, de marchand de glace, d’espion, d’imprésario, de chauffeur de clinique,… emplois qui resteront toutefois aussi précaires que parfaitement aléatoires, et flanqué invariablement d'un compagnon, il affichera un penchant avéré pour les larcins en tout genre. À l’instar de ce client, informant sans détours de ses véritables intentions un directeur crédule, Emmanuel Ravelli, dit « le Signor » dans Animal Crackers (L'Explorateur en folie), Barovelli dans Horse Feathers (Plumes de cheval), Chicolini dans Duck Soup (Soupe au canard), Fiorello dans A Night at the Opera (Une nuit à l'Opéra), Tony dans A Day at the Races (Un jour aux courses), Harry Binelly dans Room Service (Panique à l'hôtel), Antonio Pirelli dans At the Circus (Un jour au cirque), Joe Panello dans Go West (Chercheurs d'or), Ravelli dans The Big Store (Les Marx au grand magasin), Corbacio dans A Night in Casablanca (Une nuit à Casablanca), Faustino dans Love Happy (La Pêche au trésor) dit « le grand », seront les multiples visages d'une seule et même attirance pour la duperie. Le regard espiègle, les mains postées dans les poches, prêtes à bondir, il sera perpétuellement à l'affût. Sûr de son fait et de sa force, il attendra, impavide, quelques jobards dans le seul dessein de les escroquer. Avec une incroyable audace, il jettera son dévolu sur des victimes potentielles qui seront au gré des situations un gérant d'hôtel, un explorateur célèbre des pays africains, un collectionneur réputé, un professeur, doyen d'une grande université, l'impresario d'une milliardaire, un docteur, un avocat… Loin de l'intimider, ces personnalités respectables seront l'occasion de déployer un incomparable savoir-faire et une non moins étonnante adresse.

Le directeur de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco), malgré une manière peu orthodoxe de gérer son hôtel et une indéniable ouverture d'esprit, ne s'y trompe pas et n'oublie pas, avant de l‘accepter au sein de son établissement avec ce mystérieux acolyte, de bien spécifier que cette valise sera quoi qu'il arrive contrôlée : « Et je vous la ferai vider ! » s’empresse-t-il de dire. Pour autant, avant qu’elle ne soit inspectée et que son contenu ne soit certainement confisqué, ce client à l’allure innocente ne saurait se réduire à ce seul penchant. Sauf à s’enquérir du lieu de la salle à manger – « Où est la salle à manger ? » s’empresse de demander le musicien Ravelli dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), après avoir fait son entrée et salué négligemment la propriétaire de la maison, Madame Rittenhouse –, pour satisfaire une faim qui semble constamment le tenailler, autre trait marquant de ce personnage, il montrera d’autres velléités.

Chico, l’escroc

Incontestablement, au cours de ces tribulations, Chico profitera de l’étonnante aisance avec laquelle il manie le verbe, son arme de prédilection et dont il fait usage avec brio, une arme qui sied à merveille aux « escrocs ». Sa gouaille, laissant entendre un ostensible accent, lui permet sans peine de prendre la mesure de n'importe quel adversaire. Soit ingénieux, soit virtuose, il déjoue la moindre riposte et parfois, plus par flemmardise, il a recours aux subterfuges les plus grossiers, ne lésinant pas alors sur les approximations ou les raccourcis les plus inattendus. Dans les multiples et successives confrontations qui l'opposent régulièrement à un même rival, Monsieur Hammer dans The Cocoanuts (Noix de coco), le Capitaine Jeffrey T. Spaulding dans Animal Crackers, (L’Explorateur en folie), le professeur Quincey Adams Wagstaff dans Horse Feathers (Plumes de cheval) et d'autres, identifiables à une même apparence – de petites lunettes noires, un gros cigare aux lèvres et une queue de pie –, il est rare qu'il abandonne sa proie, une si belle proie en l'occurrence, lui permettant d'exercer avec une évidente jubilation ce dans quoi il excelle : les tours de passe-passe verbaux, les jeux de mots, les calembours…
Ce n'est pas un hasard si l'une des passions à laquelle il s'adonne le temps de quelques moments de répit avec son compagnon d'infortune soit les cartes. Il ne semble pas craindre ainsi de transposer sa passion du jeu sur la scène « réelle », en choisissant au gré de diverses et arbitraires situations tel ou tel protagoniste comme adversaire aux dépens desquels il exercera sa passion indécrottable. Après avoir lui-même fixé les règles du jeu, qui n'apparaissent pas aussi différentes et éloignées que n'importe quel jeu de cartes qu’il apprécie particulièrement, il se fait un plaisir et une joie d’affronter des adversaires qui lui permettront d'éprouver des coups qu'il a appris par cœur ou de privilégier l'improvisation qu'il ne saurait laisser de côté. Ne connaissant aucune limite et n’éprouvant aucune compassion, s’il se fait un devoir de rester le maître du jeu, le plaisir semble pourtant, seul, régir le personnage qu’il incarne.
Dans la vie, Chico alias Leonard, le premier de la famille Marx, fut gagné dès son plus jeune âge par la passion du jeu, une passion qui l'habita constamment au grand désespoir de ses frères. Les jeux de cartes, bridge, poker, bésigue,… les courses de chevaux et les paris de toutes sortes occupaient une grande partie de son temps. Lors du tournage de The Cocoanuts (Noix de coco), relate Harpo dans ses mémoires [1], Chico profitait de chaque interruption pour quitter le plateau : « C'était une bonne occasion pour Chico de se faufiler dehors, pour voir où en étaient les jeux, nous obligeant bientôt à partir à sa recherche. »

L'issue de la partie aurait-elle néanmoins de l'importance pour ce joueur impénitent, dans la vie comme sur les plateaux de tournage ?
Sous son air débonnaire, ses bonnes grâces et son sourire pénétré, un certain désintéressement semble poindre. Ses paroles et l'action qu'elles suscitent paraissent s’accompagner d'une relative indifférence quant au résultat qu'elles étaient censées provoquer. Le but qu'il s'était fixé paraît avoir été entre temps et très vite oublié au point de ne plus prêter attention ni à ce qui lui est dit ni aux événements s’ensuivant. En définitive, il n'apparaît soucieux ni de la réussite ni de l'échec de ses entreprises. Quelle est la motivation qui le guide ? Quel est véritablement le rôle de sa faconde incorrigible au cours des différentes histoires auxquelles il se mêlera et dont il sera non seulement le témoin privilégié mais également l'acteur ?

Chico, le soliste

Malgré ce détachement qui semble le caractériser et nonobstant le rapport privilégié qui s'instituera avec un adversaire qu'il retrouvera périodiquement et la relation étroite qu'il nouera avec un immuable partenaire de jeux, sa présence est essentielle voire indispensable. Il serait injuste de réduire le rôle joué par Chico, dans l'ombre de ses deux frères prestigieux, à un simple courtier qui leur servirait de sémaphore, assurant ainsi un lien au demeurant illusoire. Pris entre une gouaille intarissable et un mutisme tout aussi éloquent, il n'est pas seulement le faire-valoir de deux frères aussi exubérants qu’antagonistes. Les intrigues auxquelles sont conviés les frères Marx – volontairement ou non, à leur corps défendant parfois – ne peuvent faire l'économie de sa position particulièrement stratégique et éminemment salutaire. En réalité, il est celui sans qui l'histoire ne peut se dérouler et arriver à son terme, il est celui sans qui l'énigme ne peut trouver sa résolution. Veilleur de la continuité de l'action, arpenteur de l’enchaînement des événements, « garant du sens » en quelque sorte, il entraînera dans son sillage des frères qui généralement n'en demandaient pas tant et qui par la force des choses seront happés par les circonstances, leur permettant au passage d’exhiber l'étendue de leurs stupéfiantes capacités.
Ainsi, les personnages interprétés par Chico, prénommés ou non, affublés ou non d'un métier, prendront fréquemment à leur compte une intrigue qui, si elle se résume souvent aux déboires et aux contrariétés d'un couple d'amoureux, ne saurait pourtant se passer de leur présence à la fois rassurante et indispensable. Le dénouement et l'éventuel bonheur retrouvé dépendent généralement de leur volonté. Toutefois, s’ils se mettent en tête d'aider ce couple que les événements empêchent pour le moment d'être réuni, ils ne peuvent s'y astreindre selon des lois qui leur sont propres et selon une bienveillance qui leur est bien spécifique. Ils ne se risqueraient en aucun cas à perdre la main. Il ne s'agit pas tant de faire triompher, l'amour, le bien, – de sombres complots sont à déjouer, des personnages aux intentions malfaisantes sont à démasquer – mais plutôt d'honorer encore et avant tout un irrépressible « appétit ». Ils ne peuvent décidément se soustraire à l'emprise de Leonard.

En définitive si Chico apparaît et est perçu comme le frère soi-disant sacrifié, il ne l'est qu'à l'autel de l'histoire qu'il se fait un devoir de prendre en charge n'oubliant pas toutefois de respecter un certain esprit familial de dilettantisme, d’indolence ou encore de désinvolture. Les discussions de contrats, à l'image de celle, interminable, qui met aux prises le manager de Madame Claypool, Monsieur Otis B. Driftwood, à Fiorelli, représentant d'un jeune et talentueux ténor encore inconnu dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), n'aboutiront qu'une fois après avoir passé scrupuleusement en revue toutes les clauses, les unes après les autres, avec le risque cependant qu'aucune ne soit en définitive acceptée. Les deux parties parviendront à un accord, le contrat ayant été à la demande insistante de Fiorelli débarrassé de toute une série de clauses jugées inutiles. La paire de contrats sortie spontanément de la poche de Fiorelli, si longue qu'elle traînait jusqu'à ses pieds, sera ainsi réduite à sa portion congrue, après que les clauses incriminées auront été d'un commun accord – littéralement – exclues…

Ce savoir-faire et cette pugnacité de Chico, si importants et précieux pour mener à terme les discussions de contrat, lui serviront également pour la relation privilégiée qu'il nouera avec le partenaire qui l'accompagne dès son arrivée à l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco) et qui ne le quittera que rarement. Ce deuxième client qui apparaît comme le complice attitré est interprété par Harpo.

Chico, l’interprète

Après avoir traversé le hall à plusieurs reprises en suivant avec insistance de jeunes et jolies clientes, en guise de bienvenue, il commence par gifler le directeur de l'hôtel qui le sollicitait pour lui serrer la main. Heureusement, avant que cet échange de politesses ne dégénère, les deux protagonistes sont très vite séparés. Le calme revenu, les présentations faites, assis près d'un garçon, il arrache d’abord les boutons de son uniforme et les savoure tranquillement en prenant soin de les nettoyer sur le devant de son imperméable. La collation terminée, il n'oublie pas de s'essuyer la bouche à la cravate de ce même garçon et finit par fixer sa jambe dans le creux de la main de celui-ci, pour y rester suspendue. Près de la réception, après avoir veillé sur le seul bagage qu'il possédait, bagage dont il ne voulait se séparer à aucun prix, il s'empare de quelques stylos pour improviser un jeu de fléchettes en prenant les casiers du courrier comme cible. Il gagnera comme lot un cigare offert gracieusement par un directeur, admiratif devant tant d'adresse, mais qui l'empêchera toutefois de prendre le téléphone comme projectile. Après avoir enjambé le comptoir, il commence à vider les casiers de leur courrier et à déchirer les lettres les unes après les autres, encouragé par le directeur seulement ennuyé que le courrier de cinq heures ne soit pas encore arrivé. Interrompu quelques moments par un appel téléphonique plus long que prévu, en raison de la mauvaise qualité de la communication, il poursuit son repas commencé avec les boutons de l’uniforme du garçon : une éponge qu'il n'oublie pas d'accommoder avec de la colle, une petite rasade du contenu d'un encrier, une fleur soigneusement choisie parmi un bouquet présenté par le directeur, constituent un stupéfiant menu. « Je suis vraiment aux anges. » finit par s’exclamer le directeur un peu décontenancé et qui, se rappelant soudainement qu'une « mission » l'attend, laisse curieusement ce client finir tranquillement son repas. Resté seul à la réception, après s’être empressé de vider la caisse, ce dernier se met à siffler et à battre la mesure avec le tiroir-caisse qu’il ouvre et ferme successivement. Quelques coups de la trompe d’une canne qu’il a sur lui, agrémenteront cette musique mélodieuse à laquelle s’ajoutera finalement le chant de son compagnon.

