Ouverture : les
comparses
Dans The Big Store (Les Marx au grand
magasin), après s’être fait sermonné
par Ravelli, au sujet de sa tenue – un ample imperméable
fripé, une cravate nouée négligemment sur une
chemise à rayures, un pantalon tenu par un foulard et un
petit chapeau –, Wacky déambule, seul, dans les couloirs
du magasin. Il s’introduit dans le rayon d’ameublement
du magasin qui a pour thème le dix-huitième siècle.
Un couple de mannequins arborant des coiffures et de majestueux
habits de l’époque, entouré de fauteuils, de
divans et de commodes surplombées de somptueux chandeliers
et d’horloge, trône au milieu de la pièce. Curieux,
il est d’abord attiré par une minuscule boîte
à musique de laquelle il fait aussitôt retentir la
musique avant de s’arrêter, stupéfait, devant
le premier mannequin. Il l’observe quelques moments, béat
d’admiration et, jalousant l’élégance,
ne peut s’empêcher de toucher l’étoffe
de l’habit qu’il porte. Il décide alors de prendre
la pose en s’immobilisant à côté de lui.
Après un bref instant, le mannequin se met à s’animer
et Wacky, reconnaissable par son imperméable et son chapeau,
se fige, quant à lui, bel et bien. Le mannequin se tourne
et découvre son visage. Il s’agit de… Wacky.
Revêtu de la coiffure resplendissante et de l’habit
de satin, il caresse à son tour le tissu de l’imperméable
avant de s’écarter dédaigneusement. Il salue
avec déférence sa présumée conjointe
et se dirige d’un pas lent et précieux vers l’un
des nombreux miroirs que contient la pièce. Il se regarde
longuement et montre une mine absolument ravie, à la vue
de ses nouveaux atours. Dans le miroir, derrière Wacky, se
distingue une harpe. Il s’éloigne enfin et le reflet
du miroir le montre s’approcher de la harpe, s’asseoir
et commencer à jouer. Tandis qu’il joue, il apparaît
entouré de deux grands miroirs qui reflètent son image.
La scène se poursuit au son d’une musique douce et
romantique jusqu’à ce qu’une série de
notes aiguës se fasse soudainement entendre. S’arrêtant
brusquement, il se tourne rapidement vers l’un et l’autre
miroir, surpris de la provenance de ces quelques notes étrangères.
Il ne remarque rien mais, intrigué, jette un dernier regard
vers l’un de ses reflets avant de se remettre à jouer,
rassuré.
Pourtant, à sa grande surprise, il se retrouvera quelques
instants après entouré de deux « doubles
», l’un jouant de la contrebasse et l’autre du
violon. Une fois la surprise passée de se retrouver nez à
nez avec deux comparses – de l’italien comparsa
« personnage muet », participe passé de comparire
« apparaître » dont le premier sens désigne
un acteur qui remplit un rôle muet –, loin de lui enlever
son envie de jouer, il les accueillera chaleureusement en se lançant
dans une joyeuse improvisation que ne dédaigneront pas ces
nouveaux et surprenants interprètes. Jouant avec une même
ferveur, le contrebassiste battra la mesure avec énergie
en faisant notamment tournoyer son instrument sur lui-même,
le violoncelliste laissera libre cour à son imagination en
alignant quelques notes jazziques et quant au véritable harpiste,
fidèle à son répertoire, il tentera de faire
entendre quelques notes plus douces et poétiques dont il
a le secret.
Ce « trio » consacrera dans The Big Store (Les
Marx au grand magasin), les remarquables dispositions pour
la musique du deuxième de la famille Marx, Adolph, plus connu
sous le sobriquet de Harpo. Quoiqu’il joue régulièrement
de la harpe, son instrument de prédilection, ce muti-instrumentiste
profitera de la moindre opportunité, au cours de nombreuses
pérégrinations en compagnie de ses frères,
pour révéler un sens inné de la mesure et un
réel talent de mélodiste. En duo avec un fidèle
compagnon, en solo, ou épisodiquement associé de surprenantes
répliques, il agrémentera fréquemment d’intermèdes
musicaux raffinés et réjouissants de tumultueuses
et mouvementées aventures.
Hormis ces apartés musicaux, appréciés la plupart
du temps par un public instantanément conquis, ce musicien
patenté fera entendre une tout autre musique. La partition
qu’il s’emploiera à jouer, dès son arrivée
dans l’hôtel de The Cocoanuts (Noix de
coco), le premier film des frères Marx, se révélera
à la fois très originale et pour le moins déconcertante.
Accompagné d’un loquace affidé ou comparse –
le second sens du mot comparse désigne un personnage dont
le rôle est insignifiant –, qui, sous les traits de
Chico, aura le difficile et – peut-être ? – secondaire
rôle de déchiffrer un répertoire particulièrement
riche et varié, Harpo démontrera non seulement une
virtuosité sans pareille, mais également l’étendue
et la richesse de nombreuses et étonnantes « qualités
». Quelles sont-elles ?
Aussi, à chacune de ces apparitions, se distingueront tout
d’abord une variété de penchants aussi marqués
que curieux, une variété d’aptitudes profondément
stupéfiantes mais également un certain attrait pour
l’agressivité. Si ces caractéristiques apparaîtront
en premier lieu contradictoires, ils n’en attribueront pas
moins à ce personnage atypique la marque du « jouisseur
d’existence » définie par Clément Rosset
dans Principes de sagesse et de folie. Qu’il s’agisse
du « sentiment jubilatoire » ou du « sentiment
de nausée », décrit par le philosophe analysant
les divers sentiments de l’existence, ils iront dans le sens
d’un personnage dont la « jouissance » semble
au premier chef le définir. S’agit-il de se délecter
principalement de l’existence ?
Pour autant cette musique ne se limitera pas à une cette
seule interprétation aussi singulière soit-elle. Elle
alimentera au demeurant nombre de questions à la faveur de
troublants et non moins surprenants agissements auxquels le personnage
se livrera. Ne se parerait-elle pas en définitive de particularités
propres à se questionner sur l’existence elle-même
et corrollairement sur son « mystère ». La « surprise
» que suscitera ce personnage interprété par
Harpo au cours de multiples et prolixes aventures et auprès
de tant de protagonistes, – surprise à laquelle Rosset
relie le sentiment de l’existence –, échafauderait
finalement à son propos, le signalement d’un être
à part, hors norme, inclassable… À l’instar
d’une définition de la musique proposée par
Rosset, aiderait-il à percer le mystère de toute existence
?
Quoi qu’il en soit, si la présence « insolite
» de ce personnage fait invariablement naître un fort
sentiment équivoque, elle n’en distille pas moins un
aussi fort sentiment d’inquiétude. Il est un fait avéré.
Harpo inquiète. Harpo est inquiétant. Qui est-ce ?
Qu’est-ce que c’est ? Ces deux questions paraissent
finalement prévaloir au sujet de ce personnage. La contribution
d’un éminent docteur aiderait-elle à en savoir
plus et de manière définitive sur ce cas décidément
peu courant ? Si la peur provoquée par ce personnage semble
bien palpable, de quelle peur s’agit-il dès lors ?
À l’occasion d’un bref mais endiablé numéro
musical dans The Big Store (Les Marx au grand magasin),
numéro dont il agrémentera souvent ces joyeuses et
non moins étourdissantes aventures, flanqué de deux
doubles, de deux alter ego, Harpo apparaît comme
par enchantement « multiple » au point de se demander
qui il est réellement. Qui se cache en effet derrière
cette singulière et merveilleuse pantomime ? De qui, du harpiste,
du violoncelliste ou du contrebassiste, se réclame-t-il ?
Quelle musique, entraînante, joyeuse et délurée,
improvisée, libre et spontanée ou calme, douce et
appliquée, loin de tout excès, en restituerait les
notes les plus à même de percer le secret de cet être
?
Harpo, en définitive, ne se refléterait-il pas !
Sauf à se trouver affublé d’un violon ou d’une
contrebasse, le harpiste qu’il est, virtuose de surcroît,
ne saurait apparaître « autrement ». « Un
mot exprime à lui seul ce double caractère, solitaire
et inconnaissable, de toute chose au monde » écrit
Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie
évoquant « les voies d’accès possible
à l’expérience ontologique, au sentiment de
l’être ». Ce mot est « idiotie ».
« Idiôtès, idiot, signifie simple,
particulier, unique ; puis, par une extension sémantique
dont la signification philosophique est de grande portée,
personne dénuée d’intelligence, être dépourvu
de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès
lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes,
c’est-à-dire sont incapables d’apparaître
autrement que là où elles sont et telles qu’elles
sont ; incapables donc, et en premier lieu, de se refléter,
d’apparaître dans le double du miroir. » précise
le philosophe. Suivre ainsi, pas à pas, les tribulations
de Harpo et s’attacher aux particularités nombreuses
de ce personnage hors norme et fantastique suggèrent de se
confronter à une « créature insolite »
avec les effets inhérents à sa seule présence.
« Or, c’est le sort finalement de toute réalité
que de ne pouvoir se dupliquer sans devenir aussitôt autre
: l’image offerte par le miroir n’est pas superposable
à la réalité qu’elle suggère.
» conclut Rosset dans Le réel, traité de
l’idiotie avant d’ajouter : « Le monde, tous
les corps qu’il contient, manquent à jamais de leur
compléments en miroir. Ils sont à jamais idiots. »
Les duettistes
Accueilli à bras ouverts par le directeur
d’un grand hôtel de Floride, il s’occupe d’emblée
à calmer les ardeurs de l’acolyte qui l’accompagne
auprès des quelques clientes présentes dans le hall.
Ne pouvant réserver une chambre sans salle de bain, il se
contente d'une simple chambre pour passer aussi bien la saison hivernale
qu'estivale. « Va pour des vacances ! » se dit-il avec
le consentement de son énigmatique acolyte. À la demande
du directeur, s'emparant du bagage des nouveaux arrivants, le garçon
se voit brusquement arrêté dans son élan. Dans
une brève mais furieuse confrontation aboutissant à
l'abandon du garçon et à sa chute, ils resteront en
possession de la valise dont ils ne voulaient pas se séparer.
La chute entraîne malgré tout l'ouverture de l'objet
tant convoité. « Savez-vous que cette valise est vide
? » fait remarquer le directeur un peu surpris qu'elle soit
en effet vide. « Nous la remplirons avant notre départ
» lui est-il répondu avec la plus grande décontraction.
Indépendamment de profiter pleinement de ses vacances, avec
ou sans salle de bain dans la chambre, s’agira-t-il seulement
pour ce client, de remplir une valise étonnamment vide pour
le moment ?
L’arrivée dans l'hôtel de The Cocoanuts
(Noix de coco), le premier film des frères Marx
réalisé en 1929, de ce client qui n'est autre que
Chico préfigure pour le plus pragmatique des frères
un rôle qui se répétera tout au long de ses
apparitions cinématographiques et dont il ne pourra se défaire
que difficilement. Un petit chapeau conique posé sur une
chevelure bouclée, une étroite veste de velours boutonnée
sur une chemise à carreaux, une cravate à rayures,
un pantalon ample beaucoup trop court laissant entrevoir les souliers
seront ses traits vestimentaires distinctifs. Sous cette défroque
immuable, sans attribution précise, clandestin comme sur
le transatlantique le conduisant ainsi que ses frères vers
New York dans Monkey Business (Monnaie de singe)
ou assumant l’emploi de musicien, de marchand de glace, d’espion,
d’imprésario, de chauffeur de clinique,… emplois
qui resteront toutefois aussi précaires que parfaitement
aléatoires, et flanqué invariablement d'un compagnon,
il affichera un penchant avéré pour les larcins en
tout genre. À l’instar de ce client, informant sans
détours de ses véritables intentions un directeur
crédule, Emmanuel Ravelli, dit « le Signor »
dans Animal Crackers (L'Explorateur en folie),
Barovelli dans Horse Feathers (Plumes de cheval),
Chicolini dans Duck Soup (Soupe au canard), Fiorello
dans A Night at the Opera (Une nuit à l'Opéra),
Tony dans A Day at the Races (Un jour aux courses),
Harry Binelly dans Room Service (Panique à l'hôtel),
Antonio Pirelli dans At the Circus (Un jour au cirque),
Joe Panello dans Go West (Chercheurs d'or), Ravelli
dans The Big Store (Les Marx au grand magasin),
Corbacio dans A Night in Casablanca (Une nuit à
Casablanca), Faustino dans Love Happy (La Pêche
au trésor) dit « le grand », seront
les multiples visages d'une seule et même attirance pour la
duperie. Le regard espiègle, les mains postées dans
les poches, prêtes à bondir, il sera perpétuellement
à l'affût. Sûr de son fait et de sa force, il
attendra, impavide, quelques jobards dans le seul dessein de les
escroquer. Avec une incroyable audace, il jettera son dévolu
sur des victimes potentielles qui seront au gré des situations
un gérant d'hôtel, un explorateur célèbre
des pays africains, un collectionneur réputé, un professeur,
doyen d'une grande université, l'impresario d'une milliardaire,
un docteur, un avocat… Loin de l'intimider, ces personnalités
respectables seront l'occasion de déployer un incomparable
savoir-faire et une non moins étonnante adresse.