Ce petit intermède rythmé aussi impromptu qu'improvisé sera l'une des premières opportunités saisie par les deux protagonistes pour dévoiler de remarquables dispositions pour la musique et, chacun, un réel talent de mélodiste ainsi qu’un sens inné de la mesure. À diverses reprises en effet, ils auront l'occasion de montrer leur don respectif de musicien, avec cette fois de véritables instruments qui seront pour l'un, le piano, et pour l'autre, la harpe. Le premier n'hésitera pas à exécuter quelques rengaines populaires dont lui seul a le secret avec sa technique si particulière de l'index tendu dite du « doigt revolver » – les doigts sont tenus raides et seul l'index est tendu –, souvenir d'un apprentissage inachevé d'un professeur autoritaire ne sachant jouer que d'une seule main. Il agrémentera souvent ses prestations de quelques effets comme celui par exemple, une de ses grandes facéties, consistant à faire rouler une orange sur les touches du piano. Les effets qu'il tirera du piano seront toujours des plus cocasses et chaque fois des plus enjôleurs, avec un indéniable pouvoir de séduction sur un public forcément ravi. L'autre, au registre différent, plus consciencieux et appliqué dans ses exécutions, sachant jouer de multiples instruments – piano, clarinette, saxophone,… – privilégiera cependant la harpe dont il joue en virtuose. Aux rengaines entraînantes et joyeuses de son compère, il préférera le calme et la plénitude de profonds et doux soli romantiques. À l'occasion, ils se retrouveront réunis, pour interpréter quelques morceaux joués à quatre mains au piano.
Ces concerts, outre leur qualité musicale et, il est vrai, la relative incidence sur les événements, scelleront une complicité et une complémentarité entre les duettistes qui ne se démentira jamais au cours de leurs communes tribulations. Inaugurées avec The Cocoanuts (Noix de coco), elles dépasseront bien évidemment le cadre musical pour venir s'inscrire pour le meilleur et pour le pire dans une longue série d'histoires mettant le plus souvent en scène des réceptions mondaines organisées par de riches milliardaires. Ces réceptions favorisant d'incessantes rencontres seront évidemment le cadre idéal, pour ces deux trouble-fête qui pourront, à leur guise et sans la moindre vergogne, commettre leurs exactions, après avoir évidemment amadoué les invités avec leurs numéros musicaux favoris. Toutefois la complicité qui lie les deux compères prend également sa source dans le silence forcé de l'un.

En effet, Chico incarnera un personnage qui, entre deux tours pendables à jouer à de quelconques jobards, conduira non seulement l'histoire à son terme mais aussi, dans le même esprit, tempérera l'activité débordante et exubérante de son fidèle associé. À l'image de cette irruption pour le moins mouvementée dans l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco), il sera l'élément modérateur, calmant quand il le peut, l'ardeur et le tempérament de son compagnon. Il en catalysera souvent l'énergie étincelante prête à jaillir à la moindre occasion, d'autant plus certainement qu'il assure lui-même le lien, rendu complexe par l’infirmité d’Harpo – Harpo serait-il muet ? –, avec les autres protagonistes. Il est le seul en définitive à s'occuper de la « relation » avec le monde extérieur de la pantomime si singulière de son complice aphone. Dans The Cocoanuts (Noix de coco), devant un directeur d'abord perplexe, il s'attachera d'entrée aux présentations, aussi difficiles et curieuses soient-elles. Attentif, compréhensif, souvent attentionné, parfois exigeant, il veillera sur lui sans rechigner comme un frère peut le faire sur son cadet. Pour traduire ses envies, ses obsessions, pour décrypter les inflexions de sa pensée, il sera le recours indispensable voire unique. Il trouvera les mots pour interpréter ses mimiques, décrypter ses gestes en rébus, ses charades improvisées… son expression toute personnelle.

Sa présence s'éclaire ainsi de cette capacité de rendre intelligible la prolifique « éloquence » des différents personnages interprétés par Harpo, de mettre en quelque sorte des mots sur l'« inexprimable », l’« innommable ». En plus d’une certaine « responsabilité » sur le cours des événements et loin d’un rôle se limitant à la recherche effrénée de sots, de niais dans le seul but de les rouler ou à la crainte de ne pouvoir assouvir un appétit permanent, s’ajoute cette aptitude qui, au regard non seulement de l’activité déployée de son compagnon et de sa portée, s’avère particulièrement nécessaire.

Cependant, aussi précieuse et efficace soit-elle, elle ne saurait être suffisante et prétendre à en délivrer tous les secrets. Chico dans le personnage de l'entremetteur arrangeant et serviable paraît quelque fois désarmé devant le « langage » si déconcertant de son frère. Face à l’imagination et l’inventivité de son associé, il semble ne pas avoir en sa possession toutes les clefs de cette musique … originale.

Finalement, les deux compères laissés seuls à la réception par un directeur peu prévoyant, se chargent eux-mêmes de répondre au téléphone, de tamponner – avec rage – les quelques documents présents sur le pupitre et… de convoquer le personnel – exclusivement féminin – de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco). Après que la sonnette du comptoir fut actionnée par inadvertance, une charmante employée fit son apparition et vint se ranger devant eux en saluant. « Monsieur a sonné ? » demande-t-elle ? Une fois la surprise passée, ils ne peuvent s'empêcher, aussi ravis qu'impatients, de faire venir toutes les employées de l'hôtel en actionnant abondamment la sonnette. De splendides jeunes femmes se succèdent les unes après les autres pour se mettre en ligne et attendre sagement les ordres. Éberlués, ils s’avisent un instant pour se lancer aussitôt à la poursuite des employées qui réussissent finalement par leur échapper. Un peu plus tard, le calme revenu, un peu désabusés d'avoir échoué dans leur investigation, ils se mêleront, en toute innocence, de la conversation d'un couple qui venait de faire son entrée dans le hall de l'hôtel. Il s'avère que ce dernier a de sombres desseins et projette, semble-t-il, de voler un collier de très grande valeur à une riche cliente de l’hôtel.

Un soliste insolite

Un large imperméable fripé avec deux grandes poches sur le devant recouvre une chemise à pois ou à carreaux. La cravate négligemment nouée est à fleurs ou à rayures sans pour autant rompre l'harmonie de l'ensemble. Parfois absente, la chemise laisse entrevoir un torse dénudé recouvert de la seule cravate. Le pantalon est ample avec également deux grandes poches. Soutenu par deux bretelles, il cache d’énormes souliers aux multiples boutons et à l'avant souvent déchiré. La tête est surmontée par une chevelure frisée qui semble artificielle. Un haut de forme quelquefois cabossé la surplombe. Une ceinture qu’il a continuellement autour de lui permet de ranger un objet dont il ne se sépare sous aucun prétexte. Il s'agit d'une canne à l'extrémité de laquelle est installée une trompe d'auto. Cette canne, si elle est brandie promptement pour se protéger devant une quelconque menace, sert d’abord à pallier l’infirmité dont est atteinte cette silhouette hétéroclite. En effet privé de parole, ce personnage a recours pour s'exprimer et pour pouvoir accessoirement se faire comprendre à toute une série de « trucs » aussi différents qu'originaux : cette trompe donc, qu'il actionne fréquemment, faisant résonner de brefs coups de klaxon, approbateurs ou non selon le cas, les sifflements, les gestes en rébus, les charades mimées et une grande variété de grimaces que permet un visage très malléable. En dernier lieu, le soutien d'objets divers, sortis ou non de ses nombreuses poches est aussi très utile et se révèle particulièrement précieux.
Sous cette défroque et derrière cette pantomime singulière, il faut bien sûr reconnaître le deuxième de la famille Marx, Adolph à qui sera attribué le sobriquet d'Harpo, à cause, semble-t-il, de la harpe dont il fut enjoint de jouer et dont il finira par jouer en virtuose.

Pinky dans Horse Feathers (Plumes de cheval) et Duck Soup (Soupe au canard), Tomasso dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), Stuffy dans A Day at the Races (Un jour aux courses), Faker Englund dans Room Service (Panique à l’hôtel), Punchy dans At the Circus (Un jour au cirque), Rusty Panello dans Go West (Chercheurs d’or), Wacky dans The Big Store (Les Marx au grand magasin) et Rusty dans A Night in Casablanca (Une nuit à Casablanca) seront les différents patronymes que porteront les personnages qu'il interprétera. À cette liste s’ajouteront, dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) et Love Happy (La Pêche au trésor), les surnoms « le professeur » et « le clown » et enfin, dans Monkeys Business (Monnaie de singe) et The Cocoanuts (Noix de coco), un certain anonymat – les personnages n'ont aucun nom attitré – ne l'empêchera pas d'être dans le premier un clandestin à bord d'un transatlantique en route vers New York et dans le deuxième un simple client d'un hôtel particulièrement convoité. Ces différents personnages lui permettront de s'essayer à diverses professions qui seront employé de fourrière, espion, valet, jockey, accessoiriste, chercheur d'or, homme à tout faire, professeur de… Ces métiers, même s’ils se révèlent en définitive peu importants, à l’exemple de ceux exercés par son complice, ne lui feront en aucun cas abandonner sa gabardine si pratique, sa canne si commode ainsi que cette manie si équivoque d'offrir son genou au creux de la main de son voisin ou de sa voisine. Une fois n'est pas coutume, quand il est « le professeur » dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) et se pare élégamment d'une grande cape noire afin de faire une entrée remarquée, digne du rang de professeur, ce n’est que pour mieux se retrouver l'instant d'après en petite tenue. Son accoutrement restera ainsi inchangé sans pour autant déprécier le portrait de ce personnage aux caractéristiques nombreuses et particulièrement originales. Délivrée de la tutelle bienfaisante de son compagnon, la musicalité de sa pantomime pourra, livrée à elle-même, prendre sa vraie mesure et atteindre une véritable plénitude.

Harpo, le famélique

Le directeur de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco) finit par accepter ces deux clients après cependant avoir émis quelques réticences à l'adresse de l'un : « Vous pouvez rester ici. Mais renvoyer cette marmotte ! » Loin de prêter attention aux propos du directeur, celui-ci, interprété en l'occurrence par Harpo, assouvit d’emblée une faim qui le tenaille. Les mets qu’il ingurgite sont les boutons de l'habit d'un groom, une éponge enduite de colle blanche, une fleur choisie parmi un somptueux bouquet présenté par un directeur ébaubi et pour étancher sa soif, une petite rasade d'un encrier est prise. Quelques instants plus tard il se délecte du… téléphone. Il croque une première fois puis une seconde et tout en mâchonnant, son visage adopte la mine réjouie de celui qui goûte à un mets dont la saveur se révèle aussi inattendue qu'absolument délicieuse. Il se sert une nouvelle fois à l'encrier et continue un repas rythmé par de discrets hoquets jusqu’à ce que l’arrivée de son partenaire ne l’interrompe. « Tu manges sans arrêt ! » lui reprochera-t-il avant de le rappeler à une réalité autrement différente.

Une fringale permanente caractérise en effet le personnage. De The Cocoanuts (Noix de coco) à Love Happy (La Pêche au trésor), l’appétit qu’il montre paraît sans limite et ne jamais pouvoir être satisfait. Être boulimique, il se délecte de tout ce qui lui tombe sous la main et engloutit les « mets » les plus extravagants. Au téléphone, éponge et boutons succèdent tasse à café, assiette, thermomètre, bougies, crayons, plumes d’oreiller… qu'il ingurgite avec une même avidité. Perpétuellement affamé, il semble ne pouvoir jamais être repu même lors d’authentiques repas pendant lesquels la hâte avec laquelle il se jette sur les plats, stupéfie ses voisins de tablée. Dans Room Service (Panique à l’hôtel), le petit-déjeuner que prend Englund en compagnie de ses frères, après de longues heures de disette, confirme cette étonnante voracité. Il enfourne sans discontinuer, ne prenant ni le temps de mâcher ni d’avaler, le plat de victuailles. Une suite ininterrompue et rapide de « fourchetées » est uniquement perturbée par un plongeon destiné à attraper au vol une pincée de sel jetée par-dessus l’épaule de Binelli et pour étancher sa soif. Il n’hésite pas non plus à se servir dans l’assiette du voisin malgré le regard désapprobateur mais tout à fait impuissant de Miller. Les plats vidés, chacun goûtant enfin au bonheur d’être rassasié, le repas est pourtant loin d’être terminé pour Englund. Dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), lors d’un repas plus modeste quoique copieux, Tomasso améliore avec une même gloutonnerie ses tartines aux dépens de ses voisins. Il fait d’abord un sandwich avec une tasse, puis avec le cigare de Driftwood et enfin, pour ne pas faire de jaloux, avec la cravate de Fiorello. À chaque fois, il n’oublie pas d’agrémenter soit le toast soit le hot-dog d’un peu de sauce. Une autre fois, dans Horse Feathers (Plumes de cheval), pendant le match de football, Pinky prend le doigt d’un joueur pour le mettre entre deux pains…

Ces « vrais » repas, extrêmement rares, ne soulignent en fait que l'envers d'un appétit confinant à l'obsession. Cette propension à se repaître d'une nourriture abondante et variée, cette envie de goûter à tout, illustre parfaitement ce que Clément Rosset définit par « le sentiment jubilatoire de l'existence » [2] dans Principes de sagesse et de folie. Cet appétit poussé jusqu'à la quintessence désignerait – littéralement – une « dégustation de l'existence » qui « se contente des limites de celle-ci, de sa définition spatio-temporelle » et « ne se complique d'aucune convoitise, même très vague, qui porterait sur les choses de l'ailleurs ou d'un autre temps que le temps présent. » « Une telle convoitise serait superfétatoire dès lors qu'on est comblé, et ne pourra ainsi être que la marque assurée d'un plaisir défaillant ou encore d'un manque à jouir. » précise Rosset. Il n’est pas nécessaire à la différence de son partenaire, avec qui il partage un aussi grand « appétit », dans la somptueuse demeure de Madame Rittenhouse de Animal Crackers (L’Explorateur en folie), de savoir précipitamment où se trouve la salle à manger, de s’inquiéter des règles du jeu ou épisodiquement de s’enquérir d’une valise vide.
Harpo est-il « l'homme heureux » au sens où le définit le philosophe ? « Le jouisseur d'existence – l'homme heureux – se reconnaît précisément à ceci qu'il ne demande jamais autre chose que ce qui existe pour lui ici et maintenant ; il tend au contraire à souhaiter l'infinie multiplication des choses qui existent » ajoute-t-il. Impassible lorsqu'il se régale du téléphone, les traits épanouis, rien ni personne, à l’exception peut-être de son pragmatique compère, ne viendra interrompre cet état, « épuiser la liste des choses délectables ni […] dire à quel point l'existence est réjouissante. »

Devant un appétit si frénétique, le directeur de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco) est bien inspiré de se mettre aussitôt à la recherche d'une pompe. Ne s’était-il pas rappelé soudainement d’une mission à accomplir pendant qu’il était occupé avec ces deux entreprenants clients qu’il venait d’accepter dans son hôtel ? Quitte à les laisser momentanément seuls à la réception, il devait en effet s’acquitter d’une mission pour le moins importante : « Je dois m'acquitter d'une mission importante. » dit-il à l’adresse de l’un des clients avant de dévoiler la nature de cette mission : « Je vais chercher une pompe pour l'estomac de votre copain. »

L’appétence de Harpo trouve naturellement des prolongements dans d'autres traits particuliers quoique ceux-ci apparaissent de manière moins accusée.
Il y a d’abord ce penchant pour les boissons alcoolisées avec leurs effets prévisibles sur le comportement. Le banquet de fiançailles clôturant The Cocoanuts (Noix de coco) sera l'occasion d'étancher plus que de mesure la soif de Harpo. Habillé pour la circonstance en « gaucho », il multiplie les allers et retours vers le bol de punch pendant que les discours se succèdent à la suite de celui du maître de cérémonie. Un rictus explicite sur le visage à chaque prise de parole d’un nouvel orateur – la mâchoire serrée, le sourire forcé montrant de belles et grandes dents d'où s'étire une longue cigarette –, signe présumé d’un profond désintérêt, il revient chaque fois un peu plus chancelant, un peu plus « joyeux ». Cet excédent d'alcool a évidemment des conséquences sur son attitude dont pâtissent entre autres sa voisine directe et son fidèle compère, mais étonnamment, ne lui ôte pas sa lucidité. Il influera sur le cours des événements en épargnant à l'heureuse élue un mariage tronqué, déjouant ainsi le complot du soi-disant prétendant.
Ainsi ce penchant pour l’alcool, une flasque est toujours à sa disposition dans l'une des innombrables poches que contient son imperméable, ce penchant à vider systématiquement tout ce qui contient un liquide participent assurément d’une seule et même disposition : goûter encore et toujours, sous toutes ses formes, et exagérément, à l'existence. Dans Horse Feathers (Plumes de cheval), un mécanisme ingénieux, un verre percé et relié à un tuyau, permet de remplir la bouteille que Pinky dissimule sous son imperméable au détriment de la bouteille de scotch du barman.

Outre ce goût prononcé pour l'alcool, l'une des autres particularités se manifestant de manière tout aussi obsessionnelle est la frénésie dont il est subitement animé lorsqu'il est au contact de la gent féminine. En effet, dès qu'il aperçoit une jeune et jolie femme, de préférence blonde, il ne peut s’empêcher de se lancer aussitôt à sa poursuite. Son entrée dans le hall de l’hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco) est à ce titre symptomatique de l'ardeur avec laquelle il se précipitera chaque fois vers la moindre beauté pour peu qu'elle croise son regard inquisiteur. Se jetant avidement sur toutes les femmes qu’il rencontre, après de longues courses poursuites effrénées, il est aisé d’en imaginer les conséquences pour celles-ci. Cependant à leur grand soulagement, ces courses n’arriveront que rarement à leur terme, son érotomanie semblant ne jamais pouvoir se concrétiser, impossible pour elle de se fixer. Sa convoitise ne saurait-elle se satisfaire d’une seule et unique femme, bien que dans Horse Feathers (Plumes de cheval), il affiche partout le portrait d’une danseuse de cirque dont il est tombé follement amoureux ? Fréquemment il lui arrive en effet d'abandonner sa proie pour se lancer l'instant d'après vers une autre avec une même voracité et un appétit jamais apaisé. Par dépit, il lui reste dans un élan aussi peu agressif qu'il est équivoque, à offrir sa jambe dénudée, habitude dont il s'est fait une spécialité et apparaît comme sa signature ou à jeter son dévolu sur son complice en embrassant avec une égale frénésie sa main, son bras, son cou avant de le jeter sur le divan le plus proche. Un étonnant ballet scelle d’ailleurs leur amitié. Assis l'un à côté de l'autre, ils s’enlacent, les jambes, les bras et la tête finissant par former un seul et même corps.

Harpo, le magnifique

Mis ainsi en échec, échec ô combien relatif, son visage ne semble cependant jamais pouvoir se défaire de cette félicité qui lui est naturelle, de cette bonhomie permanente. Gracieux, il est l'évocation d'une candeur toute juvénile, d’une disposition lutine à être. Après s'être amouraché de la moindre blonde qu'il course à en perdre haleine, il s'attendrit devant les amoureux transis en peine de reconnaissance. Les quelques notes douces et mélancoliques sorties de sa harpe soulignent cet aspect en ajoutant la touche angélique, rêveuse, poétique et sans aucun doute réconfortante qui lui permet dans une ultime pirouette de bénéficier finalement des faveurs des dames. Il peut encore offrir quelques sucres d’orge ou d’immenses sucettes sortis tout droit de son imperméable. « C’est là que tu vis, Harpo ? Ce doit être magnifique [3] d’être comme toi. Tu vis tout seul. Tu ne dépends de personne et personne ne te fait de peine. » lui dit une héroïne accablée par le sort dans Love Happy (La Pêche au trésor). Sur ces mots, Harpo – qui porte son vrai nom dans ce film – déploie toute son inventivité pour la consoler du chagrin qui l’anime, le jour de son anniversaire, et lui découvre à cette occasion la grotte qui lui sert d’habitation. À l’intérieur, l’univers de ce personnage si atypique et original apparaît peuplé d’animaux et d’objets hétéroclites. Il s’empresse de dégager la harpe qui reposait sous une couverture…

Les traits stables et équilibrés du visage qu’il arbore en permanence, ne sont en réalité que l'illustration de l'homme heureux comme le définit Rosset, du jouisseur d'existence que les contractions les plus fortes, les grimaces les plus affreuses ne sauraient entacher. Ses deux grands yeux authentifient quant à eux, par leur étonnante expressivité, en plus de l’appétit vorace qui le caractérise, une curiosité de tous les instants et une capacité infinie de s'émerveiller de tout ce qui l'entoure. Ses ressources paraissent inépuisables, rendues en outre miraculeuses par d’étonnantes propriétés. « Que ferais-je sans toi ? Grâce à toi cet anniversaire est le plus joli de ma vie. » lui répond finalement la jeune fille de Love Happy (La Pêche au trésor) après avoir reçu un somptueux collier de diamants et soufflé les bougies qui brûlaient à l’extrémité des doigts de Harpo. S’il lui arrive parfois de s'endormir sur place, dans l’étroitesse d’une cabine surpeuplée, ou plus simplement dans le jardin d’une superbe demeure, ce n'est que pour mieux se délecter des surprises que le réveil lui réserve.

L’émerveillement et l’exaltation dont témoigne constamment ce personnage, aussi intenses qu’ils puissent être, semblent de surcroît se communiquer à tout ce qui l’entoure et détenir un réel pouvoir de contagion.
Il y a d’abord les animaux avec lesquels Harpo entretient un rapport privilégié. Il a toujours sur lui la photo de son animal fétiche, le cheval, avec qui il ne dédaigne pas de partager le lit ou le repas. Dans A Day at the Races (Un jour aux courses), jockey, Stuffy est particulièrement comblé quand il gagne la course, monté sur le cheval de Gil Stewart, High Hat. Au jeu de dames, il a souvent comme partenaire fidèle, une otarie avec qui s’est instaurée une réelle complicité. À bord du transatlantique de Monkey Business (Monnaie de singe), il apprivoise une grenouille qu’il fait sauter dans son couvre-chef pour qu’elle l’accompagne le temps de la traversée. Dans At the Circus (Un jour au cirque), Punchy amadoue des lions en colère au seul son de sa trompette. Bref, Harpo est entouré d’animaux et fraternise avec eux. Avec une déconcertante facilité, il les comprend et exerce sur eux un véritable pouvoir. De leur côté, les animaux, intégrant remarquablement son univers, ne manquent pas, le cas échéant, de lui rappeler qu’il les délaisse. Dans Love Happy (La Pêche au trésor), un petit canard le réprimande pour avoir été délaissé un peu trop longtemps à son goût.
À l’image du rapport qui unit Harpo aux animaux, les objets et appareils de toute sorte ne sont pas en reste. Dans Duck Soup (Soupe au canard), Pinky et Chicolini ont pour mission de dérober des plans de bataille à la veille de la guerre qui oppose l’État de Freedonie à celui de Sylvanie. S’étant introduits subrepticement dans la résidence de Madame Teasdale, ils s’apprêtent à commettre leur méfait. Mille précautions sont prises pour ne pas être découverts et Chicolini multiplie les mises en garde à l’encontre de son associé turbulent. Mais à son contact, une horloge fait retentir les douze coups de minuit et une boîte à musique, sous la forme d’un petit canard de porcelaine, se met à émettre une musique se mêlant aussitôt au carillon de l’horloge. Ne réussissant pas à les arrêter, Pinky ne résiste pas à l’envie d’y participer. Avec les cordes d’un piano ouvert, il commence à jouer de la harpe, au rythme de cette musique finalement très entraînante. Plus tard, il a les pires difficultés à faire cesser la musique de fanfare tonitruante d’un poste de radio qui, pareillement, s’était mis en marche… Même s’il remettait à l’heure l’horloge à l’aide du réveil qu’il avait sorti de sa poche, même s’il prenait le poste de radio pour le coffre-fort détenant les plans,… cette escapade qui aurait dû être silencieuse, atteste au-delà de la – fausse – maladresse de Pinky, d’une certaine « affinité » des instruments avec ce musicien occasionnel, de la « connivence » et de la « complicité » qui unissent les objets à ce personnage. À son contact, les choses prennent vie, succombent rapidement à son emprise et montrent des « aptitudes » proprement extraordinaires. Dans Horse Feathers (Plumes de cheval), ce curieux pouvoir s’exerce sur un simple appareil téléphonique. Après avoir mis un jeton dans la fente, il crachera une cascade de piécettes. Auparavant, sous les yeux ébahis d’un client, Pinky avait instantanément touché le gros lot à la seule machine à sous du bar. Par enchantement, la chandelle qu'il exhibe brûle par les deux bouts, la banane qu'il s'apprête à manger a une fermeture éclair,… Dans l’imperméable qu'il ne quitte jamais, patientent entre autres objets, les ustensiles d'une cuisine au grand complet… Il dispose ainsi à son gré de tous les objets, petits ou grands, qu'il se réapproprie en les transformant, leur attribuant alors des fonctions qui n'étaient pas les leurs et des qualités jusque-là insoupçonnées.