Le directeur de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix
de coco), malgré une manière peu orthodoxe de
gérer son hôtel et une indéniable ouverture
d'esprit, ne s'y trompe pas et n'oublie pas, avant de l‘accepter
au sein de son établissement avec ce mystérieux acolyte,
de bien spécifier que cette valise sera quoi qu'il arrive
contrôlée : « Et je vous la ferai vider ! »
s’empresse-t-il de dire. Pour autant, avant qu’elle
ne soit inspectée et que son contenu ne soit certainement
confisqué, ce client à l’allure innocente ne
saurait se réduire à ce seul penchant. Sauf à
s’enquérir du lieu de la salle à manger –
« Où est la salle à manger ? »
s’empresse de demander le musicien Ravelli dans Animal
Crackers (L’Explorateur en folie), après
avoir fait son entrée et salué négligemment
la propriétaire de la maison, Madame Rittenhouse –,
pour satisfaire une faim qui semble constamment le tenailler, autre
trait marquant de ce personnage, il montrera d’autres velléités.
Chico, l’escroc
Incontestablement, au cours de ces tribulations, Chico profitera
de l’étonnante aisance avec laquelle il manie le verbe,
son arme de prédilection et dont il fait usage avec brio,
une arme qui sied à merveille aux « escrocs ».
Sa gouaille, laissant entendre un ostensible accent, lui permet
sans peine de prendre la mesure de n'importe quel adversaire. Soit
ingénieux, soit virtuose, il déjoue la moindre riposte
et parfois, plus par flemmardise, il a recours aux subterfuges les
plus grossiers, ne lésinant pas alors sur les approximations
ou les raccourcis les plus inattendus. Dans les multiples et successives
confrontations qui l'opposent régulièrement à
un même rival, Monsieur Hammer dans The Cocoanuts
(Noix de coco), le Capitaine Jeffrey T. Spaulding dans
Animal Crackers, (L’Explorateur en folie),
le professeur Quincey Adams Wagstaff dans Horse Feathers
(Plumes de cheval) et d'autres, identifiables à
une même apparence – de petites lunettes noires, un
gros cigare aux lèvres et une queue de pie –, il est
rare qu'il abandonne sa proie, une si belle proie en l'occurrence,
lui permettant d'exercer avec une évidente jubilation ce
dans quoi il excelle : les tours de passe-passe verbaux, les jeux
de mots, les calembours…
Ce n'est pas un hasard si l'une des passions à laquelle il
s'adonne le temps de quelques moments de répit avec son compagnon
d'infortune soit les cartes. Il ne semble pas craindre ainsi de
transposer sa passion du jeu sur la scène « réelle
», en choisissant au gré de diverses et arbitraires
situations tel ou tel protagoniste comme adversaire aux dépens
desquels il exercera sa passion indécrottable. Après
avoir lui-même fixé les règles du jeu, qui n'apparaissent
pas aussi différentes et éloignées que n'importe
quel jeu de cartes qu’il apprécie particulièrement,
il se fait un plaisir et une joie d’affronter des adversaires
qui lui permettront d'éprouver des coups qu'il a appris par
cœur ou de privilégier l'improvisation qu'il ne saurait
laisser de côté. Ne connaissant aucune limite et n’éprouvant
aucune compassion, s’il se fait un devoir de rester le maître
du jeu, le plaisir semble pourtant, seul, régir le personnage
qu’il incarne.
Dans la vie, Chico alias Leonard, le premier de la famille
Marx, fut gagné dès son plus jeune âge par la
passion du jeu, une passion qui l'habita constamment au grand désespoir
de ses frères. Les jeux de cartes, bridge, poker, bésigue,…
les courses de chevaux et les paris de toutes sortes occupaient
une grande partie de son temps. Lors du tournage de The Cocoanuts
(Noix de coco), relate Harpo dans ses mémoires
[1], Chico profitait de chaque interruption pour quitter le plateau
: « C'était une bonne occasion pour Chico de se faufiler
dehors, pour voir où en étaient les jeux, nous obligeant
bientôt à partir à sa recherche. »
L'issue de la partie aurait-elle néanmoins de l'importance
pour ce joueur impénitent, dans la vie comme sur les plateaux
de tournage ?
Sous son air débonnaire, ses bonnes grâces et son sourire
pénétré, un certain désintéressement
semble poindre. Ses paroles et l'action qu'elles suscitent paraissent
s’accompagner d'une relative indifférence quant au
résultat qu'elles étaient censées provoquer.
Le but qu'il s'était fixé paraît avoir été
entre temps et très vite oublié au point de ne plus
prêter attention ni à ce qui lui est dit ni aux événements
s’ensuivant. En définitive, il n'apparaît soucieux
ni de la réussite ni de l'échec de ses entreprises.
Quelle est la motivation qui le guide ? Quel est véritablement
le rôle de sa faconde incorrigible au cours des différentes
histoires auxquelles il se mêlera et dont il sera non seulement
le témoin privilégié mais également
l'acteur ?
Chico, le soliste
Malgré ce détachement qui semble le caractériser
et nonobstant le rapport privilégié qui s'instituera
avec un adversaire qu'il retrouvera périodiquement et la
relation étroite qu'il nouera avec un immuable partenaire
de jeux, sa présence est essentielle voire indispensable.
Il serait injuste de réduire le rôle joué par
Chico, dans l'ombre de ses deux frères prestigieux, à
un simple courtier qui leur servirait de sémaphore, assurant
ainsi un lien au demeurant illusoire. Pris entre une gouaille intarissable
et un mutisme tout aussi éloquent, il n'est pas seulement
le faire-valoir de deux frères aussi exubérants qu’antagonistes.
Les intrigues auxquelles sont conviés les frères Marx
– volontairement ou non, à leur corps défendant
parfois – ne peuvent faire l'économie de sa position
particulièrement stratégique et éminemment
salutaire. En réalité, il est celui sans qui l'histoire
ne peut se dérouler et arriver à son terme, il est
celui sans qui l'énigme ne peut trouver sa résolution.
Veilleur de la continuité de l'action, arpenteur de l’enchaînement
des événements, « garant du sens » en
quelque sorte, il entraînera dans son sillage des frères
qui généralement n'en demandaient pas tant et qui
par la force des choses seront happés par les circonstances,
leur permettant au passage d’exhiber l'étendue de leurs
stupéfiantes capacités.
Ainsi, les personnages interprétés par Chico, prénommés
ou non, affublés ou non d'un métier, prendront fréquemment
à leur compte une intrigue qui, si elle se résume
souvent aux déboires et aux contrariétés d'un
couple d'amoureux, ne saurait pourtant se passer de leur présence
à la fois rassurante et indispensable. Le dénouement
et l'éventuel bonheur retrouvé dépendent généralement
de leur volonté. Toutefois, s’ils se mettent en tête
d'aider ce couple que les événements empêchent
pour le moment d'être réuni, ils ne peuvent s'y astreindre
selon des lois qui leur sont propres et selon une bienveillance
qui leur est bien spécifique. Ils ne se risqueraient en aucun
cas à perdre la main. Il ne s'agit pas tant de faire triompher,
l'amour, le bien, – de sombres complots sont à déjouer,
des personnages aux intentions malfaisantes sont à démasquer
– mais plutôt d'honorer encore et avant tout un irrépressible
« appétit ». Ils ne peuvent décidément
se soustraire à l'emprise de Leonard.
En définitive si Chico apparaît et est perçu
comme le frère soi-disant sacrifié, il ne l'est qu'à
l'autel de l'histoire qu'il se fait un devoir de prendre en charge
n'oubliant pas toutefois de respecter un certain esprit familial
de dilettantisme, d’indolence ou encore de désinvolture.
Les discussions de contrats, à l'image de celle, interminable,
qui met aux prises le manager de Madame Claypool, Monsieur Otis
B. Driftwood, à Fiorelli, représentant d'un jeune
et talentueux ténor encore inconnu dans A Night at the
Opera (Une nuit à l’Opéra), n'aboutiront
qu'une fois après avoir passé scrupuleusement en revue
toutes les clauses, les unes après les autres, avec le risque
cependant qu'aucune ne soit en définitive acceptée.
Les deux parties parviendront à un accord, le contrat ayant
été à la demande insistante de Fiorelli débarrassé
de toute une série de clauses jugées inutiles. La
paire de contrats sortie spontanément de la poche de Fiorelli,
si longue qu'elle traînait jusqu'à ses pieds, sera
ainsi réduite à sa portion congrue, après que
les clauses incriminées auront été d'un commun
accord – littéralement – exclues…
Ce savoir-faire et cette pugnacité de Chico, si importants
et précieux pour mener à terme les discussions de
contrat, lui serviront également pour la relation privilégiée
qu'il nouera avec le partenaire qui l'accompagne dès son
arrivée à l'hôtel de The Cocoanuts
(Noix de coco) et qui ne le quittera que rarement. Ce deuxième
client qui apparaît comme le complice attitré est interprété
par Harpo.
Chico, l’interprète
Après avoir traversé le hall à plusieurs reprises
en suivant avec insistance de jeunes et jolies clientes, en guise
de bienvenue, il commence par gifler le directeur de l'hôtel
qui le sollicitait pour lui serrer la main. Heureusement, avant
que cet échange de politesses ne dégénère,
les deux protagonistes sont très vite séparés.
Le calme revenu, les présentations faites, assis près
d'un garçon, il arrache d’abord les boutons de son
uniforme et les savoure tranquillement en prenant soin de les nettoyer
sur le devant de son imperméable. La collation terminée,
il n'oublie pas de s'essuyer la bouche à la cravate de ce
même garçon et finit par fixer sa jambe dans le creux
de la main de celui-ci, pour y rester suspendue. Près de
la réception, après avoir veillé sur le seul
bagage qu'il possédait, bagage dont il ne voulait se séparer
à aucun prix, il s'empare de quelques stylos pour improviser
un jeu de fléchettes en prenant les casiers du courrier comme
cible. Il gagnera comme lot un cigare offert gracieusement par un
directeur, admiratif devant tant d'adresse, mais qui l'empêchera
toutefois de prendre le téléphone comme projectile.
Après avoir enjambé le comptoir, il commence à
vider les casiers de leur courrier et à déchirer les
lettres les unes après les autres, encouragé par le
directeur seulement ennuyé que le courrier de cinq heures
ne soit pas encore arrivé. Interrompu quelques moments par
un appel téléphonique plus long que prévu,
en raison de la mauvaise qualité de la communication, il
poursuit son repas commencé avec les boutons de l’uniforme
du garçon : une éponge qu'il n'oublie pas d'accommoder
avec de la colle, une petite rasade du contenu d'un encrier, une
fleur soigneusement choisie parmi un bouquet présenté
par le directeur, constituent un stupéfiant menu. «
Je suis vraiment aux anges. » finit par s’exclamer le
directeur un peu décontenancé et qui, se rappelant
soudainement qu'une « mission » l'attend, laisse curieusement
ce client finir tranquillement son repas. Resté seul à
la réception, après s’être empressé
de vider la caisse, ce dernier se met à siffler et à
battre la mesure avec le tiroir-caisse qu’il ouvre et ferme
successivement. Quelques coups de la trompe d’une canne qu’il
a sur lui, agrémenteront cette musique mélodieuse
à laquelle s’ajoutera finalement le chant de son compagnon.
Ce petit intermède rythmé aussi impromptu qu'improvisé
sera l'une des premières opportunités saisie par les
deux protagonistes pour dévoiler de remarquables dispositions
pour la musique et, chacun, un réel talent de mélodiste
ainsi qu’un sens inné de la mesure. À diverses
reprises en effet, ils auront l'occasion de montrer leur don respectif
de musicien, avec cette fois de véritables instruments qui
seront pour l'un, le piano, et pour l'autre, la harpe. Le premier
n'hésitera pas à exécuter quelques rengaines
populaires dont lui seul a le secret avec sa technique si particulière
de l'index tendu dite du « doigt revolver » –
les doigts sont tenus raides et seul l'index est tendu –,
souvenir d'un apprentissage inachevé d'un professeur autoritaire
ne sachant jouer que d'une seule main. Il agrémentera souvent
ses prestations de quelques effets comme celui par exemple, une
de ses grandes facéties, consistant à faire rouler
une orange sur les touches du piano. Les effets qu'il tirera du
piano seront toujours des plus cocasses et chaque fois des plus
enjôleurs, avec un indéniable pouvoir de séduction
sur un public forcément ravi. L'autre, au registre différent,
plus consciencieux et appliqué dans ses exécutions,
sachant jouer de multiples instruments – piano, clarinette,
saxophone,… – privilégiera cependant la harpe
dont il joue en virtuose. Aux rengaines entraînantes et joyeuses
de son compère, il préférera le calme et la
plénitude de profonds et doux soli romantiques. À
l'occasion, ils se retrouveront réunis, pour interpréter
quelques morceaux joués à quatre mains au piano.
Ces concerts, outre leur qualité musicale et, il est vrai,
la relative incidence sur les événements, scelleront
une complicité et une complémentarité entre
les duettistes qui ne se démentira jamais au cours de leurs
communes tribulations. Inaugurées avec The Cocoanuts
(Noix de coco), elles dépasseront bien évidemment
le cadre musical pour venir s'inscrire pour le meilleur et pour
le pire dans une longue série d'histoires mettant le plus
souvent en scène des réceptions mondaines organisées
par de riches milliardaires. Ces réceptions favorisant d'incessantes
rencontres seront évidemment le cadre idéal, pour
ces deux trouble-fête qui pourront, à leur guise et
sans la moindre vergogne, commettre leurs exactions, après
avoir évidemment amadoué les invités avec leurs
numéros musicaux favoris. Toutefois la complicité
qui lie les deux compères prend également sa source
dans le silence forcé de l'un.
En effet, Chico incarnera un personnage qui, entre deux tours pendables
à jouer à de quelconques jobards, conduira non seulement
l'histoire à son terme mais aussi, dans le même esprit,
tempérera l'activité débordante et exubérante
de son fidèle associé. À l'image de cette irruption
pour le moins mouvementée dans l'hôtel de The Cocoanuts
(Noix de coco), il sera l'élément modérateur,
calmant quand il le peut, l'ardeur et le tempérament de son
compagnon. Il en catalysera souvent l'énergie étincelante
prête à jaillir à la moindre occasion, d'autant
plus certainement qu'il assure lui-même le lien, rendu complexe
par l’infirmité d’Harpo – Harpo serait-il
muet ? –, avec les autres protagonistes. Il est le seul en
définitive à s'occuper de la « relation »
avec le monde extérieur de la pantomime si singulière
de son complice aphone. Dans The Cocoanuts (Noix de
coco), devant un directeur d'abord perplexe, il s'attachera
d'entrée aux présentations, aussi difficiles et curieuses
soient-elles. Attentif, compréhensif, souvent attentionné,
parfois exigeant, il veillera sur lui sans rechigner comme un frère
peut le faire sur son cadet. Pour traduire ses envies, ses obsessions,
pour décrypter les inflexions de sa pensée, il sera
le recours indispensable voire unique. Il trouvera les mots pour
interpréter ses mimiques, décrypter ses gestes en
rébus, ses charades improvisées… son expression
toute personnelle.
Sa présence s'éclaire ainsi de cette capacité
de rendre intelligible la prolifique « éloquence »
des différents personnages interprétés par
Harpo, de mettre en quelque sorte des mots sur l'« inexprimable »,
l’« innommable ». En plus d’une certaine
« responsabilité » sur le cours des événements
et loin d’un rôle se limitant à la recherche
effrénée de sots, de niais dans le seul but de les
rouler ou à la crainte de ne pouvoir assouvir un appétit
permanent, s’ajoute cette aptitude qui, au regard non seulement
de l’activité déployée de son compagnon
et de sa portée, s’avère particulièrement
nécessaire.
Cependant, aussi précieuse et efficace soit-elle, elle ne
saurait être suffisante et prétendre à en délivrer
tous les secrets. Chico dans le personnage de l'entremetteur arrangeant
et serviable paraît quelque fois désarmé devant
le « langage » si déconcertant de son frère.
Face à l’imagination et l’inventivité
de son associé, il semble ne pas avoir en sa possession toutes
les clefs de cette musique … originale.
Finalement, les deux compères laissés seuls à
la réception par un directeur peu prévoyant, se chargent
eux-mêmes de répondre au téléphone, de
tamponner – avec rage – les quelques documents présents
sur le pupitre et… de convoquer le personnel – exclusivement
féminin – de l'hôtel de The Cocoanuts
(Noix de coco). Après que la sonnette du comptoir
fut actionnée par inadvertance, une charmante employée
fit son apparition et vint se ranger devant eux en saluant. «
Monsieur a sonné ? » demande-t-elle ? Une fois la surprise
passée, ils ne peuvent s'empêcher, aussi ravis qu'impatients,
de faire venir toutes les employées de l'hôtel en actionnant
abondamment la sonnette. De splendides jeunes femmes se succèdent
les unes après les autres pour se mettre en ligne et attendre
sagement les ordres. Éberlués, ils s’avisent
un instant pour se lancer aussitôt à la poursuite des
employées qui réussissent finalement par leur échapper.
Un peu plus tard, le calme revenu, un peu désabusés
d'avoir échoué dans leur investigation, ils se mêleront,
en toute innocence, de la conversation d'un couple qui venait de
faire son entrée dans le hall de l'hôtel. Il s'avère
que ce dernier a de sombres desseins et projette, semble-t-il, de
voler un collier de très grande valeur à une riche
cliente de l’hôtel.
Un soliste insolite
Un large imperméable fripé avec
deux grandes poches sur le devant recouvre une chemise à
pois ou à carreaux. La cravate négligemment nouée
est à fleurs ou à rayures sans pour autant rompre
l'harmonie de l'ensemble. Parfois absente, la chemise laisse entrevoir
un torse dénudé recouvert de la seule cravate. Le
pantalon est ample avec également deux grandes poches. Soutenu
par deux bretelles, il cache d’énormes souliers aux
multiples boutons et à l'avant souvent déchiré.
La tête est surmontée par une chevelure frisée
qui semble artificielle. Un haut de forme quelquefois cabossé
la surplombe. Une ceinture qu’il a continuellement autour
de lui permet de ranger un objet dont il ne se sépare sous
aucun prétexte. Il s'agit d'une canne à l'extrémité
de laquelle est installée une trompe d'auto. Cette canne,
si elle est brandie promptement pour se protéger devant une
quelconque menace, sert d’abord à pallier l’infirmité
dont est atteinte cette silhouette hétéroclite. En
effet privé de parole, ce personnage a recours pour s'exprimer
et pour pouvoir accessoirement se faire comprendre à toute
une série de « trucs » aussi différents
qu'originaux : cette trompe donc, qu'il actionne fréquemment,
faisant résonner de brefs coups de klaxon, approbateurs ou
non selon le cas, les sifflements, les gestes en rébus, les
charades mimées et une grande variété de grimaces
que permet un visage très malléable. En dernier lieu,
le soutien d'objets divers, sortis ou non de ses nombreuses poches
est aussi très utile et se révèle particulièrement
précieux.
Sous cette défroque et derrière cette pantomime singulière,
il faut bien sûr reconnaître le deuxième de la
famille Marx, Adolph à qui sera attribué le sobriquet
d'Harpo, à cause, semble-t-il, de la harpe dont il fut enjoint
de jouer et dont il finira par jouer en virtuose.
Pinky dans Horse Feathers (Plumes de cheval) et
Duck Soup (Soupe au canard), Tomasso dans A
Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra),
Stuffy dans A Day at the Races (Un jour aux courses),
Faker Englund dans Room Service (Panique à l’hôtel),
Punchy dans At the Circus (Un jour au cirque),
Rusty Panello dans Go West (Chercheurs d’or),
Wacky dans The Big Store (Les Marx au grand magasin)
et Rusty dans A Night in Casablanca (Une nuit à
Casablanca) seront les différents patronymes que porteront
les personnages qu'il interprétera. À cette liste
s’ajouteront, dans Animal Crackers (L’Explorateur
en folie) et Love Happy (La Pêche au trésor),
les surnoms « le professeur » et « le clown »
et enfin, dans Monkeys Business (Monnaie de singe)
et The Cocoanuts (Noix de coco), un certain anonymat
– les personnages n'ont aucun nom attitré – ne
l'empêchera pas d'être dans le premier un clandestin
à bord d'un transatlantique en route vers New York et dans
le deuxième un simple client d'un hôtel particulièrement
convoité. Ces différents personnages lui permettront
de s'essayer à diverses professions qui seront employé
de fourrière, espion, valet, jockey, accessoiriste, chercheur
d'or, homme à tout faire, professeur de… Ces métiers,
même s’ils se révèlent en définitive
peu importants, à l’exemple de ceux exercés
par son complice, ne lui feront en aucun cas abandonner sa gabardine
si pratique, sa canne si commode ainsi que cette manie si équivoque
d'offrir son genou au creux de la main de son voisin ou de sa voisine.
Une fois n'est pas coutume, quand il est « le professeur »
dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie)
et se pare élégamment d'une grande cape noire afin
de faire une entrée remarquée, digne du rang de professeur,
ce n’est que pour mieux se retrouver l'instant d'après
en petite tenue. Son accoutrement restera ainsi inchangé
sans pour autant déprécier le portrait de ce personnage
aux caractéristiques nombreuses et particulièrement
originales. Délivrée de la tutelle bienfaisante de
son compagnon, la musicalité de sa pantomime pourra, livrée
à elle-même, prendre sa vraie mesure et atteindre une
véritable plénitude.
Harpo,
le famélique
Le directeur de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix
de coco) finit par accepter ces deux clients après cependant
avoir émis quelques réticences à l'adresse
de l'un : « Vous pouvez rester ici. Mais renvoyer cette marmotte
! » Loin de prêter attention aux propos du directeur,
celui-ci, interprété en l'occurrence par Harpo, assouvit
d’emblée une faim qui le tenaille. Les mets qu’il
ingurgite sont les boutons de l'habit d'un groom, une éponge
enduite de colle blanche, une fleur choisie parmi un somptueux bouquet
présenté par un directeur ébaubi et pour étancher
sa soif, une petite rasade d'un encrier est prise. Quelques instants
plus tard il se délecte du… téléphone.
Il croque une première fois puis une seconde et tout en mâchonnant,
son visage adopte la mine réjouie de celui qui goûte
à un mets dont la saveur se révèle aussi inattendue
qu'absolument délicieuse. Il se sert une nouvelle fois à
l'encrier et continue un repas rythmé par de discrets hoquets
jusqu’à ce que l’arrivée de son partenaire
ne l’interrompe. « Tu manges sans arrêt ! »
lui reprochera-t-il avant de le rappeler à une réalité
autrement différente.
Une fringale permanente caractérise en effet le personnage.
De The Cocoanuts (Noix de coco) à Love
Happy (La Pêche au trésor), l’appétit
qu’il montre paraît sans limite et ne jamais pouvoir
être satisfait. Être boulimique, il se délecte
de tout ce qui lui tombe sous la main et engloutit les « mets
» les plus extravagants. Au téléphone, éponge
et boutons succèdent tasse à café, assiette,
thermomètre, bougies, crayons, plumes d’oreiller…
qu'il ingurgite avec une même avidité. Perpétuellement
affamé, il semble ne pouvoir jamais être repu même
lors d’authentiques repas pendant lesquels la hâte avec
laquelle il se jette sur les plats, stupéfie ses voisins
de tablée. Dans Room Service (Panique à
l’hôtel), le petit-déjeuner que prend Englund
en compagnie de ses frères, après de longues heures
de disette, confirme cette étonnante voracité. Il
enfourne sans discontinuer, ne prenant ni le temps de mâcher
ni d’avaler, le plat de victuailles. Une suite ininterrompue
et rapide de « fourchetées » est uniquement perturbée
par un plongeon destiné à attraper au vol une pincée
de sel jetée par-dessus l’épaule de Binelli
et pour étancher sa soif. Il n’hésite pas non
plus à se servir dans l’assiette du voisin malgré
le regard désapprobateur mais tout à fait impuissant
de Miller. Les plats vidés, chacun goûtant enfin au
bonheur d’être rassasié, le repas est pourtant
loin d’être terminé pour Englund. Dans A Night
at the Opera (Une nuit à l’Opéra),
lors d’un repas plus modeste quoique copieux, Tomasso améliore
avec une même gloutonnerie ses tartines aux dépens
de ses voisins. Il fait d’abord un sandwich avec une tasse,
puis avec le cigare de Driftwood et enfin, pour ne pas faire de
jaloux, avec la cravate de Fiorello. À chaque fois, il n’oublie
pas d’agrémenter soit le toast soit le hot-dog d’un
peu de sauce. Une autre fois, dans Horse Feathers (Plumes
de cheval), pendant le match de football, Pinky prend le doigt
d’un joueur pour le mettre entre deux pains…
Ces « vrais » repas, extrêmement rares, ne soulignent
en fait que l'envers d'un appétit confinant à l'obsession.
Cette propension à se repaître d'une nourriture abondante
et variée, cette envie de goûter à tout, illustre
parfaitement ce que Clément Rosset définit par «
le sentiment jubilatoire
de l'existence » [2] dans Principes de sagesse et
de folie. Cet appétit poussé jusqu'à la
quintessence désignerait – littéralement –
une « dégustation de l'existence » qui «
se contente des limites de celle-ci, de sa définition spatio-temporelle
» et « ne se complique d'aucune convoitise, même
très vague, qui porterait sur les choses de l'ailleurs ou
d'un autre temps que le temps présent. » « Une
telle convoitise serait superfétatoire dès lors qu'on
est comblé, et ne pourra ainsi être que la marque assurée
d'un plaisir défaillant ou encore d'un manque à jouir.
» précise Rosset. Il n’est pas nécessaire
à la différence de son partenaire, avec qui il partage
un aussi grand « appétit », dans la somptueuse
demeure de Madame Rittenhouse de Animal Crackers (L’Explorateur
en folie), de savoir précipitamment où se trouve
la salle à manger, de s’inquiéter des règles
du jeu ou épisodiquement de s’enquérir d’une
valise vide.
Harpo est-il « l'homme heureux » au sens où le
définit le philosophe ? « Le jouisseur d'existence
– l'homme heureux – se reconnaît précisément
à ceci qu'il ne demande jamais autre chose que ce qui existe
pour lui ici et maintenant ; il tend au contraire à souhaiter
l'infinie multiplication des choses qui existent » ajoute-t-il.
Impassible lorsqu'il se régale du téléphone,
les traits épanouis, rien ni personne, à l’exception
peut-être de son pragmatique compère, ne viendra interrompre
cet état, « épuiser la liste des choses délectables
ni […] dire à quel point l'existence est réjouissante.
»
Devant un appétit si frénétique, le directeur
de l'hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco)
est bien inspiré de se mettre aussitôt à la
recherche d'une pompe. Ne s’était-il pas rappelé
soudainement d’une mission à accomplir pendant qu’il
était occupé avec ces deux entreprenants clients qu’il
venait d’accepter dans son hôtel ? Quitte à les
laisser momentanément seuls à la réception,
il devait en effet s’acquitter d’une mission pour le
moins importante : « Je dois m'acquitter d'une mission importante.
» dit-il à l’adresse de l’un des clients
avant de dévoiler la nature de cette mission : « Je
vais chercher une pompe pour l'estomac de votre copain. »
L’appétence de Harpo trouve naturellement des prolongements
dans d'autres traits particuliers quoique ceux-ci apparaissent de
manière moins accusée.