Cependant dans sa quête toujours renouvelée de la jouissance, une note discordante se fait entendre. Harpo est agressif.

Harpo, le colérique

Dans Monkey Business (Monnaie de singe), Joe Helton, millionnaire du racket, ancien caïd du milieu, est de retour aux États-Unis. Confronté à un autre gangster qui convoite sa richesse, Alky Brigs, il préfère s’entourer de deux gardes du corps. Une discussion s’engage entre Helton et deux des clandestins embarqués à bord du navire, interprétés en l’occurrence par Chico et Harpo qui font équipe pour l’occasion. « Eh bien, vous payez peu, on est un peu durs. Vous payez beaucoup, on est beaucoup durs. Vous payez trop, on est trop durs. Combien payez-vous ? » demande finalement Chico. « Je paye énormément. » lui répond Helton. « Eh bien, on est énormément durs. Et on va vous faire voir. » Sur ces paroles, Harpo entre en scène et un étonnant face à face commence entre les deux compères. Harpo se met en condition. Les manches retroussées, il assène une série d’uppercuts sur le visage de Chico. Mais ce dernier n’est pas content et lui demande d’être un vrai dur : « Vas-y, cette fois-ci on lui montre ce qu’on sait faire. » Harpo arbore alors un air féroce, montre les dents, grogne, souffle, ses yeux louchent rageusement et, cette fois, il fait voler son compère dans les airs. Il garde quelques moments son air méchant jusqu’à ce que le croassement de la grenouille qu’il garde dans son couvre-chef, lui fasse retrouver aussitôt son sourire. « Vous les gars, vous êtes vraiment des durs, ça me va ! » finit par dire Helton qui les engage sur le champ. La promptitude de Harpo à être un « dur » sera d’un recours précieux pour les deux complices opposés dans Monkey Business (Monnaie de singe) à des malfrats ou dans Horse Feathers (Plumes de cheval) à des joueurs de football qu’ils ont pour mission de kidnapper.
Ainsi, au visage enclin à une indéfectible sérénité succèdent les pires grimaces. Ses traits harmonieux donnent place à des contractions aussi fugaces que particulièrement effrayantes, attestant chez ce personnage de la violence contenue, du trop plein d’agressivité prêt à jaillir. Les conséquences sont implacables, non seulement pour le malfrat ou l’intrigant qu’il assomme sans vergogne mais aussi pour le représentant de la loi et le douanier qui, sans plus d’égard pour leur fonction, subiront sa rage.
Pourtant cette agressivité n’a nul besoin d’être commanditée, comme dans Monkey Business (Monnaie de singe) à l’initiative de son associé et, en dépit de ce que ce dernier préconise, n’est pas monnayable. Elle semble naturelle à Harpo. À maintes reprises, le personnage qu’il interprétera fera preuve d’une aussi constante qu’incontrôlable irritabilité. En effet Harpo ne supporte pas le moindre obstacle se dressant sur sa route. Insatiable, ne souffrant aucune contrariété dans la réalisation de ses désirs, il est susceptible de colères aussi soudaines que destructrices. Dans ce cas, la violence dont il fait montre n'a d'égale que la gaieté qui le caractérise. La relation étroite qu’il entretient avec son complice en est un premier témoignage. Dans The Cocoanuts (Noix de coco), sous les yeux incrédules d’un inspecteur de police, à la suite d’un désaccord futile, les deux complices en viennent rapidement aux mains. Après de rapides préliminaires, chacun se repoussant avec vigueur, ils se mettent en garde pour en venir à boxer et se décocher de grands et furieux coups de pied. Fréquemment Harpo montrera à l’adresse de son compère une grande irascibilité finissant généralement en corps à corps brutaux. Toutefois Chico n’est pas le seul à pâtir de l’agressivité de Harpo. Les protagonistes masculins croisant son chemin seront logés à la même enseigne et subiront sa fureur, pour peu qu’ils fassent obstacle à ses envies. Il y a également la soubrette qu'il veut conquérir ou courtiser. Dédaigné, éconduit, il s'empare de son bras ou de sa jambe sans ménagement et, dans un geste rageur, fait mine de le ou la casser en deux. Pénélope, l’une des premières protagonistes féminines lui donnant la réplique dans The Cocoanuts (Noix de coco), inaugurera une longue série de « manières » envers la gent féminine, pour le moins dénuées de courtoisie et de galanterie. Madame Rittenhouse dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) fera les frais, le temps d’un bref mais furieux match de boxe, de toute la hargne de Harpo. Le coup de gong viendra à point nommé pour la sauver d’un combat à l’issue certaine. Rares sont celles qui échapperont à sa vindicte.
De même, le simple appareil ne sera pas épargné et subira son courroux avec une même brutalité inusitée. Le poste de radio qu’il prend pour un coffre-fort dans Duck Soup (Soupe au canard), en fait la triste expérience. Après avoir essayé en vain de le faire taire, en l’étouffant avec un oreiller et un rideau suspendu non loin, en l’aspergeant d’eau, en le jetant dans la penderie placée à proximité, il le jettera à terre de toutes ses forces pour l’achever avec un cendrier à pied dont il se sert comme une massue. La radio réduite en miettes continuera pourtant à brailler. À court d’idée, Pinky ramassera les morceaux et jettera finalement le tout par la fenêtre, dans un fracas épouvantable. Dans A Day at the Races (Un jour aux courses), un splendide piano qui a le seul malheur d’être mal accordé connaîtra une destruction en bonne et due forme. Comme par magie une harpe apparue à la place du piano lui rendra momentanément le sourire.

Il est donc difficile d’échapper aux soudaines et authentiques fureurs du personnage incarné par Harpo qui paradoxalement ne sont pas étrangères à sa nature profonde.

À la suite du sentiment jubilatoire de l'existence, Rosset décrit, dans Principes de sagesse et de folie, l'un des autres modes d'appréhension affective du sentiment de l'existence qu'il nomme « le sentiment de nausée ». « La contrainte de l'existence qui force celle-ci à toujours serrer au plus prés (conformément à l'étymologie du verbe contraindre, constringere), à “coller” obstinément à sa propre présence ici et maintenant sans qu'il soit possible de jamais s'en distraire, sinon par le biais de la perte de conscience ou de la folie, explique d'elle-même le sentiment de nausée qu'il lui arrive fréquemment de provoquer. » indique-t-il. « Il suffit à vrai dire qu'un fait existant devienne désagréable ou intolérable pour que se profile à l'horizon une nausée, plus ou moins passagère ou durable, engendrée par le sentiment affreux que le fait en question appartient au domaine des choses qui existent et qu'il est par conséquent complètement illusoire d'espérer en “changer” – comme on changerait de chemise ou de voiture. S'il est toujours loisible d'échanger une chose contre une autre, il est en revanche impossible de changer cette même chose en une autre chose qu'elle » poursuit Rosset.
Qu’il assomme le moindre gêneur avec une violence inégalable, qu’il malmène son frère avec la même rudesse, qu’il casse le bras de la première femme venue,… l’image impulsive et brutale que donne Harpo participe de la même façon du caractère principal de l’existence défini par la formule de Parménide et à laquelle se réfère Rosset. L’agressivité dont il fait preuve à maintes occasions et ce visage férocement grimaçant qu’il est à même d’afficher ne sont que l’envers, la face cachée de ce qu’est et incarne fondamentalement Harpo, « un jouisseur d’existence ». Elles sont l’illustration de ce sentiment de nausée décrit par Rosset et se posent comme le prolongement naturel et à bien des égards funestes, de cette propension inaltérable à se repaître de tout à tous les instants. Elles corroborent de manière pour le moins inattendue la particularité essentielle du personnage qui, ne supportant pas le moindre frein à la marche irrésistible de la réalisation de ses désirs, de ses envies, à l’assouvissement de ses appétits, le manifeste et le montre.
Rosset ajoute au sujet du sentiment de nausée : « L'existence est cauchemar dès lors qu'elle est perçue comme à la fois parfaitement désagréable et parfaitement inévitable puisque ne pouvant, si je puis dire, se changer qu'en elle-même, condamnée qu'elle est par un sort ancestral à ne jamais pouvoir se transformer qu'en sa propre espèce […]. Et la nausée de l'existence trouve son principal aliment dans la considération du caractère à la fois indésirable et inchangeable de celle-ci : d'un manque d'alternative qui se conjugue à l'impossibilité – ou à l'extrême difficulté – de s'accommoder du terme restant qui est proposé, ou plus exactement imposé. »

À propos du sentiment de l'existence et de ses nombreux modes d'appréhension – il en dégage en réalité trois –, bien qu’ils puissent paraître contradictoires à première vue, Rosset les unit donc. « Le sentiment jubilatoire est curieusement très proche de la nausée de l'existence et tend même à s'y confondre jusqu'à un certain point, le fait que l'existence existe étant éprouvé dans les deux cas avec une égale et exceptionnelle intensité. » écrit-il dans Principes de sagesse et de folie. L'analogie entre les deux prend ainsi sa source dans le caractère fondamental de l'existence déjà évoqué à savoir : « bornée » selon le temps, par les limites du passé et du futur, et selon l’espace, par les limites de l’ailleurs ou en d’autres termes, « d’exister ici et maintenant, seulement ici et maintenant ». « L'homme joyeux ne se réjouit pas de tel ou tel bonheur particulier, mais du fait général que l'existence existe ; de même que l'homme saisi de nausée profonde […] ne souffre pas de tel ou tel aspect fâcheux de l'existence mais bien du fait de l'existence elle-même. » s’enquiert-il.

Une musique insolite

Seul à la réception de l’hôtel, finissant de consommer le téléphone, il est interrompu par son compagnon. Ce dernier est préoccupé par des questions d’ordre pécuniaire. Désargenté, avec comme seul bagage une valise vide, il est en effet venu lui rappeler la vraie raison de leur présence. « Que fais-tu ? Tu manges sans arrêt ! » lui reproche-t-il avant de poursuivre sur un ton plus grave : « Il nous faut de l'argent ! Je ferais tout pour ça ! Pour de l'argent je tuerais ! Toi, par exemple ! Non, pas toi ! Tu es mon copain. Je te tuerais pour rien ! » Il lui demande alors : « ça fait trois heures que tu es ici. Qu'as-tu déjà chipé ? » Harpo sort de sa poche une montre. « Une montre ? Bravo ! » s’enthousiasme son compère, un grand sourire aux lèvres. « C'est tout ce que tu as pris ? » s'empresse-t-il d'ajouter.