Il y a d’abord ce penchant pour les boissons alcoolisées
avec leurs effets prévisibles sur le comportement. Le banquet
de fiançailles clôturant The Cocoanuts (Noix
de coco) sera l'occasion d'étancher plus que de mesure
la soif de Harpo. Habillé pour la circonstance en «
gaucho », il multiplie les allers et retours vers le bol de
punch pendant que les discours se succèdent à la suite
de celui du maître de cérémonie. Un rictus explicite
sur le visage à chaque prise de parole d’un nouvel
orateur – la mâchoire serrée, le sourire forcé
montrant de belles et grandes dents d'où s'étire une
longue cigarette –, signe présumé d’un
profond désintérêt, il revient chaque fois un
peu plus chancelant, un peu plus « joyeux ». Cet
excédent d'alcool a évidemment des conséquences
sur son attitude dont pâtissent entre autres sa voisine directe
et son fidèle compère, mais étonnamment, ne
lui ôte pas sa lucidité. Il influera sur le cours des
événements en épargnant à l'heureuse
élue un mariage tronqué, déjouant ainsi le
complot du soi-disant prétendant.
Ainsi ce penchant pour l’alcool, une flasque
est toujours à sa disposition dans l'une des innombrables
poches que contient son imperméable, ce penchant à
vider systématiquement tout ce qui contient un liquide participent
assurément d’une seule et même disposition :
goûter encore et toujours, sous toutes ses formes, et exagérément,
à l'existence. Dans Horse Feathers (Plumes de
cheval), un mécanisme ingénieux, un verre percé
et relié à un tuyau, permet de remplir la bouteille
que Pinky dissimule sous son imperméable au détriment
de la bouteille de scotch du barman.
Outre ce goût prononcé pour l'alcool, l'une des autres
particularités se manifestant de manière tout aussi
obsessionnelle est la frénésie dont il est subitement
animé lorsqu'il est au contact de la gent féminine.
En effet, dès qu'il aperçoit une jeune et jolie femme,
de préférence blonde, il ne peut s’empêcher
de se lancer aussitôt à sa poursuite. Son entrée
dans le hall de l’hôtel de The Cocoanuts (Noix
de coco) est à ce titre symptomatique de l'ardeur avec
laquelle il se précipitera chaque fois vers la moindre beauté
pour peu qu'elle croise son regard inquisiteur. Se jetant avidement
sur toutes les femmes qu’il rencontre, après de longues
courses poursuites effrénées, il est aisé d’en
imaginer les conséquences pour celles-ci. Cependant à
leur grand soulagement, ces courses n’arriveront que rarement
à leur terme, son érotomanie semblant ne jamais pouvoir
se concrétiser, impossible pour elle de se fixer. Sa convoitise
ne saurait-elle se satisfaire d’une seule et unique femme,
bien que dans Horse Feathers (Plumes de cheval),
il affiche partout le portrait d’une danseuse de cirque dont
il est tombé follement amoureux ? Fréquemment il lui
arrive en effet d'abandonner sa proie pour se lancer l'instant d'après
vers une autre avec une même voracité et un appétit
jamais apaisé. Par dépit, il lui reste dans un élan
aussi peu agressif qu'il est équivoque, à offrir sa
jambe dénudée, habitude dont il s'est fait une spécialité
et apparaît comme sa signature ou à jeter son dévolu
sur son complice en embrassant avec une égale frénésie
sa main, son bras, son cou avant de le jeter sur le divan le plus
proche. Un étonnant ballet scelle d’ailleurs leur amitié.
Assis l'un à côté de l'autre, ils s’enlacent,
les jambes, les bras et la tête finissant par former un seul
et même corps.
Harpo,
le magnifique
Mis ainsi en échec, échec ô combien relatif,
son visage ne semble cependant jamais pouvoir se défaire
de cette félicité qui lui est naturelle, de cette
bonhomie permanente. Gracieux, il est l'évocation d'une candeur
toute juvénile, d’une disposition lutine à être.
Après s'être amouraché de la moindre blonde
qu'il course à en perdre haleine, il s'attendrit devant les
amoureux transis en peine de reconnaissance. Les quelques notes
douces et mélancoliques sorties de sa harpe soulignent cet
aspect en ajoutant la touche angélique, rêveuse, poétique
et sans aucun doute réconfortante qui lui permet dans une
ultime pirouette de bénéficier finalement des faveurs
des dames. Il peut encore offrir quelques sucres d’orge ou
d’immenses sucettes sortis tout droit de son imperméable.
« C’est là que tu vis, Harpo ? Ce doit être
magnifique [3] d’être
comme toi. Tu vis tout seul. Tu ne dépends de personne et
personne ne te fait de peine. » lui dit une héroïne
accablée par le sort dans Love Happy (La Pêche
au trésor). Sur ces mots, Harpo – qui porte son
vrai nom dans ce film – déploie toute son inventivité
pour la consoler du chagrin qui l’anime, le jour de son anniversaire,
et lui découvre à cette occasion la grotte qui lui
sert d’habitation. À l’intérieur, l’univers
de ce personnage si atypique et original apparaît peuplé
d’animaux et d’objets hétéroclites. Il
s’empresse de dégager la harpe qui reposait sous une
couverture…
Les traits stables et équilibrés du visage qu’il
arbore en permanence, ne sont en réalité que l'illustration
de l'homme heureux comme le définit Rosset, du jouisseur
d'existence que les contractions les plus fortes, les grimaces les
plus affreuses ne sauraient entacher. Ses deux grands yeux authentifient
quant à eux, par leur étonnante expressivité,
en plus de l’appétit vorace qui le caractérise,
une curiosité de tous les instants et une capacité
infinie de s'émerveiller de tout ce qui l'entoure. Ses ressources
paraissent inépuisables, rendues en outre miraculeuses par
d’étonnantes propriétés. « Que
ferais-je sans toi ? Grâce à toi cet anniversaire est
le plus joli de ma vie. » lui répond finalement la
jeune fille de Love Happy (La Pêche au trésor)
après avoir reçu un somptueux collier de diamants
et soufflé les bougies qui brûlaient à l’extrémité
des doigts de Harpo. S’il lui arrive parfois de s'endormir
sur place, dans l’étroitesse d’une cabine surpeuplée,
ou plus simplement dans le jardin d’une superbe demeure, ce
n'est que pour mieux se délecter des surprises que le réveil
lui réserve.
L’émerveillement et l’exaltation
dont témoigne constamment ce personnage, aussi intenses qu’ils
puissent être, semblent de surcroît se communiquer à
tout ce qui l’entoure et détenir un réel pouvoir
de contagion.
Il y a d’abord les animaux
avec lesquels Harpo entretient un rapport privilégié.
Il a toujours sur lui la photo de son animal fétiche, le
cheval, avec qui il ne dédaigne pas de partager le lit ou
le repas. Dans A Day at the Races (Un jour aux courses),
jockey, Stuffy est particulièrement comblé quand il
gagne la course, monté sur le cheval de Gil Stewart, High
Hat. Au jeu de dames, il a souvent comme partenaire fidèle,
une otarie avec qui s’est instaurée une réelle
complicité. À bord du transatlantique de Monkey
Business (Monnaie de singe), il apprivoise une grenouille
qu’il fait sauter dans son couvre-chef pour qu’elle
l’accompagne le temps de la traversée. Dans At
the Circus (Un jour au cirque), Punchy amadoue des
lions en colère au seul son de sa trompette. Bref, Harpo
est entouré d’animaux et fraternise avec eux. Avec
une déconcertante facilité, il les comprend et exerce
sur eux un véritable pouvoir. De leur côté,
les animaux, intégrant remarquablement son univers, ne manquent
pas, le cas échéant, de lui rappeler qu’il les
délaisse. Dans Love Happy (La Pêche au
trésor), un petit canard le réprimande pour avoir
été délaissé un peu trop longtemps à
son goût.
À l’image du rapport qui unit Harpo aux animaux, les
objets et appareils de toute sorte ne sont pas en reste. Dans Duck
Soup (Soupe au canard), Pinky et Chicolini ont pour
mission de dérober des plans de bataille à la veille
de la guerre qui oppose l’État de Freedonie à
celui de Sylvanie. S’étant introduits subrepticement
dans la résidence de Madame Teasdale, ils s’apprêtent
à commettre leur méfait. Mille précautions
sont prises pour ne pas être découverts et Chicolini
multiplie les mises en garde à l’encontre de son associé
turbulent. Mais à son contact, une horloge fait retentir
les douze coups de minuit et une boîte à musique, sous
la forme d’un petit canard de porcelaine, se met à
émettre une musique se mêlant aussitôt au carillon
de l’horloge. Ne réussissant pas à les arrêter,
Pinky ne résiste pas à l’envie d’y participer.
Avec les cordes d’un piano ouvert, il commence à jouer
de la harpe, au rythme de cette musique finalement très entraînante.
Plus tard, il a les pires difficultés à faire cesser
la musique de fanfare tonitruante d’un poste de radio qui,
pareillement, s’était mis en marche… Même
s’il remettait à l’heure l’horloge à
l’aide du réveil qu’il avait sorti de sa poche,
même s’il prenait le poste de radio pour le coffre-fort
détenant les plans,… cette escapade qui aurait dû
être silencieuse, atteste au-delà de la – fausse
– maladresse de Pinky, d’une certaine « affinité
» des instruments avec ce musicien occasionnel, de la «
connivence » et de la « complicité » qui
unissent les objets à ce personnage. À son contact,
les choses prennent vie, succombent rapidement à son emprise
et montrent des « aptitudes » proprement extraordinaires.
Dans Horse Feathers (Plumes de cheval), ce curieux
pouvoir s’exerce sur un simple appareil téléphonique.
Après avoir mis un jeton dans la fente, il crachera une cascade
de piécettes. Auparavant, sous les yeux ébahis d’un
client, Pinky avait instantanément touché le gros
lot à la seule machine à sous du bar. Par enchantement,
la chandelle qu'il exhibe brûle par les deux bouts, la banane
qu'il s'apprête à manger a une fermeture éclair,…
Dans l’imperméable qu'il ne quitte jamais, patientent
entre autres objets, les ustensiles d'une cuisine au grand complet…
Il dispose ainsi à son gré de tous les objets, petits
ou grands, qu'il se réapproprie en les transformant, leur
attribuant alors des fonctions qui n'étaient pas les leurs
et des qualités jusque-là insoupçonnées.
Cependant dans sa quête toujours renouvelée de la jouissance,
une note discordante se fait entendre. Harpo est agressif.
Harpo,
le colérique
Dans Monkey Business (Monnaie de singe), Joe Helton,
millionnaire du racket, ancien caïd du milieu, est de retour
aux États-Unis. Confronté à un autre gangster
qui convoite sa richesse, Alky Brigs, il préfère s’entourer
de deux gardes du corps. Une discussion s’engage entre Helton
et deux des clandestins embarqués à bord du navire,
interprétés en l’occurrence par Chico et Harpo
qui font équipe pour l’occasion. « Eh bien, vous
payez peu, on est un peu durs. Vous payez beaucoup, on est beaucoup
durs. Vous payez trop, on est trop durs. Combien payez-vous ? »
demande finalement Chico. « Je paye énormément.
» lui répond Helton. « Eh bien, on est énormément
durs. Et on va vous faire voir. » Sur ces paroles, Harpo entre
en scène et un étonnant face à face commence
entre les deux compères. Harpo se met en condition. Les manches
retroussées, il assène une série d’uppercuts
sur le visage de Chico. Mais ce dernier n’est pas content
et lui demande d’être un vrai dur : « Vas-y, cette
fois-ci on lui montre ce qu’on sait faire. » Harpo arbore
alors un air féroce, montre les dents, grogne, souffle, ses
yeux louchent rageusement et, cette fois, il fait voler son compère
dans les airs. Il garde quelques moments son air méchant
jusqu’à ce que le croassement de la grenouille qu’il
garde dans son couvre-chef, lui fasse retrouver aussitôt son
sourire. « Vous les gars, vous êtes vraiment des durs,
ça me va ! » finit par dire Helton qui les engage
sur le champ. La promptitude de Harpo à être un «
dur » sera d’un recours précieux pour les deux
complices opposés dans Monkey Business (Monnaie
de singe) à des malfrats ou dans Horse Feathers
(Plumes de cheval) à des joueurs de football qu’ils
ont pour mission de kidnapper.
Ainsi, au visage enclin à une indéfectible sérénité
succèdent les pires grimaces. Ses traits harmonieux donnent
place à des contractions aussi fugaces que particulièrement
effrayantes, attestant chez ce personnage de la violence contenue,
du trop plein d’agressivité prêt à jaillir.
Les conséquences sont implacables, non seulement pour le
malfrat ou l’intrigant qu’il assomme sans vergogne mais
aussi pour le représentant de la loi et le douanier qui,
sans plus d’égard pour leur fonction, subiront sa rage.
Pourtant cette agressivité n’a nul besoin d’être
commanditée, comme dans Monkey Business (Monnaie
de singe) à l’initiative de son associé
et, en dépit de ce que ce dernier préconise, n’est
pas monnayable. Elle semble naturelle à Harpo. À maintes
reprises, le personnage qu’il interprétera fera preuve
d’une aussi constante qu’incontrôlable irritabilité.
En effet Harpo ne supporte pas le moindre obstacle se dressant sur
sa route. Insatiable, ne souffrant aucune contrariété
dans la réalisation de ses désirs, il est susceptible
de colères aussi soudaines que destructrices. Dans ce cas,
la violence dont il fait montre n'a d'égale que la gaieté
qui le caractérise. La relation étroite qu’il
entretient avec son complice en est un premier témoignage.