Indifférent aux réprimandes de Chico, il aura l’occasion de montrer l’étendue de ses talents de kleptomane dans ce lieu propice aux rencontres. Un client pressé de prendre le train pour Philadelphie, apparaissant brièvement à la réception, est l’opportunité qu’il saisit pour effectuer sa deuxième prise. La veste qu'il porte sous un grand manteau est enlevée par Harpo avec une si grande facilité que celui-ci ne s’aperçoit de rien. Il en vêt aussitôt son complice, comblé de l’aubaine, bien qu’elle lui paraisse un peu étroite : « ça serre un peu… Il faudra l’élargir. » Entre-temps, Harpo s’est déjà emparé du portefeuille. Plus tard, un inspecteur de police subit le même sort en se faisant subtiliser sa chemise, de la même manière. Un mouchoir, quelques foulards, un insigne de police, une cravate, des clés, un « dentier »… s’ajouteront par la suite au butin de Harpo qui, décidément, se révèle être un voleur expérimenté et incroyablement habile.
À la grande satisfaction de son associé, cette fâcheuse habitude se perpétuera hors des murs de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco) avec une aussi redoutable efficacité. Les halls de gare, les couloirs étroits de transatlantiques, les vastes demeures de richissimes douairières dont les banquets et les réceptions sont une manne inépuisable, lui permettront de déployer une exceptionnelle adresse. Il ne résistera pas ainsi à la tentation d’enrichir une garde robe déjà fournie, de nœuds papillons, de cravates, de pochettes, de foulards, de chapeaux et même de jarretelles. Dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), « le professeur » profite d’une joyeuse et non moins mouvementée partie de cartes pour gagner, en prime de la partie, les souliers de l’une des partenaires. Dans ce même film, après s’être emparé du mouchoir, de la cravate, des fixe chaussettes du collectionneur Chandler, il réussit à le dépouiller d’un grain de beauté qui apparaît par magie à son propre poignet. Les énormes et multiples poches de son imperméable, lui permettent de récupérer les dollars versés en prenant, au moment opportun, la place des poches du vendeur. Les billets de cinq, dix dollars montrent d’ailleurs d’étonnantes propriétés à lui rester littéralement dans les mains. En cas d’imprévus, muni de ciseaux, il lui reste à découper sans le moindre remord, la jambe de pantalon de la victime, quitte à ce que celle-ci trouve le temps frisquet. S. Quentin Quayle occupé avec deux va-nu-pieds dans Go West (Chercheurs d’or), repartira avec la désagréable impression qu’il a bel et bien été floué.
Comment ne pas considérer cette manie comme l’un des ultimes prolongements d’un caractère enclin à se délecter de tout et d’un appétit manifestement insatiable ? Cette prédisposition au vol signale moins en effet le seul et dernier recours face à un sort peu enviable et à une précarité de l'existence – Au diable la valise et par là même Chico ! – que la persistance sous toutes ses formes de l'envie de goûter à l'existence et à ses facettes les plus riches et les plus variées. Ce penchant de la « réappropriation » se déclinera au fur et à mesure des rencontres en une kyrielle de trophées aussi hétéroclites les uns que les autres, qui complétera un tableau de chasse symbolisé par ce « prodigieux » imperméable. À cet égard, dans une attitude à la fois fière et protectrice, quand il lui faut en exhiber l'intérieur, un nombre incalculable d’insignes officiels laisse médusé le moindre représentant de l'ordre venu curieusement le contrôler.

Dans ce même hall de l’hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco), en présence d’une élégante femme blonde, il ne peut ainsi s'empêcher de subtiliser son mouchoir et son foulard. Ils sont empochés par Harpo, à peine troublé par la cour ardente qu’elle lui fait. Pénélope, l'élégante en question, amie d'un certain Harvey Yates – intrigant avec lequel elle projette de voler le collier de la riche cliente de l’hôtel, Madame Potter – a l'idée de se servir des deux clients qu’elle vient de rencontrer peu auparavant. Dans le hall, ils seront en effet importunés par un étrange personnage venu sans la moindre gêne se mêler de leur conversation. Il s'agissait bien sûr, accompagné de son fidèle acolyte, du client interprété par Harpo. De sa part, s’ensuivra une série d'agissements qui sera pour le couple de complices en question sinon incommodante en tous les cas des plus surprenantes.

Une présence surprenante

Ainsi après avoir analysé le mode de la jubilation et de la nausée, les rapprochant tous les deux et signalant à leur sujet que, dans les deux cas, il s’agit bien de l’existence elle-même qui est éprouvée, Rosset se risque à aller plus loin : « J'irai plus loin : jubilation et nausée ont en commun de percevoir confusément l'existence comme non prévue, non programmée, non nécessaire, bref comme survenant en plus et en trop. » Il ajoute aussitôt : « Surprise donc dans les deux cas, mais qui peut être aussi désagréable que gratifiante selon que cette existence “en trop”, qui donne de toute façon plus que tout ce qu'on pouvait attendre puisqu'elle est sans cause apparente et n'a en somme aucune obligation à être, est perçue soit comme fatalité imméritée, infligée par un dieu vengeur, soit comme don gratuit, offert par un dieu généreux […]. Dès lors qu'on tient l'existence comme surprenante par son fait même, il n'est pas étonnant que celle-ci puisse apparaître comme une très bonne surprise ou très mauvaise surprise, comme un cadeau ou un poison. »

En sus du mode de la jubilation et de la nausée Rosset dégage un troisième mode qui est celui de la « surprise ». Similaire aux deux autres en raison de son caractère particulièrement intense, il se distingue cependant par le fait qu'il apparaît commun aux deux premiers par sa présence dans les deux cas. Cette surprise se distingue cependant, de la découverte d'un objet nouveau qui étonne en premier lieu pour la simple raison qu'il est inconnu. Passé le temps de la découverte, il vient tout naturellement se ranger parmi les choses existantes. « Le propre de l'autre surprise, qui peut surgir à l'occasion de n'importe quel objet, est au contraire de s'apercevoir que l'existence de l'objet en question est déroutante par elle-même et défie tout classement : l'objet dont on a perçu la pure existence figurera toujours en trop et hors catalogue » précise le philosophe. Pour étayer la nature de cette surprise difficile à décrire, Rosset prend le cas du sentiment ressenti lors de la perception d'un objet banal et celui ressenti lors de la perception d'un objet « insolite ». Qu'est-ce qu'un objet « insolite » se demande-t-il dans Principes de sagesse et de folie, après avoir préalablement et temporairement mis de côté la distinction entre « objet » et « objet qui existe » [4]. Qu'est-ce qui permet de dire que cet être est insolite ? surenchérit-il, élargissant la question à l'être. La rareté [5] qui le caractérise et le fait d'être moins fréquent que ses semblables ne seraient-ils pas suffisants ?

Les éclats de rire que font entendre les deux protagonistes se réjouissant à l’avance de leur manigance sont le moment choisi par Harpo de s'immiscer entre eux en leur donnant d'emblée l'accolade. Le visage faussement hilare, singeant grossièrement leur liesse, il est d'abord repoussé par Yates à qui il offre aussitôt son genou à supporter. Face à ses protestations, il essaie ensuite de lui casser le bras. Se tournant vers Pénélope, il improvise un jeu avec la canne qu'elle tient à la main. Il sort facilement vainqueur, sa partenaire ne voulant se prêter plus longtemps à ce jeu grotesque. Le couple, décontenancé, éprouvera les pires difficultés à se débarrasser de cet importun et y renoncera finalement après avoir subi auparavant ses derniers assauts. Une danse virevoltante dans laquelle ils seront entraînés, finira par les indisposer définitivement. Ils s'éloignent, outrés, et ne manquent pas de le faire savoir : « Viens Pénélope, éloignons-nous de cette cloche ! » À cette invective, Harpo reste sans bouger et commence à faire le son de la cloche en remuant les lèvres puis sifflote accompagné de la voix de son compagnon et du directeur de l’hôtel qui les avait rejoints entre-temps. Ils quittent finalement le hall en chantant et sifflant tous les trois en chœur.

Cette rencontre fortuite dans le hall de l’hôtel est le prélude à d'autres rencontres, dont Harpo sera incontestablement le pôle irrésistible. Pénélope et Yates qui composent le couple d’intrigants dans The Cocoanuts (Noix de coco), seront les premiers, d’une longue liste, à éprouver une réelle et bien inconfortable « surprise ». Outre la vitalité de tous les instants dont témoignera Harpo, l’ardeur déployée sans discontinuité, l’acharnement dont il sera capable parfois, ce personnage aussi imprévisible qu’incontrôlable ne peut que laisser coi. Il accordera en général peu de répit à des protagonistes invariablement médusés et les laissera en définitive à un sentiment fort équivoque. Ils ne pourront que se rendre à l’évidence. Sa présence est déroutante, défie tout classement. Figurerait-elle toujours en trop et hors catalogue ? En quête d'un alibi sur les lieux du vol qu'elle projette, il est assurément aventureux de la part de Pénélope, de vouloir amadouer un tel personnage. Les quelques subterfuges qu'elle utilise n'ont que peu d'effet sur lui tant est grande sa faculté à n’« exprimer » en quelque sorte que le simple fait de « son existence ».

Une présence insolite

Après avoir organisé un rendez-vous avec Chico qui avait à cette occasion offert peu de résistance, elle se trouve en effet face à Harpo. « Avez-vous vu un mouchoir ? Il m'a semblé l'avoir laissé tomber » demande-t-elle après avoir laissé tomber nonchalemment son mouchoir. Harpo qui l'a déjà mis dans sa poche secoue la tête d’un air étonné. « Mais c'est sans importance. En fait, c'est vous qui m'intéressez. » continue-t-elle. Le visage de Harpo s’illumine et, un large sourire aux lèvres, il lui offre son genou à supporter. « Ne vous a-t-on jamais dit que vous ressembliez au Prince de Galles ? » ajoute-t-elle avant d'exprimer sa surprise quand il hoche la tête : « Bizarre ! Je croyais que cette idée était de mon cru. » Harpo fait la moue et secoue longuement la tête, laissant Pénélope à sa surprise. Devant la résistance qu’offre Harpo, elle s’enhardit et en vient sans plus attendre au fait. Elle le renseigne sur elle. « Savez-vous qui je suis ? » demande-t-elle. Harpo secoue de nouveau la tête, ne la quittant pas des yeux… Le rendez-vous est pris : « Connaissez-vous le numéro de ma chambre ? » Harpo est de nouveau affirmatif. « Je serai là ce soir à 11 heures. » dit-elle, avant de s’éloigner, la démarche précieusement chaloupée. Harpo se borne à l’accompagner en l’imitant non sans avoir oublié quand elle se pressait contre lui de se saisir avec les dents du mouchoir qu'elle portait dans son décolleté.

Férocement entreprenante ou subitement apathique, indifférente ou enragée, la pantomime de Harpo suscite un sentiment profondément équivoque. Déroutante par elle-même et défiant tout classement, figurant – toujours – en trop et hors catalogue, la présence de Harpo « surprend ». Dans Principes de sagesse et de folie, Rosset suggère à propos de l'existence, apparaissant comme « étrange elle-même, insolite, absurde », que « le monde en général, l'ensemble des choses [qui] existent et [qui] n'ont jamais “exprimé”, jusqu'à plus ample informé, autre chose que le simple fait de leur existence ». Cette imprévisibilité à mettre à l'actif du personnage interprété par Harpo prend son sens dans une attitude déroutante et comme l'indique sa définition – qui ne peut être prévu –, inattendue. Mais elle s’inscrit pareillement dans une attitude ne se recommandant d'aucune cause extérieure à elle-même, ne reposant sur aucune assise et, existant à l'état libre [6] pour paraphraser Rosset au sujet de sa perception du monde.

Inaccessible, Harpo l'est et le reste en permanence, au cours de ses nombreuses apparitions et indépendamment d'histoires et d’intrigues plus ou moins ténues. Le sort funeste d’amoureux, les disparitions de tableaux de grande valeur, le vol de magnifiques colliers, les tourments d’impresario, de producteurs aussi renommés soient-ils, les vicissitudes d’une troupe de théâtre ou de cirque… entravent finalement peu l’activité de ce personnage. Solitaire, il paraît impénétrable, faisant peu de cas de la nécessité, des jugements, des valeurs… Quels que soient les événements, il ne se revendique que de sa seule présence. Hors de toute catégorie, de tout classement, de tout repère, de toute norme, il apparaît comme étrange, insolite, absurde, n’exprimant en fait que le simple fait de son existence. Ses premiers rôles sur les planches des théâtres, avant de donner cette image familière et déjà installée, étonnèrent nombre de critiques quand il se mit à cracher sur la scène, à se curer les oreilles ou gratter la semelle de ses souliers… S’étant « assagi » depuis, il n'en reste pas moins déroutant.

Quel que soit l’usage qu’il en fait, sa canne, éternellement présente, est d’un recours précieux. Accoutré d’un arsenal de guenilles extravagant qu’il ne quitte sous aucun prétexte, il consomme sans rechigner aussi bien les téléphones que les tasses de porcelaine. Dans de longues et vaines poursuites, il s’épuise à courser chaque ravissante blonde qui croise son chemin. Il déclenche en lui sans crier gare, de véritables colères faisant peu de cas du gêneur qu’il assomme ou dont il casse le bras. Cette ardeur qu’il déploie est heureusement tempérée par l’éternel complice qui le suit et qui n’est jamais très loin. Leurs retrouvailles se soldent d’ailleurs par un rituel immuable. Se précipitant sur lui, il se retourne brusquement afin que son frère lui gratte le dos. Les animaux sont ses amis et un rapport indéfectible semble le lier à eux. Quant aux objets, ils sont pour ce personnage excentrique, de véritables partenaires. Rêveur, il est parfois plongé dans une fixité extatique à l’évocation incontestablement poétique. La harpe rappelle sa propension à s’émouvoir même si celle-ci n’est que passagère. Il ne saurait s’attendrir trop longtemps. Quelle autre signification peut-il donc être donnée à la maladresse dont il fait preuve fréquemment, lorsque, équipé d’un marteau, il tape malencontreusement sur son autre main ?
Bref, le sourire béat ou la grimace arrogante, acharné ou seulement amorphe, donnant dans tous les cas son genou en offrande… il évoque le caractère « toujours surprenant » de l'existence. « … n'étant comparable à rien, je veux dire à rien d'autre qu'à elle-même, l'existence échappe automatiquement aux procédures d'identification et appartient par définition au domaine des êtres étranges et inconnus. » écrit Rosset [7] qui, voyant dans le cas du monde un cas plus singulier encore que celui de la musique, décèle « le caractère toujours surprenant de l’existence » dans ce que l’existence « n’est parallèle à rien ». À l’instar de la musique, Harpo apparaîtrait-il alors comme « la quintessence de la réalité, le modèle d’existence qui évoque de la façon la plus aiguë le mystère de toute existence » ? D’aucuns se trouvent confrontés à cette « créature insolite », avec les conséquences inhérentes de cette inopportune et surprenante rencontre : s’habituer ou non au développement naturel de son comportement, s’habituer à sa seule présence, irrémédiablement et désespérément « là » – à l’instar de toute existence. « Car c'est le sort de toute réalité que d'être […] nécessaire et par elle-même un peu bizarre et loufoque, un peu "en trop" […]. Comme c'est le sort du plus quelconque des objets que de se trouver doté, par le simple fait qu'il existe, d'une certaine vertu cocasse, au sens où l'entend le petit dictionnaire Robert : “qui est d'une étrangeté bouffonne, qui étonne et fait rire”. » ajoute Rosset.

Ce « pur sentiment de l’existence avec tout le coefficient d’étrangeté que celui-ci implique » provoqué par ce personnage interprété par Harpo, se figure finalement dans une seule et unique expression faciale qui apparaît comme sa marque exclusive. Il s'agit du « gookie ». Le gookie est cette grimace dont il ponctue régulièrement ses apparitions. Ses joues se remplissent d'air, sa bouche grande ouverte laisse entrevoir une langue pâteuse et les yeux fixes et exorbités semblent ne jamais pouvoir être distraits. Un léger strabisme accompagne le tout. Cette transformation subite du visage ne semble pas répondre à de vraies motivations et prend forme indépendamment du sentiment qui l'habite et des circonstances qui l'entourent. Elle se fait chair de manière impromptue n’évoquant ni la douleur ni la joie, instituant dans le déroulement de l'action une sorte d'arrêt momentané. Indéfinissable, elle paraît ainsi être le signe ostensible de l'existence elle-même ou plutôt de son mystère. À l’instar de l’existence animale, ce visage, grotesquement déformé, sans signification assignable, confondrait-il Harpo avec l’existence et avec l’existence seule ? Quiconque s’y trouve confronté, ressentirait en réalité le caractère fondamental de l'existence qui, d’être surprenante par son fait même, apparaîtrait comme une mauvaise ou heureuse surprise, qui, d’exister ici et maintenant, seulement ici et maintenant, en ferait indiscernablement l’horreur et le charme.
Alexandre Woolcott [8] écrivit à propos du Gookie : « Confrontés au Gookie, les étrangers non prévenus sont, paraît-il, réduits à hurler dans leur sommeil pendant des nuits entières ! »

Un cas insolite

Que faire face à cet être étrange ? Que faire face à cet être inconnu ?
Passé l'étonnement, les réponses, à l'image de celles de Pénélope et de Yates varieront peu. La première rencontre avec « la cloche » comme il est sournoisement appelé, se soldera pour le couple par un départ précipité, importunés qu'ils ont été et désarmés qu'ils seront avant tout. La réaction de Yates, une fois le danger écarté, – « je pourrais les trucider ! » –, avant d'être freiné dans ses ardeurs vengeresses par sa compagne, paraît symptomatique de l'effroi suscité. Elle est la réaction de bon nombre de protagonistes face à ce surplus d'étrangeté soulignant chaque fois sinon une totale incompréhension en tout cas une inquiétude réelle. Harpo inquiète, Harpo est inquiétant. Il n'est pas surprenant de ce fait de le voir opposé fréquemment aux représentants de la loi. « En trop », surajouté, il ne peut qu'attirer l'attention des policiers.

L'inspecteur Hennessy qui aperçoit dans le hall de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco), se prêtant à un drôle de manège, Harpo et son compère, vient aussitôt vers eux d’un air suspicieux. « Votre visage ne m’est pas inconnu. » leur dit-il après les avoir regardés attentivement. Il leur montre solennellement son insigne officiel. Harpo répond en montrant aussi solennellement le sien, accroché sur le revers de son imperméable. L’inspecteur semble avoir sur lui les photos et les casiers judiciaires de chacun. La vérification de leurs signalements respectifs est l’occasion pour les deux protagonistes de se lancer dans un combat acharné sous les yeux éberlués de l’inspecteur. Après les avoir péniblement séparés, il les interroge : « Que faites-vous ici ? Quel est votre nom ? » lance-t-il à l’encontre de Harpo. « J'ai des soupçons à votre égard. Je n'ai encore rien à vous reprocher. Mais je vous surveillerai de près. J'ai vos casiers judiciaires ! Et à la moindre incartade, je vous ferai voler en taule… Compris ! » Entre-temps, avant que l’inspecteur ne s’éloigne, Harpo est parvenu à lui dérober le foulard qu'il avait dans la poche de sa veste et l'insigne qu'il accrochera crânement à son imperméable à la grande joie de Chico.

À l'inspecteur Hennessy succéderont d'autres inspecteurs et policiers qui avec le même sens de l'ordre et du devoir lui réserveront une attention particulière. Il est vrai que son invraisemblable accoutrement et ses agissements laisseront peu de chance à ce personnage de passer inaperçu aux yeux des représentants de la loi. Pourtant, ne serait-ce pas la part d’étrangeté émanant de cet être, qui le mettra fréquemment aux prises avec la gent policière ? L’inspecteur Hennessy de The Cocoanuts (Noix de coco), l’inspecteur Henderson de A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra),… tous feront l’expérience – ô combien éprouvante ! –, à leur corps défendant, de l’extrême richesse de cet être aux capacités infinies. Sans exception, ils éprouveront un étrange sentiment mêlé assurément de crainte, devant ce personnage dont le mutisme ne rend pas seulement un visage scrutateur. Chaque fois et pour seule réponse, Harpo exhibera une multitude d'insignes récoltés probablement au cours d'un parcours riche en démêlés… avec la police.

Harpo, l’effrayant

Après avoir raccompagné la très élégante Pénélope, il demeure seul près de l'ascenseur. Il tient à la main une clarinette qu’il porte à sa bouche et commence à égrener quelques notes. Mais l’ouverture de la porte de l’ascenseur interrompt subitement Harpo qui disparaît derrière elle. Cette disparition soudaine, si elle a l'avantage de laisser quelques moments de répit aux clients de l'hôtel, n'en évacue pas pour autant les questions que ne manque pas de faire naître ce personnage. Ces quelques notes jouées furtivement à la clarinette par ce multi-instrumentiste délaissant momentanément la harpe, n'en conservent pas moins leur part de mystère. À l'instar de la musique dont, selon Rosset, la puissance originale et spécifique réside avant tout dans son inexpressivité même, dont la force réelle serait profondément altérée par la tendance à lui attribuer un quelconque sens, Harpo constitue une existence à part, une étrangeté irréductible. Sa propre originalité et son privilège consisteraient paradoxalement en une impossibilité à exprimer quoi que ce soit. « Qu'est-ce que c'est ? » était-il en conséquence permis de se demander. « Qui est-ce ? » était-il loisible d'ajouter. Ces deux questions semblent prévaloir à propos de cet être étrange et inconnu. A fortiori ces deux questions à la parenté évidente sont deux grandes questions qui ont partie liée à la peur [9].

S’agit-il de ce doute si familier et fréquent que ne manquent pas de susciter les êtres au « statut ambigu » et occasionnant un indéniable sentiment de peur ? Rosset prenant appui sur les thèses généralement avancées sur la notion de peur évoque, dans L’objet singulier, « la peur inspirée par les êtres au statut ambigu, c'est-à-dire dont on ne sait s'ils sont vivants ou morts, êtres réels ou fantômes, personnes humaines ou automates – automates dont “l'inquiétante étrangeté” […] tient à un doute quant à la question de savoir si on a affaire à du mécanique ou du vivant ». Il suffit pour s'en convaincre de se confronter aux raidissements uniques du visage de Harpo adoptant l'expression du gookie. De The Cocoanuts (Noix de coco), à Love Happy (La Pêche au trésor), il suscite le même effet d'effroi jusqu’à effrayer un petit chien qui n'avait que le malheur d'accompagner sa maîtresse dans Love Happy (La Pêche au trésor). Cependant cette inquiétante étrangeté ne prend pas seulement sa source dans ce « masque » du gookie et dans des agissements aussi atypiques et hors normes charriant, quant à eux, leur propre lot d’interrogations. Ce personnage, outre son penchant pour les déguisements en tous genres – ceux véridiques, du « Père Noël », de « Maurice Chevalier », de « Groucho » ou ceux, plus classiques, découvrant successivement un clown, un officier de marine, une villageoise… –, fait preuve de surprenantes et aussi effrayantes transformations et fait subir à son corps une multitude de métamorphoses ne pouvant qu'ajouter à l'inquiétude déjà perceptible.
Dans Monkey Business (Monnaie de singe), passager clandestin poursuivi par l'équipage d'un transatlantique, Harpo trouve refuge dans une salle de jeu où des enfants assistent à un spectacle de marionnettes. Sans autre possibilité de se cacher, il s'introduit subrepticement derrière le décor. Après avoir accroché à son col un corps de pantin, sa tête apparaît entre Punch et Judy, deux véritables marionnettes de bois. Les traits parfaitement figés, arborant le gookie, la ressemblance avec les deux marionnettes est stupéfiante. Ces poursuivants ne savent s'ils ont affaire à une marionnette de bois ou à un être de chair et de sang. Est-ce Harpo transformé en marionnette ou une marionnette à l'effigie de Harpo ? La confusion est totale et déconcerte aussi bien le commandant du navire que son subalterne. Une examination attentive, en pinçant notamment son visage, n’aide pas à identifier le personnage. Il a de plus placé derrière lui – par précaution ou par jeu ! –, un vrai masque de marionnette avec lequel il joue malignement en alternant le « vrai » et le « faux ». Interdits, à bout de nerfs, le commandant et son second finissent par saisir une jambe qui dépasse sous le rideau de la scène. La jambe cède avec l'aide serviable de Harpo qui était entre-temps sorti de sa cachette et était venu leur prêter main forte. Ils tombent à la renverse et ont les pires difficultés à se débarrasser de cette jambe qui était également de… bois. Harpo pendant ce temps s’est installé sur un petit chariot à roulettes et, sous les acclamations de l’assistance, quitte la salle. Plus tard, sur le sol ferme, lors d’une réception que donne un caïd reconverti, Harpo accompagne une cantatrice à la harpe. Mais, au moment où il s’apprête à jouer, sa main se coince malencontreusement dans les cordes de l'instrument. À l’aide de son autre main, il la dégage et commence à la dévisser. Une fois cette main dévissée, il se met à se gratter le cou et la jette avec dédain par terre. Il retrousse sa manche et une nouvelle main apparaît, prête cette fois à l'emploi, lui permettant de poursuivre sans autre interruption le numéro musical. Dans Go West (Chercheurs d’or), accroché par les pieds et les mains aux wagons d'un train, son corps s'étire et se rétrécit au gré des soubresauts du train lancé à grande vitesse. En s'agrippant ainsi aux wagons, il permettra au train de continuer sa course triomphale jusqu’à la prochaine gare. À mi-chemin entre la marionnette, le pantin et l'être de chair et de sang, cette créature découvre ainsi des jambes multiples, des mains nombreuses et interchangeables. Pendant sa « toilette », il se passe tout bonnement un mouchoir d’une oreille à l’autre à travers la tête ou retire ses yeux de leur orbite pour les astiquer en les frottant contre sa chemise. Un chien jaillit même d’une niche qu’il a sur la poitrine.