Dans The Cocoanuts (Noix de coco), sous les yeux
incrédules d’un inspecteur de police, à la suite
d’un désaccord futile, les deux complices en viennent
rapidement aux mains. Après de rapides préliminaires,
chacun se repoussant avec vigueur, ils se mettent en garde pour
en venir à boxer et se décocher de grands et furieux
coups de pied. Fréquemment Harpo montrera à l’adresse
de son compère une grande irascibilité finissant généralement
en corps à corps brutaux. Toutefois Chico n’est pas
le seul à pâtir de l’agressivité de Harpo.
Les protagonistes masculins croisant son chemin seront logés
à la même enseigne et subiront sa fureur, pour peu
qu’ils fassent obstacle à ses envies. Il y a également
la soubrette qu'il veut conquérir ou courtiser. Dédaigné,
éconduit, il s'empare de son bras ou de sa jambe sans ménagement
et, dans un geste rageur, fait mine de le ou la casser en deux.
Pénélope, l’une des premières protagonistes
féminines lui donnant la réplique dans The Cocoanuts
(Noix de coco), inaugurera une longue série de «
manières » envers la gent féminine, pour le
moins dénuées de courtoisie et de galanterie. Madame
Rittenhouse dans Animal Crackers (L’Explorateur
en folie) fera les frais, le temps d’un bref mais furieux
match de boxe, de toute la hargne de Harpo. Le coup de gong viendra
à point nommé pour la sauver d’un combat à
l’issue certaine. Rares sont celles qui échapperont
à sa vindicte.
De même, le simple appareil ne sera pas épargné
et subira son courroux avec une même brutalité inusitée.
Le poste de radio qu’il prend pour un coffre-fort dans Duck
Soup (Soupe au canard), en fait la triste expérience.
Après avoir essayé en vain de le faire taire, en l’étouffant
avec un oreiller et un rideau suspendu non loin, en l’aspergeant
d’eau, en le jetant dans la penderie placée à
proximité, il le jettera à terre de toutes ses forces
pour l’achever avec un cendrier à pied dont il se sert
comme une massue. La radio réduite en miettes continuera
pourtant à brailler. À court d’idée,
Pinky ramassera les morceaux et jettera finalement le tout par la
fenêtre, dans un fracas épouvantable. Dans A Day
at the Races (Un jour aux courses), un splendide piano
qui a le seul malheur d’être mal accordé connaîtra
une destruction en bonne et due forme. Comme par magie une harpe
apparue à la place du piano lui rendra momentanément
le sourire.
Il est donc difficile d’échapper aux soudaines et authentiques
fureurs du personnage incarné par Harpo qui paradoxalement
ne sont pas étrangères à sa nature profonde.
À la suite du sentiment jubilatoire de l'existence, Rosset
décrit, dans Principes de sagesse et de folie, l'un
des autres modes d'appréhension affective du sentiment de
l'existence qu'il nomme « le sentiment de nausée ».
« La contrainte de l'existence qui force celle-ci à
toujours serrer au plus prés (conformément à
l'étymologie du verbe contraindre, constringere),
à “coller” obstinément à sa propre
présence ici et maintenant sans qu'il soit possible de jamais
s'en distraire, sinon par le biais de la perte de conscience ou
de la folie, explique d'elle-même le sentiment de nausée
qu'il lui arrive fréquemment de provoquer. » indique-t-il.
« Il suffit à vrai dire qu'un fait existant devienne
désagréable ou intolérable pour que se profile
à l'horizon une nausée, plus ou moins passagère
ou durable, engendrée par le sentiment affreux que le fait
en question appartient au domaine des choses qui existent et qu'il
est par conséquent complètement illusoire d'espérer
en “changer” – comme on changerait de chemise
ou de voiture. S'il est toujours loisible d'échanger une
chose contre une autre, il est en revanche impossible de changer
cette même chose en une autre chose qu'elle » poursuit
Rosset.
Qu’il assomme le moindre gêneur avec une violence inégalable,
qu’il malmène son frère avec la même rudesse,
qu’il casse le bras de la première femme venue,…
l’image impulsive et brutale que donne Harpo participe de
la même façon du caractère principal de l’existence
défini par la formule de Parménide et à laquelle
se réfère Rosset. L’agressivité dont
il fait preuve à maintes occasions et ce visage férocement
grimaçant qu’il est à même d’afficher
ne sont que l’envers, la face cachée de ce qu’est
et incarne fondamentalement Harpo, « un jouisseur d’existence
». Elles sont l’illustration de ce sentiment de nausée
décrit par Rosset et se posent comme le prolongement naturel
et à bien des égards funestes, de cette propension
inaltérable à se repaître de tout à tous
les instants. Elles corroborent de manière pour le moins
inattendue la particularité essentielle du personnage qui,
ne supportant pas le moindre frein à la marche irrésistible
de la réalisation de ses désirs, de ses envies, à
l’assouvissement de ses appétits, le manifeste et le
montre.
Rosset ajoute au sujet du sentiment de nausée : « L'existence
est cauchemar dès lors qu'elle est perçue comme à
la fois parfaitement désagréable et parfaitement inévitable
puisque ne pouvant, si je puis dire, se changer qu'en elle-même,
condamnée qu'elle est par un sort ancestral à ne jamais
pouvoir se transformer qu'en sa propre espèce […].
Et la nausée de l'existence trouve son principal aliment
dans la considération du caractère à la fois
indésirable et inchangeable de celle-ci : d'un manque d'alternative
qui se conjugue à l'impossibilité – ou à
l'extrême difficulté – de s'accommoder du terme
restant qui est proposé, ou plus exactement imposé.
»
À propos du sentiment de l'existence et de ses nombreux modes
d'appréhension – il en dégage en réalité
trois –, bien qu’ils puissent paraître contradictoires
à première vue, Rosset les unit donc. « Le sentiment
jubilatoire est curieusement très proche de la nausée
de l'existence et tend même à s'y confondre jusqu'à
un certain point, le fait que l'existence existe étant éprouvé
dans les deux cas avec une égale et exceptionnelle intensité.
» écrit-il dans Principes de sagesse et de folie.
L'analogie entre les deux prend ainsi sa source dans le caractère
fondamental de l'existence déjà évoqué
à savoir : « bornée » selon le temps,
par les limites du passé et du futur, et selon l’espace,
par les limites de l’ailleurs ou en d’autres termes,
« d’exister ici et maintenant, seulement ici et maintenant
». « L'homme joyeux ne se réjouit pas de tel
ou tel bonheur particulier, mais du fait général que
l'existence existe ; de même que l'homme saisi de nausée
profonde […] ne souffre pas de tel ou tel aspect fâcheux
de l'existence mais bien du fait de l'existence elle-même.
» s’enquiert-il.
Une musique insolite
Seul à la réception de l’hôtel,
finissant de consommer le téléphone, il est interrompu
par son compagnon. Ce dernier est préoccupé par des
questions d’ordre pécuniaire. Désargenté,
avec comme seul bagage une valise vide, il est en effet venu lui
rappeler la vraie raison de leur présence. « Que fais-tu
? Tu manges sans arrêt ! » lui reproche-t-il avant de
poursuivre sur un ton plus grave : « Il nous faut de l'argent
! Je ferais tout pour ça ! Pour de l'argent je tuerais !
Toi, par exemple ! Non, pas toi ! Tu es mon copain. Je te tuerais
pour rien ! » Il lui demande alors : « ça
fait trois heures que tu es ici. Qu'as-tu déjà chipé
? » Harpo sort de sa poche une montre. « Une montre
? Bravo ! » s’enthousiasme son compère, un grand
sourire aux lèvres. « C'est tout ce que tu as
pris ? » s'empresse-t-il d'ajouter.
Indifférent aux réprimandes de Chico, il aura l’occasion
de montrer l’étendue de ses talents de kleptomane dans
ce lieu propice aux rencontres. Un client pressé de prendre
le train pour Philadelphie, apparaissant brièvement à
la réception, est l’opportunité qu’il
saisit pour effectuer sa deuxième prise. La veste qu'il porte
sous un grand manteau est enlevée par Harpo avec une si grande
facilité que celui-ci ne s’aperçoit de rien.
Il en vêt aussitôt son complice, comblé de l’aubaine,
bien qu’elle lui paraisse un peu étroite : «
ça serre un peu… Il faudra l’élargir.
» Entre-temps, Harpo s’est déjà emparé
du portefeuille. Plus tard, un inspecteur de police subit le même
sort en se faisant subtiliser sa chemise, de la même manière.
Un mouchoir, quelques foulards, un insigne de police, une cravate,
des clés, un « dentier »… s’ajouteront
par la suite au butin de Harpo qui, décidément, se
révèle être un voleur expérimenté
et incroyablement habile.
À la grande satisfaction de son associé, cette fâcheuse
habitude se perpétuera hors des murs de l'hôtel de
The Cocoanuts (Noix de coco) avec une aussi redoutable
efficacité. Les halls de gare, les couloirs étroits
de transatlantiques, les vastes demeures de richissimes douairières
dont les banquets et les réceptions sont une manne inépuisable,
lui permettront de déployer une exceptionnelle adresse. Il
ne résistera pas ainsi à la tentation d’enrichir
une garde robe déjà fournie, de nœuds papillons,
de cravates, de pochettes, de foulards, de chapeaux et même
de jarretelles. Dans Animal Crackers (L’Explorateur
en folie), « le professeur » profite d’une
joyeuse et non moins mouvementée partie de cartes pour gagner,
en prime de la partie, les souliers de l’une des partenaires.
Dans ce même film, après s’être emparé
du mouchoir, de la cravate, des fixe chaussettes du collectionneur
Chandler, il réussit à le dépouiller d’un
grain de beauté qui apparaît par magie à son
propre poignet. Les énormes et multiples poches de son imperméable,
lui permettent de récupérer les dollars versés
en prenant, au moment opportun, la place des poches du vendeur.
Les billets de cinq, dix dollars montrent d’ailleurs d’étonnantes
propriétés à lui rester littéralement
dans les mains. En cas d’imprévus, muni de ciseaux,
il lui reste à découper sans le moindre remord, la
jambe de pantalon de la victime, quitte à ce que celle-ci
trouve le temps frisquet. S. Quentin Quayle occupé avec deux
va-nu-pieds dans Go West (Chercheurs d’or),
repartira avec la désagréable impression qu’il
a bel et bien été floué.
Comment ne pas considérer cette manie comme l’un des
ultimes prolongements d’un caractère enclin à
se délecter de tout et d’un appétit manifestement
insatiable ? Cette prédisposition au vol signale moins en
effet le seul et dernier recours face à un sort peu enviable
et à une précarité de l'existence – Au
diable la valise et par là même Chico ! – que
la persistance sous toutes ses formes de l'envie de goûter
à l'existence et à ses facettes les plus riches et
les plus variées. Ce penchant de la « réappropriation
» se déclinera au fur et à mesure des rencontres
en une kyrielle de trophées aussi hétéroclites
les uns que les autres, qui complétera un tableau de chasse
symbolisé par ce « prodigieux » imperméable.
À cet égard, dans une attitude à la fois fière
et protectrice, quand il lui faut en exhiber l'intérieur,
un nombre incalculable d’insignes officiels laisse médusé
le moindre représentant de l'ordre venu curieusement le contrôler.
Dans ce même hall de l’hôtel de The Cocoanuts
(Noix de coco), en présence d’une élégante
femme blonde, il ne peut ainsi s'empêcher de subtiliser son
mouchoir et son foulard. Ils sont empochés par Harpo, à
peine troublé par la cour ardente qu’elle lui fait.
Pénélope, l'élégante en question, amie
d'un certain Harvey Yates – intrigant avec lequel elle projette
de voler le collier de la riche cliente de l’hôtel,
Madame Potter – a l'idée de se servir des deux clients
qu’elle vient de rencontrer peu auparavant. Dans le hall,
ils seront en effet importunés par un étrange personnage
venu sans la moindre gêne se mêler de leur conversation.
Il s'agissait bien sûr, accompagné de son fidèle
acolyte, du client interprété par Harpo. De sa part,
s’ensuivra une série d'agissements qui sera pour le
couple de complices en question sinon incommodante en tous les cas
des plus surprenantes.
Une présence surprenante
Ainsi après avoir analysé le mode de la jubilation
et de la nausée, les rapprochant tous les deux et signalant
à leur sujet que, dans les deux cas, il s’agit bien
de l’existence elle-même qui est éprouvée,
Rosset se risque à aller plus loin : « J'irai plus
loin : jubilation et nausée ont en commun de percevoir confusément
l'existence comme non prévue, non programmée, non
nécessaire, bref comme survenant en plus et en trop. »
Il ajoute aussitôt : « Surprise donc dans les deux cas,
mais qui peut être aussi désagréable que gratifiante
selon que cette existence “en trop”, qui donne de toute
façon plus que tout ce qu'on pouvait attendre puisqu'elle
est sans cause apparente et n'a en somme aucune obligation à
être, est perçue soit comme fatalité imméritée,
infligée par un dieu vengeur, soit comme don gratuit, offert
par un dieu généreux […]. Dès lors qu'on
tient l'existence comme surprenante par son fait même, il
n'est pas étonnant que celle-ci puisse apparaître comme
une très bonne surprise ou très mauvaise surprise,
comme un cadeau ou un poison. »
En sus du mode de la jubilation et de la nausée Rosset dégage
un troisième mode qui est celui de la « surprise
». Similaire aux deux autres en raison de son caractère
particulièrement intense, il se distingue cependant par le
fait qu'il apparaît commun aux deux premiers par sa présence
dans les deux cas. Cette surprise se distingue cependant, de la
découverte d'un objet nouveau qui étonne en premier
lieu pour la simple raison qu'il est inconnu. Passé le temps
de la découverte, il vient tout naturellement se ranger parmi
les choses existantes. « Le propre de l'autre surprise, qui
peut surgir à l'occasion de n'importe quel objet, est au
contraire de s'apercevoir que l'existence de l'objet en question
est déroutante par elle-même et défie tout classement
: l'objet dont on a perçu la pure existence figurera toujours
en trop et hors catalogue » précise le philosophe.