Son corps subit également les métamorphoses les plus variées. À d’autres occasions en effet, Harpo révèle d'étonnantes et non moins jubilantes capacités – miraculeuses – à devenir… un appareil photo : se recouvrant d'un drap noir, en équilibre sur deux béquilles faisant fonction de trépied, un objectif à la main et l'extrémité de sa canne servant de déclencheur ; une parfaite pelisse accrochée telle quelle au portemanteau d'un appartement ou d’une cabine de train ; un fauteuil ; une chaise longue ; une literie au grand complet dont un traversin, en ingurgitant une bonne dose de plumes, un matelas très confortable, etc. Pendant cette même réception de Monkey Business (Monnaie de singe), démuni d'invitation, Harpo n'a pas d'autres moyens pour pouvoir entrer, que de se fondre dans la longue traîne d’une robe d'une invitée à la suite de laquelle il « colle » tant bien que mal, sans pour autant être aperçu. S'intégrant avec un parfait mimétisme au milieu, il peut sans appréhension se dissimuler et ne risque pas d'être identifié par tel membre d’équipage d’un transatlantique ou tel policier. Un simple tapis suffit parfois. Il y fourre la tête sans être repéré bien que le reste du corps soit anormalement visible. D'autres fois, il se débarrasse de ses poursuivants avec une rapidité proprement surnaturelle ou effectue une galopade, descend un escalier, de manière tout à fait sidérante.

« L'objet terrifiant est toujours un “quelque chose” ou un “quelqu'un” auxquels vient à manquer soudain, pour une raison ou pour une autre, une identité assignable et sûre. » retient Rosset dans Le philosophe et les sortilèges, ouvrage dans lequel il s’attache à la notion de peur. Au regard des transformations et des métamorphoses qu’il fait subir à son corps, la question est permise, quant à la véritable identité du plus intrigant des frères Marx. Marionnette, pantin, personnage dessiné – n’est-ce pas sa propre caricature qu’il arbore sur l’un de ses bras ? –, automate ou selon toute vraisemblance être de chair et de sang, l’incertitude – le sentiment d’incertitude, de doute – accompagne chaque apparition de cet être aux possibilités fantastiques. Dans son approche, Rosset place le sentiment d’incertitude comme élément déterminant dans le déclenchement de la peur. Rappelant le caractère essentiellement imaginatif [10] de celle-ci, il se demande pourquoi l’imagination, dont les effets sont peu effrayants d’ordinaire, est à même de provoquer la peur. Il y a assurément un « élément virtuellement effrayant » dans l’imagination, se dit-il. Cet élément est l’incertitude.
Ainsi Harpo ne cesse de bouleverser, le temps de sa présence, aussi fugace soit-elle, la certitude de chacun des protagonistes qu’il croise. Les questions sur sa vraie nature se posent avec acuité et devant l’impossibilité de trouver des réponses, il s’agira avant tout, à l’image de Pénélope et de Yates dans The Cocoanuts (Noix de coco), de fuir.

Qui est-ce ? Qu’est-ce que c’est ?

Le diagnostic du Docteur Hugo Z. Hackenbush

Si la présence réconfortante de son compère permet momentanément d’atténuer cet indéfectible sentiment de peur, elle ne saurait pourtant apporter les bonnes et définitives réponses aux questions que suscite Harpo. En dernier recours, la collaboration d’un éminent docteur, le docteur Hackenbush, n’aiderait-elle pas, par la rigueur de ses analyses et la sûreté de ses diagnostics, à faire progresser l’étude de ce cas manifestement aussi difficile qu’effrayant ?

Hormis la relation liant Harpo à son éternel complice interprété par Chico, il y a celle le mettant en présence de son autre frère, le troisième de la famille Marx, Julius alias Groucho. Si la nature devrait logiquement les opposer, au mutisme de l'un répond la gouaille de l'autre, à l’imperméable fripé correspond l’éternelle et distinguée queue de pie, ils se côtoieront et partageront parfois une même agence. Dans The Big Store (Les Marx au grand magasin), Harpo est Wacky, l’employé de Wolf J. Flywheel, détective privé. Il sera à la fois son jardinier, son cuisinier et son secrétaire particulier. Dans Duck Soup (Soupe au canard), Harpo interprète Pinky, chauffeur attitré de Rufus T. Firefly, le nouveau et fraîchement nommé président de l’État de Freedonie. Pourtant les rapports entre les deux frères seront épisodiques et s'institueront sur un registre bien différent de ceux unissant Harpo et Chico. Ils résulteront avant tout de la profonde incompréhension que ne manquera pas de ressentir Groucho, quel que soit le personnage qu’il interprétera, et dont rendra compte la teneur plus qu’éloquente de chacun de ses propos. Chaque apparition de Harpo sera, à l’évidence, la source d’une profonde perplexité de la part du plus volubile des frères Marx, qui tentera tant bien que mal de dissimuler un indéniable malaise. En conséquence, tout rapprochement sera rapidement écourté et un profond antagonisme entre les deux frères se fera jour.

Dans Duck Soup (Soupe au canard), à Firefly, le président fraîchement nommé de l’État de Freedonie, qui importuné lui demande « Dites donc, qui êtes-vous, de toute façon ? », Pinky, espion à la solde de l’État voisin, montre en retroussant sa manche, un tatouage sur le bras. Ce tatouage représente son visage sommairement dessiné. Aiguisant la curiosité du président, il lui fait ensuite découvrir sur l’autre bras, une ravissante jeune femme en maillot de bain. Elle effectue aussitôt une danse du ventre au son d'une musique orientale. Après avoir recopié le numéro de cette charmante danseuse qui était inscrit sur la hanche de Pinky, Firefly comblé, lui demande : « Dites, vous pourriez m’être d’un grand secours. Où habitez-vous ? » Pinky, faisant signe qu’il a la réponse, ouvre sa chemise et exhibe sur son torse un petit paysage au centre duquel se dresse une niche de chien. Firefly, curieux, s'approche pour voir l'intérieur de la niche. Il a la mauvaise idée de miauler, faisant soudainement surgir la tête d'un « vrai » chien dont les aboiements le font se relever d'un bond. Interdit, il lui faut quelques instants pour retrouver un peu de contenance, plus conforme à son statut de président.
Ces tatouages arborés par Harpo dans Duck Soup (Soupe au canard), outre le fait de conforter, s’il en était encore besoin, les prodigieuses capacités du personnage, n’en confirment pas moins la distance qui sépare deux univers bien distincts. Groucho devant tant d’inventivité iconoclaste se sent particulièrement désarmé en maître du langage qu’il est et dont la parole apparaît comme la principale et unique arme. L’ironie dont il fait preuve est surtout l’occasion d’éprouver l’imagination inépuisable de son interlocuteur et sa verve assassine, habituellement si efficace auprès de tant d’individus, se montre en définitive ici bien impuissante. Il est un fait avéré : la présence et l’activité de Harpo provoquent en lui de la gêne et les remarques acerbes et particulièrement désobligeantes qu’il n’a de cesse de multiplier – dans l’espoir peut-être de conjurer ce qui n’a pas de nom – révèlent plus un profond sentiment de malaise.
Firefly finira par le mettre à la porte. Quand, dans un ultime sursaut d’orgueil, voulant faire échec aux prodiges de Pinky, il lui demande s’il n’a pas la photo de son grand-père, Pinky, ravi, commence à retirer sa gabardine et à soulever un pan de sa chemise. Il ne pourra aller plus loin, Firefly le pressant sans détour de s’en aller. Pinky repartira après avoir ramassé sa gabardine et, hilare, saluera son hôte une dernière fois.

Après ces présentations officielles, et malgré le manque évident d’affinités entre les deux frères, une auscultation par le docteur Hackenbush aura bel et bien lieu. Dans A Day at the Races (Un jour aux courses), le patient Stuffy sera examiné minutieusement par le réputé et non moins compétent docteur. Après avoir pris le pouls de son patient, « Soit il est mort, soit ma montre est arrêtée. » déclare-t-il, après avoir essayé de prendre sa température avec un thermomètre qui, trop savoureux, sera inexorablement mâché et avalé, et après avoir testé des réflexes en parfait état, il faudra se rendre à l’évidence. Le diagnostic tombe : « C'est tout à fait étrange… je n'ai pas vu ça depuis longtemps. La dernière fois, c'était dans une bouteille de formol. C'est complètement déshydraté. Il y a un métabolisme d'environ 15 %, une thyroïde hyper-active et une affection glandulaire de 3 %. Avec une mentalité de 1 %. Il appartient à la catégorie de type “Idiotique Minus”. C'est le plus infâme morceau de chair que j'ai jamais vu. » Débarrassé de son stéthoscope qu'il avait mis par mégarde à l'envers, le docteur poursuit la consultation avec le même scepticisme, au point de confondre la tête de son patient avec une boule de chewing-gum qu'il faisait sortir de sa bouche, la vraie tête devenant à ses yeux une excroissance, un simple « fungus couvert de poils »… Ce diagnostic paraît sans appel bien que les compétences médicales du docteur Hackenbush puissent en fait être sujettes à caution – n'est-il pas avant tout vétérinaire ! La présence réconfortante de Tony auprès de Stuffy, derrière lequel il faut reconnaître Chico, tempérera malgré tout la sévérité du diagnostic.
Fidèle à son rôle, Chico pondérera la verve de Groucho qui dès l’arrivée de deux clients dans son hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco), n’avait pas caché sa réserve à l’encontre du plus silencieux des deux.

Finale : une peur insolite

À défaut d’un diagnostic fiable et objectif, faut-il s’en remettre à la placidité et à la clairvoyance de Chico. Ce dernier, conscient de son rôle d'intercesseur, atténue de son mieux, il est vrai, la part d'étrangeté que provoque la présence d'Harpo. En mettant des mots sur la gestuelle de son acolyte, sur ses rébus, sur ses charades, il apporte la signification faisant défaut à l'« homme du commun » qui, face à cet être, apparaît singulièrement dépourvu. Avec une remarquable patience, il s’interpose souvent entre Harpo et les autres, apportant un précieux réconfort à chaque protagoniste qui, confronté à ce déroutant personnage, paraît singulièrement désemparé. Quand il lui arrive quelquefois de ne pas saisir la portée des « propos » de son complice, sans sourciller, avec une parfaite connaissance des qualités de Harpo, il l’encourage à être plus clair. Dans Love Happy (La Pêche au trésor), il a bizarrement Harpo au téléphone. Ne comprenant pas des paroles débitées trop rapidement, il lui demande de s'« éclaircir l'esprit » : « Tu parles trop vite. Éclaircis-toi l'esprit. » Harpo sort un mouchoir de sa poche et le passe d'une oreille à l'autre, à travers toute la tête. La communication se poursuivra, Chico décryptant avec une plus grande aisance les pensées de son interlocuteur qui, par précaution, s'était quand même collé le combiné sur le front.
Autrement, Chico pourra compter sur les capacités non moins surprenantes de l’imperméable que porte son compère. Harpo a en effet à sa disposition une série d’objets qui, le cas échéant, se substituera remarquablement à la parole qui lui manque. Aux sifflets, gestes en rébus, coups de trompe déjà répertoriés, s'ajouteront ainsi des objets particulièrement utiles, sortis de manière pour le moins miraculeuse… de cet étrange imperméable.