Pour étayer la nature de cette surprise difficile à
décrire, Rosset prend le cas du sentiment ressenti lors de
la perception d'un objet banal et celui ressenti lors de la perception
d'un objet « insolite ». Qu'est-ce qu'un objet «
insolite » se demande-t-il dans Principes de
sagesse et de folie, après avoir préalablement
et temporairement mis de côté la distinction entre
« objet » et « objet
qui existe » [4]. Qu'est-ce qui permet de dire que cet
être est insolite ? surenchérit-il, élargissant
la question à l'être. La rareté
[5] qui le caractérise et le fait d'être moins fréquent
que ses semblables ne seraient-ils pas suffisants ?
Les éclats de rire que font entendre les deux protagonistes
se réjouissant à l’avance de leur manigance
sont le moment choisi par Harpo de s'immiscer entre eux en leur
donnant d'emblée l'accolade. Le visage faussement hilare,
singeant grossièrement leur liesse, il est d'abord repoussé
par Yates à qui il offre aussitôt son genou à
supporter. Face à ses protestations, il essaie ensuite de
lui casser le bras. Se tournant vers Pénélope, il
improvise un jeu avec la canne qu'elle tient à la main. Il
sort facilement vainqueur, sa partenaire ne voulant se prêter
plus longtemps à ce jeu grotesque. Le couple, décontenancé,
éprouvera les pires difficultés à se débarrasser
de cet importun et y renoncera finalement après avoir subi
auparavant ses derniers assauts. Une danse virevoltante dans laquelle
ils seront entraînés, finira par les indisposer définitivement.
Ils s'éloignent, outrés, et ne manquent pas de le
faire savoir : « Viens Pénélope, éloignons-nous
de cette cloche ! » À cette invective, Harpo reste
sans bouger et commence à faire le son de la cloche en remuant
les lèvres puis sifflote accompagné de la voix de
son compagnon et du directeur de l’hôtel qui les avait
rejoints entre-temps. Ils quittent finalement le hall en chantant
et sifflant tous les trois en chœur.
Cette rencontre fortuite dans le hall de l’hôtel est
le prélude à d'autres rencontres, dont Harpo sera
incontestablement le pôle irrésistible. Pénélope
et Yates qui composent le couple d’intrigants dans The
Cocoanuts (Noix de coco), seront les premiers, d’une
longue liste, à éprouver une réelle et bien
inconfortable « surprise ». Outre la vitalité
de tous les instants dont témoignera Harpo, l’ardeur
déployée sans discontinuité, l’acharnement
dont il sera capable parfois, ce personnage aussi imprévisible
qu’incontrôlable ne peut que laisser coi. Il accordera
en général peu de répit à des protagonistes
invariablement médusés et les laissera en définitive
à un sentiment fort équivoque. Ils ne pourront que
se rendre à l’évidence. Sa présence est
déroutante, défie tout classement. Figurerait-elle
toujours en trop et hors catalogue ? En quête d'un alibi sur
les lieux du vol qu'elle projette, il est assurément aventureux
de la part de Pénélope, de vouloir amadouer un tel
personnage. Les quelques subterfuges qu'elle utilise n'ont que peu
d'effet sur lui tant est grande sa faculté à n’« exprimer
» en quelque sorte que le simple fait de « son existence
».
Une
présence
insolite
Après avoir organisé un rendez-vous avec Chico qui
avait à cette occasion offert peu de résistance, elle
se trouve en effet face à Harpo. « Avez-vous vu un
mouchoir ? Il m'a semblé l'avoir laissé tomber »
demande-t-elle après avoir laissé tomber nonchalemment
son mouchoir. Harpo qui l'a déjà mis dans sa poche
secoue la tête d’un air étonné. «
Mais c'est sans importance. En fait, c'est vous qui m'intéressez. »
continue-t-elle. Le visage de Harpo s’illumine et, un large
sourire aux lèvres, il lui offre son genou à supporter.
« Ne vous a-t-on jamais dit que vous ressembliez au Prince
de Galles ? » ajoute-t-elle avant d'exprimer sa surprise quand
il hoche la tête : « Bizarre ! Je croyais que cette
idée était de mon cru. » Harpo fait la moue
et secoue longuement la tête, laissant Pénélope
à sa surprise. Devant la résistance qu’offre
Harpo, elle s’enhardit et en vient sans plus attendre au fait.
Elle le renseigne sur elle. « Savez-vous qui je suis ? »
demande-t-elle. Harpo secoue de nouveau la tête, ne la quittant
pas des yeux… Le rendez-vous est pris : « Connaissez-vous
le numéro de ma chambre ? » Harpo est de nouveau affirmatif.
« Je serai là ce soir à 11 heures. » dit-elle,
avant de s’éloigner, la démarche précieusement
chaloupée. Harpo se borne à l’accompagner en
l’imitant non sans avoir oublié quand elle se pressait
contre lui de se saisir avec les dents du mouchoir qu'elle portait
dans son décolleté.
Férocement entreprenante ou subitement apathique, indifférente
ou enragée, la pantomime de Harpo suscite un sentiment profondément
équivoque. Déroutante par elle-même et défiant
tout classement, figurant – toujours – en trop et hors
catalogue, la présence de Harpo « surprend ».
Dans Principes de sagesse et de folie, Rosset suggère
à propos de l'existence, apparaissant comme « étrange
elle-même, insolite, absurde », que « le monde
en général, l'ensemble des choses [qui] existent et
[qui] n'ont jamais “exprimé”, jusqu'à
plus ample informé, autre chose que le simple fait de leur
existence ». Cette imprévisibilité à
mettre à l'actif du personnage interprété par
Harpo prend son sens dans une attitude déroutante et comme
l'indique sa définition – qui ne peut être prévu
–, inattendue. Mais elle s’inscrit pareillement dans
une attitude ne se recommandant d'aucune cause extérieure
à elle-même, ne reposant sur aucune assise et, existant
à l'état libre [6] pour paraphraser Rosset au
sujet de sa perception du monde.
Inaccessible, Harpo l'est et le reste en permanence, au cours de
ses nombreuses apparitions et indépendamment d'histoires
et d’intrigues plus ou moins ténues. Le sort funeste
d’amoureux, les disparitions de tableaux de grande valeur,
le vol de magnifiques colliers, les tourments d’impresario,
de producteurs aussi renommés soient-ils, les vicissitudes
d’une troupe de théâtre ou de cirque… entravent
finalement peu l’activité de ce personnage. Solitaire,
il paraît impénétrable, faisant peu de cas de
la nécessité, des jugements, des valeurs… Quels
que soient les événements, il ne se revendique que
de sa seule présence. Hors de toute catégorie, de
tout classement, de tout repère, de toute norme, il apparaît
comme étrange, insolite, absurde, n’exprimant en fait
que le simple fait de son existence. Ses premiers rôles sur
les planches des théâtres, avant de donner cette image
familière et déjà installée, étonnèrent
nombre de critiques quand il se mit à cracher sur la scène,
à se curer les oreilles ou gratter la semelle de ses souliers…
S’étant « assagi » depuis, il n'en reste
pas moins déroutant.
Quel que soit l’usage qu’il en fait, sa canne, éternellement
présente, est d’un recours précieux. Accoutré
d’un arsenal de guenilles extravagant qu’il ne quitte
sous aucun prétexte, il consomme sans rechigner aussi bien
les téléphones que les tasses de porcelaine. Dans
de longues et vaines poursuites, il s’épuise à
courser chaque ravissante blonde qui croise son chemin. Il déclenche
en lui sans crier gare, de véritables colères faisant
peu de cas du gêneur qu’il assomme ou dont il casse
le bras. Cette ardeur qu’il déploie est heureusement
tempérée par l’éternel complice qui le
suit et qui n’est jamais très loin. Leurs retrouvailles
se soldent d’ailleurs par un rituel immuable. Se précipitant
sur lui, il se retourne brusquement afin que son frère lui
gratte le dos. Les animaux sont ses amis et un rapport indéfectible
semble le lier à eux. Quant aux objets, ils sont pour ce
personnage excentrique, de véritables partenaires. Rêveur,
il est parfois plongé dans une fixité extatique à
l’évocation incontestablement poétique. La harpe
rappelle sa propension à s’émouvoir même
si celle-ci n’est que passagère. Il ne saurait s’attendrir
trop longtemps. Quelle autre signification peut-il donc être
donnée à la maladresse dont il fait preuve fréquemment,
lorsque, équipé d’un marteau, il tape malencontreusement
sur son autre main ?
Bref, le sourire béat ou la grimace arrogante, acharné
ou seulement amorphe, donnant dans tous les cas son genou en offrande…
il évoque le caractère « toujours surprenant
» de l'existence. « … n'étant comparable
à rien, je veux dire à rien d'autre qu'à elle-même,
l'existence échappe automatiquement aux procédures
d'identification et appartient par définition au domaine
des êtres étranges et inconnus. » écrit
Rosset [7] qui, voyant
dans le cas du monde un cas plus singulier encore que celui de la
musique, décèle
« le caractère toujours surprenant de l’existence
» dans ce que l’existence « n’est parallèle
à rien ». À l’instar de la musique,
Harpo apparaîtrait-il alors comme « la quintessence
de la réalité, le modèle d’existence
qui évoque de la façon la plus aiguë le mystère
de toute existence » ? D’aucuns se trouvent confrontés
à cette « créature insolite », avec les
conséquences inhérentes de cette inopportune et surprenante
rencontre : s’habituer ou non au développement naturel
de son comportement, s’habituer à sa seule présence,
irrémédiablement et désespérément
« là » – à l’instar de toute
existence. « Car c'est le sort de toute réalité
que d'être […] nécessaire et par elle-même
un peu bizarre et loufoque, un peu "en trop" […].
Comme c'est le sort du plus quelconque des objets que de se trouver
doté, par le simple fait qu'il existe, d'une certaine vertu
cocasse, au sens où l'entend le petit dictionnaire Robert
: “qui est d'une étrangeté bouffonne, qui étonne
et fait rire”. » ajoute Rosset.
Ce « pur sentiment de l’existence avec tout le coefficient
d’étrangeté que celui-ci implique » provoqué
par ce personnage interprété par Harpo, se figure
finalement dans une seule et unique expression faciale qui apparaît
comme sa marque exclusive. Il s'agit du « gookie
». Le gookie est cette grimace dont il ponctue régulièrement
ses apparitions. Ses joues se remplissent d'air, sa bouche grande
ouverte laisse entrevoir une langue pâteuse et les yeux fixes
et exorbités semblent ne jamais pouvoir être distraits.
Un léger strabisme accompagne le tout. Cette transformation
subite du visage ne semble pas répondre à de vraies
motivations et prend forme indépendamment du sentiment qui
l'habite et des circonstances qui l'entourent. Elle se fait chair
de manière impromptue n’évoquant ni la douleur
ni la joie, instituant dans le déroulement de l'action une
sorte d'arrêt momentané. Indéfinissable, elle
paraît ainsi être le signe ostensible de l'existence
elle-même ou plutôt de son mystère. À
l’instar de l’existence animale, ce visage, grotesquement
déformé, sans signification assignable, confondrait-il
Harpo avec l’existence et avec l’existence seule ? Quiconque
s’y trouve confronté, ressentirait en réalité
le caractère fondamental de l'existence qui, d’être
surprenante par son fait même, apparaîtrait comme une
mauvaise ou heureuse surprise, qui, d’exister ici et maintenant,
seulement ici et maintenant, en ferait indiscernablement l’horreur
et le charme.
Alexandre Woolcott [8]
écrivit à propos du Gookie : « Confrontés
au Gookie, les étrangers non prévenus sont, paraît-il,
réduits à hurler dans leur sommeil pendant des nuits
entières ! »
Un cas insolite
Que faire face à cet être étrange
? Que faire face à cet être inconnu ?
Passé l'étonnement, les réponses, à
l'image de celles de Pénélope et de Yates varieront
peu. La première rencontre avec « la cloche »
comme il est sournoisement appelé, se soldera pour le couple
par un départ précipité, importunés
qu'ils ont été et désarmés qu'ils seront
avant tout. La réaction de Yates, une fois le danger écarté,
– « je pourrais les trucider ! » –, avant
d'être freiné dans ses ardeurs vengeresses par sa compagne,
paraît symptomatique de l'effroi suscité. Elle est
la réaction de bon nombre de protagonistes face à
ce surplus d'étrangeté soulignant chaque fois sinon
une totale incompréhension en tout cas une inquiétude
réelle. Harpo inquiète, Harpo est inquiétant.
Il n'est pas surprenant de ce fait de le voir opposé fréquemment
aux représentants de la loi. « En trop », surajouté,
il ne peut qu'attirer l'attention des policiers.
L'inspecteur Hennessy qui aperçoit dans le hall de l'hôtel
de The Cocoanuts (Noix de coco), se prêtant
à un drôle de manège, Harpo et son compère,
vient aussitôt vers eux d’un air suspicieux. «
Votre visage ne m’est pas inconnu. » leur dit-il après
les avoir regardés attentivement. Il leur montre solennellement
son insigne officiel. Harpo répond en montrant aussi solennellement
le sien, accroché sur le revers de son imperméable.
L’inspecteur semble avoir sur lui les photos et les casiers
judiciaires de chacun. La vérification de leurs signalements
respectifs est l’occasion pour les deux protagonistes de se
lancer dans un combat acharné sous les yeux éberlués
de l’inspecteur. Après les avoir péniblement
séparés, il les interroge : « Que faites-vous
ici ? Quel est votre nom ? » lance-t-il à l’encontre
de Harpo. « J'ai des soupçons à votre égard.
Je n'ai encore rien à vous reprocher. Mais je vous surveillerai
de près. J'ai vos casiers judiciaires ! Et à la moindre
incartade, je vous ferai voler en taule… Compris ! »
Entre-temps, avant que l’inspecteur ne s’éloigne,
Harpo est parvenu à lui dérober le foulard qu'il avait
dans la poche de sa veste et l'insigne qu'il accrochera crânement
à son imperméable à la grande joie de Chico.
À l'inspecteur Hennessy succéderont d'autres inspecteurs
et policiers qui avec le même sens de l'ordre et du devoir
lui réserveront une attention particulière. Il est
vrai que son invraisemblable accoutrement et ses agissements laisseront
peu de chance à ce personnage de passer inaperçu aux
yeux des représentants de la loi. Pourtant, ne serait-ce
pas la part d’étrangeté émanant de cet
être, qui le mettra fréquemment aux prises avec la
gent policière ? L’inspecteur Hennessy de The Cocoanuts
(Noix de coco), l’inspecteur Henderson de A Night
at the Opera (Une nuit à l’Opéra),…
tous feront l’expérience – ô combien éprouvante
! –, à leur corps défendant, de l’extrême
richesse de cet être aux capacités infinies. Sans exception,
ils éprouveront un étrange sentiment mêlé
assurément de crainte, devant ce personnage dont le mutisme
ne rend pas seulement un visage scrutateur. Chaque fois et pour
seule réponse, Harpo exhibera une multitude d'insignes récoltés
probablement au cours d'un parcours riche en démêlés…
avec la police.
Harpo,
l’effrayant
Après avoir raccompagné la très élégante
Pénélope, il demeure seul près de l'ascenseur.
Il tient à la main une clarinette qu’il porte à
sa bouche et commence à égrener quelques notes. Mais
l’ouverture de la porte de l’ascenseur interrompt subitement
Harpo qui disparaît derrière elle. Cette disparition
soudaine, si elle a l'avantage de laisser quelques moments de répit
aux clients de l'hôtel, n'en évacue pas pour autant
les questions que ne manque pas de faire naître ce personnage.
Ces quelques notes jouées furtivement à la clarinette
par ce multi-instrumentiste délaissant momentanément
la harpe, n'en conservent pas moins leur part de mystère.
À l'instar de la musique dont, selon Rosset, la puissance
originale et spécifique réside avant tout dans son
inexpressivité même, dont la force réelle serait
profondément altérée par la tendance à
lui attribuer un quelconque sens, Harpo constitue une existence
à part, une étrangeté irréductible.
Sa propre originalité et son privilège consisteraient
paradoxalement en une impossibilité à exprimer quoi
que ce soit. « Qu'est-ce que c'est ? » était-il
en conséquence permis de se demander. « Qui est-ce
? » était-il loisible d'ajouter. Ces deux questions
semblent prévaloir à propos de cet être étrange
et inconnu. A fortiori ces deux questions à
la parenté évidente sont deux grandes questions qui
ont partie liée à la peur
[9].
S’agit-il de ce doute si familier et fréquent que ne
manquent pas de susciter les êtres au « statut ambigu »
et occasionnant un indéniable sentiment de peur ? Rosset
prenant appui sur les thèses généralement avancées
sur la notion de peur évoque, dans L’objet singulier,
« la peur inspirée par les êtres au statut ambigu,
c'est-à-dire dont on ne sait s'ils sont vivants ou morts,
êtres réels ou fantômes, personnes humaines ou
automates – automates dont “l'inquiétante étrangeté”
[…] tient à un doute quant à la question de
savoir si on a affaire à du mécanique ou du vivant
». Il suffit pour s'en convaincre de se confronter aux raidissements
uniques du visage de Harpo adoptant l'expression du gookie. De The
Cocoanuts (Noix de coco), à Love Happy
(La Pêche au trésor), il suscite le même
effet d'effroi jusqu’à effrayer un petit chien qui
n'avait que le malheur d'accompagner sa maîtresse dans Love
Happy (La Pêche au trésor). Cependant
cette inquiétante étrangeté ne prend pas seulement
sa source dans ce « masque » du gookie et dans
des agissements aussi atypiques et hors normes charriant, quant
à eux, leur propre lot d’interrogations. Ce personnage,
outre son penchant pour les déguisements en tous genres –
ceux véridiques, du « Père Noël »,
de « Maurice Chevalier », de « Groucho »
ou ceux, plus classiques, découvrant successivement un clown,
un officier de marine, une villageoise… –, fait preuve
de surprenantes et aussi effrayantes transformations et fait subir
à son corps une multitude de métamorphoses ne pouvant
qu'ajouter à l'inquiétude déjà perceptible.
Dans Monkey Business (Monnaie de singe), passager
clandestin poursuivi par l'équipage d'un transatlantique,
Harpo trouve refuge dans une salle de jeu où des enfants
assistent à un spectacle de marionnettes. Sans autre possibilité
de se cacher, il s'introduit subrepticement derrière le décor.
Après avoir accroché à son col un corps de
pantin, sa tête apparaît entre Punch et Judy, deux véritables
marionnettes de bois. Les traits parfaitement figés, arborant
le gookie, la ressemblance avec les deux marionnettes est stupéfiante.
Ces poursuivants ne savent s'ils ont affaire à une marionnette
de bois ou à un être de chair et de sang. Est-ce Harpo
transformé en marionnette ou une marionnette à l'effigie
de Harpo ? La confusion est totale et déconcerte aussi bien
le commandant du navire que son subalterne. Une examination attentive,
en pinçant notamment son visage, n’aide pas à
identifier le personnage. Il a de plus placé derrière
lui – par précaution ou par jeu ! –, un vrai
masque de marionnette avec lequel il joue malignement en alternant
le « vrai » et le « faux ». Interdits, à
bout de nerfs, le commandant et son second finissent par saisir
une jambe qui dépasse sous le rideau de la scène.
La jambe cède avec l'aide serviable de Harpo qui était
entre-temps sorti de sa cachette et était venu leur prêter
main forte. Ils tombent à la renverse et ont les pires difficultés
à se débarrasser de cette jambe qui était également
de… bois. Harpo pendant ce temps s’est installé
sur un petit chariot à roulettes et, sous les acclamations
de l’assistance, quitte la salle. Plus tard, sur le sol ferme,
lors d’une réception que donne un caïd reconverti,
Harpo accompagne une cantatrice à la harpe. Mais, au moment
où il s’apprête à jouer, sa main se coince
malencontreusement dans les cordes de l'instrument. À l’aide
de son autre main, il la dégage et commence à la dévisser.
Une fois cette main dévissée, il se met à se
gratter le cou et la jette avec dédain par terre. Il retrousse
sa manche et une nouvelle main apparaît, prête cette
fois à l'emploi, lui permettant de poursuivre sans autre
interruption le numéro musical. Dans Go West (Chercheurs
d’or), accroché par les pieds et les mains aux
wagons d'un train, son corps s'étire et se rétrécit
au gré des soubresauts du train lancé à grande
vitesse. En s'agrippant ainsi aux wagons, il permettra au train
de continuer sa course triomphale jusqu’à la prochaine
gare. À mi-chemin entre la marionnette, le pantin et l'être
de chair et de sang, cette créature découvre ainsi
des jambes multiples, des mains nombreuses et interchangeables.
Pendant sa « toilette », il se passe tout bonnement
un mouchoir d’une oreille à l’autre à
travers la tête ou retire ses yeux de leur orbite pour les
astiquer en les frottant contre sa chemise. Un chien jaillit même
d’une niche qu’il a sur la poitrine.
Son corps subit également les métamorphoses les plus
variées. À d’autres occasions en effet, Harpo
révèle d'étonnantes et non moins jubilantes
capacités – miraculeuses – à devenir…
un appareil photo : se recouvrant d'un drap noir, en équilibre
sur deux béquilles faisant fonction de trépied, un
objectif à la main et l'extrémité de sa canne
servant de déclencheur ; une parfaite pelisse accrochée
telle quelle au portemanteau d'un appartement ou d’une cabine
de train ; un fauteuil ; une chaise longue ; une literie au grand
complet dont un traversin, en ingurgitant une bonne dose de plumes,
un matelas très confortable, etc. Pendant cette même
réception de Monkey Business (Monnaie de singe),
démuni d'invitation, Harpo n'a pas d'autres moyens pour pouvoir
entrer, que de se fondre dans la longue traîne d’une
robe d'une invitée à la suite de laquelle il «
colle » tant bien que mal, sans pour autant être aperçu.
S'intégrant avec un parfait mimétisme au milieu, il
peut sans appréhension se dissimuler et ne risque pas d'être
identifié par tel membre d’équipage d’un
transatlantique ou tel policier. Un simple tapis suffit parfois.
Il y fourre la tête sans être repéré bien
que le reste du corps soit anormalement visible. D'autres fois,
il se débarrasse de ses poursuivants avec une rapidité
proprement surnaturelle ou effectue une galopade, descend un escalier,
de manière tout à fait sidérante.
« L'objet terrifiant est toujours un “quelque chose”
ou un “quelqu'un” auxquels vient à manquer soudain,
pour une raison ou pour une autre, une identité assignable
et sûre. » retient Rosset dans Le philosophe et les
sortilèges, ouvrage dans lequel il s’attache à
la notion de peur. Au regard des transformations et des métamorphoses
qu’il fait subir à son corps, la question est permise,
quant à la véritable identité du plus intrigant
des frères Marx. Marionnette, pantin, personnage dessiné
– n’est-ce pas sa propre caricature qu’il arbore
sur l’un de ses bras ? –, automate ou selon toute vraisemblance
être de chair et de sang, l’incertitude – le sentiment
d’incertitude, de doute – accompagne chaque apparition
de cet être aux possibilités fantastiques. Dans son
approche, Rosset place le sentiment d’incertitude comme élément
déterminant dans le déclenchement de la peur. Rappelant
le caractère essentiellement
imaginatif [10] de celle-ci, il se demande pourquoi l’imagination,
dont les effets sont peu effrayants d’ordinaire, est à
même de provoquer la peur. Il y a assurément un « élément
virtuellement effrayant » dans l’imagination, se dit-il.
Cet élément est l’incertitude.
Ainsi Harpo ne cesse de bouleverser, le temps de sa présence,
aussi fugace soit-elle, la certitude de chacun des protagonistes
qu’il croise. Les questions sur sa vraie nature se posent
avec acuité et devant l’impossibilité de trouver
des réponses, il s’agira avant tout, à l’image
de Pénélope et de Yates dans The Cocoanuts
(Noix de coco), de fuir.
Qui est-ce ? Qu’est-ce que c’est ?
Le diagnostic du Docteur Hugo Z. Hackenbush
Si la présence réconfortante de son compère
permet momentanément d’atténuer cet indéfectible
sentiment de peur, elle ne saurait pourtant apporter les bonnes
et définitives réponses aux questions que suscite
Harpo. En dernier recours, la collaboration d’un éminent
docteur, le docteur Hackenbush, n’aiderait-elle pas, par la
rigueur de ses analyses et la sûreté de ses diagnostics,
à faire progresser l’étude de ce cas manifestement
aussi difficile qu’effrayant ?
Hormis la relation liant Harpo à son éternel complice
interprété par Chico, il y a celle le mettant en présence
de son autre frère, le troisième de la famille Marx,
Julius alias Groucho. Si la nature devrait logiquement
les opposer, au mutisme de l'un répond la gouaille de l'autre,
à l’imperméable fripé correspond l’éternelle
et distinguée queue de pie, ils se côtoieront et partageront
parfois une même agence. Dans The Big Store (Les
Marx au grand magasin), Harpo est Wacky, l’employé
de Wolf J. Flywheel, détective privé. Il sera à
la fois son jardinier, son cuisinier et son secrétaire particulier.
Dans Duck Soup (Soupe au canard), Harpo interprète
Pinky, chauffeur attitré de Rufus T. Firefly, le nouveau
et fraîchement nommé président de l’État
de Freedonie. Pourtant les rapports entre les deux frères
seront épisodiques et s'institueront sur un registre bien
différent de ceux unissant Harpo et Chico. Ils résulteront
avant tout de la profonde incompréhension que ne manquera
pas de ressentir Groucho, quel que soit le personnage qu’il
interprétera, et dont rendra compte la teneur plus qu’éloquente
de chacun de ses propos. Chaque apparition de Harpo sera, à
l’évidence, la source d’une profonde perplexité
de la part du plus volubile des frères Marx, qui tentera
tant bien que mal de dissimuler un indéniable malaise. En
conséquence, tout rapprochement sera rapidement écourté
et un profond antagonisme entre les deux frères se fera jour.
Dans Duck Soup (Soupe au canard), à Firefly,
le président fraîchement nommé de l’État
de Freedonie, qui importuné lui demande « Dites donc,
qui êtes-vous, de toute façon ? », Pinky, espion
à la solde de l’État voisin, montre en retroussant
sa manche, un tatouage sur le bras. Ce tatouage représente
son visage sommairement dessiné. Aiguisant la curiosité
du président, il lui fait ensuite découvrir sur l’autre
bras, une ravissante jeune femme en maillot de bain. Elle effectue
aussitôt une danse du ventre au son d'une musique orientale.