En exergue à son raisonnement sur le déclenchement de la peur dans Le philosophe et le sortilège, Rosset prévenait : « À trop éloigner la peur de toute chose réellement redoutable, on finit par lui ôter toute substance et toute vigueur. » Il n’est pas de ce fait inopportun « de montrer qu'il doit toujours y avoir quelque chose de bien réel à l'horizon pour que se produise le phénomène de la peur », que sous cet arsenal de guenilles se dissimule vraisemblablement autre chose que l'équipement au grand complet d'une cuisine.

L’imperméable qu'il ne quitte qu’à de très rares occasions réserverait-t-il une autre surprise ?

L’imperméable

Cet imperméable, éternellement fripé, à l’ampleur exubérante, est d'abord la remise dont se sert Harpo, le kleptomane. Au cours de ses nombreux larcins, accumulant les objets aussi divers que parfois proéminents, il utilise les multiples poches qu’il a à sa disposition et dont la contenance paraît illimitée. Dans Love Happy (La Pêche au trésor), elles stupéfient Madame Egilichi ainsi que ses hommes de main à la recherche d'un collier de diamants. Ces derniers s'échinent à chercher en vain une boîte de sardines contenant les fameux diamants et ne peuvent que se montrer ébahis devant le nombre d'objets que ces poches recèlent. Elles découvriront successivement une boîte à musique, une paire de jambes, un paillasson portant l'inscription Welcome, un parapluie, une bouée, une boîte aux lettres, une chambre à air, un glaçon, une luge, un chien, une enseigne de coiffeur, un collier de cheval… Cette énumération d'objets hétéroclites n'est qu’une infime partie d'une très longue collecte commencée dès son arrivée dans l’hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco). Dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), ses manches avaient laissé tomber au grand dam de l'assistance et notamment d'un inspecteur de police, l'argenterie complète d'une cuisine. Des fourchettes et des cuillères en grande quantité étaient tombées de l’imperméable avant qu’une cafetière, très attendue, ne close l’inventaire. À leur suite, des objets aussi différents que nombreux se sont ajoutés : piège à souris, biberon, cloche, paire de jumelles, longue-vue, carabine, pistolet à eau… L’imperméable semble s’être ainsi substitué avantageusement à la valise qu’il avait avec lui dès son arrivée dans l’hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco), une valise dont il ne voulait pas se séparer et qu’il comptait bien remplir avec la bénédiction de son associé. Néanmoins cet imperméable n'est pas seulement un coffre détenant un butin patiemment recueilli pendant de longues et fructueuses aventures. Il possède des propriétés proprement miraculeuses.

Dans Horse Feathers (Plumes de cheval), responsable de la fourrière municipale, Pinky est occupé à donner à manger aux chiens quand un passant s'approche et lui demande d'un ton sec : « Je voudrais m'offrir une tasse de café. » À cette requête, Pinky soulève aussitôt le pan de son imperméable et met la main dans sa poche pour en ressortir une tasse de café bien chaud. Il la lui tend et part en saluant le passant qui, étonné, le regarde d'abord s'éloigner pour ensuite jeter un regard médusé sur la tasse de café qu'il tient à la main. Est-ce bien vrai ? semble se demander le passant. « Qu'y a-t-il donc de si redoutable dans la dimension du “tout près” qu'on puisse y déceler, de manière générale, la dimension même de la peur ? » se demande Rosset [11]. « Rien assurément, hormis le simple fait de la proximité qui, pour n'être ni tout à fait loin ni tout à fait ici, suffit à engendrer l'incertitude : expression géographique de l'ambiguïté ontologique où gît toute peur. Tout objet terrifiant est un objet ambigu, dont on vient à douter s'il est ceci ou cela, le même ou un autre ; mais aussi – car cela revient au même – s'il est ici ou là, présent ou absent : or c'est le cas de tout objet proche. » répond-il. Cet imperméable, ce manteau « hanté », comme se plaît à le remarquer Groucho sous les traits d’un avocat dans At the Circus (Un jour au cirque), réserve à l’évidence une autre surprise, ne pouvant qu’accroître l’angoisse que ce personnage interprété par Harpo ne manque pas de susciter.
Harpo a à sa disposition, par le biais des poches intérieures de son imperméable auxquelles s’ajoutent celles de son pantalon, tout ce qu'il désire au moment le plus opportun et le plus improbable. La réaction de ce passant dans Horse Feathers (Plumes de cheval) est à cet égard symptomatique. De ses poches, loin de se réduire à de formidables coffres-forts, il tire indifféremment tout ce qu’il lui faut et tout ce qu’il désire et se fait une joie – tout enfantine – de répondre aux besoins les plus variés et aux envies les plus diverses. L’ambassadeur de l’État de Sylvanie dans Duck Soup (Soupe au canard), Trentino, fait l’expérience à la fois véritablement fantastique et particulièrement éprouvante des ressources des multiples poches de l’un de ses espions, Pinky. Un énorme réveil, un chalumeau, un disque, un pistolet, un piège à souris font une apparition imprévue au gré d’une conversation rythmée entre Trentino et Chicolini, le second espion. Hormis l’ambassadeur, d’autres goûteront à la virtuosité sans pareille de Harpo et à l’adresse maléfique avec laquelle il exhibera n’importe quel objet, à la seule condition toutefois que la demande lui en soit faite. Une lampe à souder ou une énorme boîte d’allumettes sert pour allumer quelque cigare, un phonographe permet d’imiter la voix d’un chanteur, des sucres d'orge et des sucettes géantes sont offerts dans l’espoir de consoler des jeunes femmes épleurées… Tout est décidément à attendre de cet imperméable assimilable à un véritable antre magique qui, sous des yeux souvent éberlués, alimente, en même temps que la crainte, le mystère.

Le réel en personne

Ainsi cet antre mettra à l’épreuve pour le meilleur et pour le pire nombre de protagonistes.
Il y a en premier lieu celui qui le côtoie quotidiennement, Chico, que les propriétés miraculeuses de l’imperméable, en homme avisé qu’il est, ne peuvent que réjouir. Dans Love Happy (La Pêche au trésor), sous les traits de Faustino, il s’approche de Harpo observant amoureusement une danseuse. « Harpo, tu as quelque chose pour moi ? » demande-t-il à Harpo qui a le regard fixé sur la danseuse. « Tu veux que je lise dans ta pensée ? » Harpo acquiesce de la tête. « Pense à quelque chose ! Tu penses à ce que tu pensais hier. C’est ton unique pensée, hein ? Tu es amoureux. Une jolie fille va te sourire. C’est là tout ce que tu désires : un sourire. » Harpo opine de nouveau de la tête. « Bon, maintenant, qu’as-tu pour moi ? » Harpo esquisse un premier geste vers l’une de ses poches et en retire une boîte de sardines dont le fond apparaît marqué d’une croix de malte. « Pas de sardines. Tu as promis quelque chose de spécial ! » lui rétorque Chico d’un ton désapprobateur. Harpo esquisse alors un second geste vers l’autre poche de son pantalon et en sort cette fois-ci… une glace. « Une glace ! Tutti frutti ! Une glace ! » répète Chico en s’éloignant comblé.

Ainsi, le fidèle associé de Harpo se montre très naturellement enchanté des possibilités de cet imperméable, se révélant au demeurant d’un grand secours lorsque les deux compères accomplissent dans les vastes demeures de milliardaires quelques mauvais tours. Les vœux de Chico sont la plupart du temps exaucés avec parfois quelques petits contretemps propres à lasser sa patience et à nourrir son mécontentement. Quand le musicien Ravelli a besoin d’une lampe, dans l’obscurité de la bibliothèque de Animal Crackers (L’Explorateur en folie), pour pouvoir échanger en toute discrétion un tableau, le professeur la lui fournit après avoir fait preuve d’une surdité persistante. Pendant le très curieux kidnapping de Horse Feathers (Plumes de cheval), Pinky satisfait de la même manière chacune des requêtes de Barovelli, malgré quelques légers malentendus qui seront cependant sans conséquences. À d’autres occasions, Chico compte également sur lui pour pouvoir les faire sortir de cellules de prisons dans lesquelles ils se retrouvent tous les deux enfermés, par le plus grand des hasards. Par chance, Harpo a toujours sur lui un énorme trousseau avec la clef permettant d’ouvrir la seule porte cadenassée. Chico est assurément le premier à se féliciter des prodiges que réalise Harpo, qui lui avait fait dire dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) : « Il a tout ce qui lui faut. » En « escroc » avisé et roublard, il a une entière confiance en lui, quelle que soit la nature des obstacles se dressant sur leur chemin. C’est pourquoi les pouvoirs exceptionnels se dissimulant derrière les pans de l’imperméable ne sont pas étrangers à la sérénité affichée par Chico et à la bonhomie dont il fait preuve constamment.
Le « dilettantisme » qui le caractérise résulterait-il de ce « sentiment » qu’il faudrait qualifier, sous la bienveillance de Clément Rosset, d’« allègre » [12] ?

En revanche, à la différence de Chico, certains n’affichent pas la même sérénité et ne montrent aucune jubilation – voire allégresse – à l’égard des dispositions si particulières de Harpo. Son accoutrement ainsi que ses agissements étaient déjà la source d’un sentiment profondément équivoque engendrant des réactions pour la plupart n’ayant que peu de rapport avec la joie. Ses stupéfiantes aptitudes laissaient enfin chacun à des peurs bien légitimes. Ce vêtement, aussi anodin soit-il, fripé, rapiécé, par l’entremise de facultés insoupçonnables ne peut que renforcer la peur que ce personnage suscite et qui s’apparenterait à la peur inspirée par le « réel » lui-même, peur dont rend compte Rosset.

Prenant cette fois ses distances avec les analyses traditionnelles de la peur, Rosset émet l'hypothèse que la peur peut être inspirée par le « réel ». « De ce que l'épreuve de la peur se confond avec l'appréhension du réel – de ce qu'il y a en lui de constitutionnellement imprévisible et par conséquent d'inconnu –, il s'ensuit que la peur intervient toujours de préférence lorsque le réel est très proche : dans l'intervalle qui sépare la sécurité du lointain de celle de l'expérience immédiate. Quand on est très loin, rien n'est encore à craindre, l'événement à venir étant trop éloigné pour être ressenti comme redoutable, quoi qu'il puisse être. Quand on est arrivé, rien n'est plus à craindre, l'événement redoutable ayant déjà eu lieu. La peur n'a de raison d'être qu'un peu avant l'arrivée : quand le réel n'est ni lointain ni présent, mais tout près [13]. » À partir de ce qui constitue le réel, Rosset en déduit le rapport entre l’expérience de la peur et de la réalité. « Mais cette incertitude de la peur – incertitude quant à soi et quant à toute chose – est au fond celle de toute imagination, et particulièrement de l'imagination la plus ordinaire du réel, celle qui anticipe sans cesse la réalité au fur et à mesure que celle-ci se réalise, devient présente. La nature de l'événement à venir, de ce qu'on peut appeler la réalité imminente, n'est pas moins douteuse que celle de l'objet terrifiant. Il y a dans la substance du réel quelque chose qu'aucune anticipation ne saurait jamais parfaitement connaître, qui fait que le réel passe nécessairement toute prévision et déçoit toute imagination. Cette imprévisibilité du réel explique en profondeur le rapport entre l'expérience de la peur et l'expérience de la réalité : elle est la loi générale dont la peur ne constitue qu'une application particulière [14]. »

Ainsi l’attente paraît longue jusqu’au moment où les pans de la gabardine s’ouvrent et découvrent ce de quoi il s’agissait réellement : un sucre d’orge, une lampe à souder, une carabine, une chandelle brûlant par les deux bouts… « Voilà qui illustre bien la peur et son objet : une réaction de panique à l’égard de quelque chose qui n’est ni loin ni ici mais loge en une indéterminable proximité. Et c’est le sort de toute réalité que d’être potentiellement terrifiante en tant qu’elle est proche dans le temps et dans l’espace, sans être encore présente ni visible. On peut certes être plus ou moins sûr de ce qui va se passer, s’appuyer sur les prévisions les plus sensées pour anticiper raisonnablement ; il faudra pourtant toujours attendre l’épreuve du réel en personne, ici et maintenant, pour lever quelque dernier et secret doute, attendre son appréhension en chair et en os pour dissiper les appréhensions de l’imagination [15]. » conclut Rosset.

 
 
 
   
   
 
     
 
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