Après avoir recopié le numéro de cette charmante
danseuse qui était inscrit sur la hanche de Pinky, Firefly
comblé, lui demande : « Dites, vous pourriez m’être
d’un grand secours. Où habitez-vous ? » Pinky,
faisant signe qu’il a la réponse, ouvre sa chemise
et exhibe sur son torse un petit paysage au centre duquel se dresse
une niche de chien. Firefly, curieux, s'approche pour voir l'intérieur
de la niche. Il a la mauvaise idée de miauler, faisant soudainement
surgir la tête d'un « vrai » chien dont les aboiements
le font se relever d'un bond. Interdit, il lui faut quelques instants
pour retrouver un peu de contenance, plus conforme à son
statut de président.
Ces tatouages arborés par Harpo dans Duck Soup (Soupe
au canard), outre le fait de conforter, s’il en était
encore besoin, les prodigieuses capacités du personnage,
n’en confirment pas moins la distance qui sépare deux
univers bien distincts. Groucho devant tant d’inventivité
iconoclaste se sent particulièrement désarmé
en maître du langage qu’il est et dont la parole apparaît
comme la principale et unique arme. L’ironie dont il fait
preuve est surtout l’occasion d’éprouver l’imagination
inépuisable de son interlocuteur et sa verve assassine, habituellement
si efficace auprès de tant d’individus, se montre en
définitive ici bien impuissante. Il est un fait avéré
: la présence et l’activité de Harpo provoquent
en lui de la gêne et les remarques acerbes et particulièrement
désobligeantes qu’il n’a de cesse de multiplier
– dans l’espoir peut-être de conjurer ce qui n’a
pas de nom – révèlent plus un profond sentiment
de malaise.
Firefly finira par le mettre à la porte. Quand, dans un ultime
sursaut d’orgueil, voulant faire échec aux prodiges
de Pinky, il lui demande s’il n’a pas la photo de son
grand-père, Pinky, ravi, commence à retirer sa gabardine
et à soulever un pan de sa chemise. Il ne pourra aller plus
loin, Firefly le pressant sans détour de s’en aller.
Pinky repartira après avoir ramassé sa gabardine et,
hilare, saluera son hôte une dernière fois.
Après ces présentations officielles, et malgré
le manque évident d’affinités entre les deux
frères, une auscultation par le docteur Hackenbush aura bel
et bien lieu. Dans A Day at the Races (Un jour aux
courses), le patient Stuffy sera examiné minutieusement
par le réputé et non moins compétent docteur.
Après avoir pris le pouls de son patient, « Soit il
est mort, soit ma montre est arrêtée. » déclare-t-il,
après avoir essayé de prendre sa température
avec un thermomètre qui, trop savoureux, sera inexorablement
mâché et avalé, et après avoir testé
des réflexes en parfait état, il faudra se rendre
à l’évidence. Le diagnostic tombe : «
C'est tout à fait étrange… je n'ai pas vu ça
depuis longtemps. La dernière fois, c'était dans une
bouteille de formol. C'est complètement déshydraté.
Il y a un métabolisme d'environ 15 %, une thyroïde hyper-active
et une affection glandulaire de 3 %. Avec une mentalité de
1 %. Il appartient à la catégorie de type “Idiotique
Minus”. C'est le plus infâme morceau de chair que j'ai
jamais vu. » Débarrassé de son stéthoscope
qu'il avait mis par mégarde à l'envers, le docteur
poursuit la consultation avec le même scepticisme, au point
de confondre la tête de son patient avec une boule de chewing-gum
qu'il faisait sortir de sa bouche, la vraie tête devenant
à ses yeux une excroissance, un simple « fungus couvert
de poils »… Ce diagnostic paraît sans appel bien
que les compétences médicales du docteur Hackenbush
puissent en fait être sujettes à caution – n'est-il
pas avant tout vétérinaire ! La présence réconfortante
de Tony auprès de Stuffy, derrière lequel il faut
reconnaître Chico, tempérera malgré tout la
sévérité du diagnostic.
Fidèle à son rôle, Chico pondérera la
verve de Groucho qui dès l’arrivée de deux clients
dans son hôtel de The Cocoanuts (Noix de coco),
n’avait pas caché sa réserve à l’encontre
du plus silencieux des deux.
Finale : une peur
insolite
À défaut d’un diagnostic fiable
et objectif, faut-il s’en remettre à la placidité
et à la clairvoyance de Chico. Ce dernier, conscient de son
rôle d'intercesseur, atténue de son mieux, il est vrai,
la part d'étrangeté que provoque la présence
d'Harpo. En mettant des mots sur la gestuelle de son acolyte, sur
ses rébus, sur ses charades, il apporte la signification
faisant défaut à l'« homme du commun »
qui, face à cet être, apparaît singulièrement
dépourvu. Avec une remarquable patience, il s’interpose
souvent entre Harpo et les autres, apportant un précieux
réconfort à chaque protagoniste qui, confronté
à ce déroutant personnage, paraît singulièrement
désemparé. Quand il lui arrive quelquefois de ne pas
saisir la portée des « propos » de son complice,
sans sourciller, avec une parfaite connaissance des qualités
de Harpo, il l’encourage à être plus clair. Dans
Love Happy (La Pêche au trésor),
il a bizarrement Harpo au téléphone. Ne comprenant
pas des paroles débitées trop rapidement, il lui demande
de s'« éclaircir l'esprit » : « Tu parles
trop vite. Éclaircis-toi l'esprit. » Harpo sort un
mouchoir de sa poche et le passe d'une oreille à l'autre,
à travers toute la tête. La communication se poursuivra,
Chico décryptant avec une plus grande aisance les pensées
de son interlocuteur qui, par précaution, s'était
quand même collé le combiné sur le front.
Autrement, Chico pourra compter sur les capacités non moins
surprenantes de l’imperméable que porte son compère.
Harpo a en effet à sa disposition une série d’objets
qui, le cas échéant, se substituera remarquablement
à la parole qui lui manque. Aux sifflets, gestes en rébus,
coups de trompe déjà répertoriés, s'ajouteront
ainsi des objets particulièrement utiles, sortis de manière
pour le moins miraculeuse… de cet étrange imperméable.
En exergue à son raisonnement sur le déclenchement
de la peur
dans Le philosophe et le sortilège, Rosset prévenait
: « À trop éloigner la peur de toute chose
réellement redoutable, on finit par lui ôter toute
substance et toute vigueur. » Il n’est pas de ce fait
inopportun « de montrer qu'il doit toujours y avoir quelque
chose de bien réel à l'horizon pour que se produise
le phénomène de la peur », que sous cet arsenal
de guenilles se dissimule vraisemblablement autre chose que l'équipement
au grand complet d'une cuisine.
L’imperméable qu'il ne quitte qu’à de
très rares occasions réserverait-t-il une autre surprise
?
L’imperméable
Cet imperméable,
éternellement fripé, à l’ampleur exubérante,
est d'abord la remise dont se sert Harpo, le kleptomane. Au cours
de ses nombreux larcins, accumulant les objets aussi divers que
parfois proéminents, il utilise les multiples poches qu’il
a à sa disposition et dont la contenance paraît illimitée.
Dans Love Happy (La Pêche au trésor),
elles stupéfient Madame Egilichi ainsi que ses hommes de
main à la recherche d'un collier de diamants. Ces derniers
s'échinent à chercher en vain une boîte de sardines
contenant les fameux diamants et ne peuvent que se montrer ébahis
devant le nombre d'objets que ces poches recèlent. Elles
découvriront successivement une boîte à musique,
une paire de jambes, un paillasson portant l'inscription Welcome,
un parapluie, une bouée, une boîte aux lettres, une
chambre à air, un glaçon, une luge, un chien, une
enseigne de coiffeur, un collier de cheval… Cette énumération
d'objets hétéroclites n'est qu’une infime partie
d'une très longue collecte commencée dès son
arrivée dans l’hôtel de The Cocoanuts
(Noix de coco). Dans Animal Crackers (L’Explorateur
en folie), ses manches avaient laissé tomber au grand
dam de l'assistance et notamment d'un inspecteur de police, l'argenterie
complète d'une cuisine. Des fourchettes et des cuillères
en grande quantité étaient tombées de l’imperméable
avant qu’une cafetière, très attendue, ne close
l’inventaire. À leur suite, des objets aussi différents
que nombreux se sont ajoutés : piège à souris,
biberon, cloche, paire de jumelles, longue-vue, carabine, pistolet
à eau… L’imperméable semble s’être
ainsi substitué avantageusement à la valise qu’il
avait avec lui dès son arrivée dans l’hôtel
de The Cocoanuts (Noix de coco), une valise dont
il ne voulait pas se séparer et qu’il comptait bien
remplir avec la bénédiction de son associé.
Néanmoins cet imperméable n'est pas seulement un coffre
détenant un butin patiemment recueilli pendant de longues
et fructueuses aventures. Il possède des propriétés
proprement miraculeuses.
Dans Horse Feathers (Plumes de cheval), responsable
de la fourrière municipale, Pinky est occupé à
donner à manger aux chiens quand un passant s'approche et
lui demande d'un ton sec : « Je voudrais m'offrir une tasse
de café. » À cette requête, Pinky soulève
aussitôt le pan de son imperméable et met la main dans
sa poche pour en ressortir une tasse de café bien chaud.
Il la lui tend et part en saluant le passant qui, étonné,
le regarde d'abord s'éloigner pour ensuite jeter un regard
médusé sur la tasse de café qu'il tient à
la main. Est-ce bien vrai ? semble se demander le passant.
« Qu'y a-t-il donc de si redoutable dans la dimension du “tout
près” qu'on puisse y déceler, de manière
générale, la dimension même de la peur ? »
se demande Rosset [11].
« Rien assurément, hormis le simple fait de la proximité
qui, pour n'être ni tout à fait loin ni tout à
fait ici, suffit à engendrer l'incertitude : expression géographique
de l'ambiguïté ontologique où gît toute
peur. Tout objet terrifiant est un objet ambigu, dont on vient à
douter s'il est ceci ou cela, le même ou un autre ; mais aussi
– car cela revient au même – s'il est ici ou là,
présent ou absent : or c'est le cas de tout objet proche.
» répond-il. Cet imperméable, ce manteau «
hanté », comme se plaît à le remarquer
Groucho sous les traits d’un avocat dans At the Circus
(Un jour au cirque), réserve à l’évidence
une autre surprise, ne pouvant qu’accroître l’angoisse
que ce personnage interprété par Harpo ne manque pas
de susciter.
Harpo a à sa disposition, par le biais des poches intérieures
de son imperméable auxquelles s’ajoutent celles de
son pantalon, tout ce qu'il désire au moment le plus opportun
et le plus improbable. La réaction de ce passant dans Horse
Feathers (Plumes de cheval) est à cet égard
symptomatique. De ses poches, loin de se réduire à
de formidables coffres-forts, il tire indifféremment tout
ce qu’il lui faut et tout ce qu’il désire et
se fait une joie – tout enfantine – de répondre
aux besoins les plus variés et aux envies les plus diverses.
L’ambassadeur de l’État de Sylvanie dans Duck
Soup (Soupe au canard), Trentino, fait l’expérience
à la fois véritablement fantastique et particulièrement
éprouvante des ressources des multiples poches de l’un
de ses espions, Pinky. Un énorme réveil, un chalumeau,
un disque, un pistolet, un piège à souris font une
apparition imprévue au gré d’une conversation
rythmée entre Trentino et Chicolini, le second espion. Hormis
l’ambassadeur, d’autres goûteront à la
virtuosité sans pareille de Harpo et à l’adresse
maléfique avec laquelle il exhibera n’importe quel
objet, à la seule condition toutefois que la demande lui
en soit faite. Une lampe à souder ou une énorme boîte
d’allumettes sert pour allumer quelque cigare, un phonographe
permet d’imiter la voix d’un chanteur, des sucres d'orge
et des sucettes géantes sont offerts dans l’espoir
de consoler des jeunes femmes épleurées… Tout
est décidément à attendre de cet imperméable
assimilable à un véritable antre magique qui, sous
des yeux souvent éberlués, alimente, en même
temps que la crainte, le mystère.
Le réel
en personne
Ainsi cet antre mettra à l’épreuve pour le meilleur
et pour le pire nombre de protagonistes.
Il y a en premier lieu celui qui le côtoie quotidiennement,
Chico, que les propriétés miraculeuses de l’imperméable,
en homme avisé qu’il est, ne peuvent que réjouir.
Dans Love Happy (La Pêche au trésor),
sous les traits de Faustino, il s’approche de Harpo observant
amoureusement une danseuse. « Harpo, tu as quelque chose
pour moi ? » demande-t-il à Harpo qui a le regard fixé
sur la danseuse. « Tu veux que je lise dans ta pensée
? » Harpo acquiesce de la tête. « Pense à
quelque chose ! Tu penses à ce que tu pensais hier. C’est
ton unique pensée, hein ? Tu es amoureux. Une jolie fille
va te sourire. C’est là tout ce que tu désires
: un sourire. » Harpo opine de nouveau de la tête. «
Bon, maintenant, qu’as-tu pour moi ? » Harpo esquisse
un premier geste vers l’une de ses poches et en retire une
boîte de sardines dont le fond apparaît marqué
d’une croix de malte. « Pas de sardines. Tu as promis
quelque chose de spécial ! » lui rétorque Chico
d’un ton désapprobateur. Harpo esquisse alors un second
geste vers l’autre poche de son pantalon et en sort cette
fois-ci… une glace. « Une glace ! Tutti frutti ! Une
glace ! » répète Chico en s’éloignant
comblé.
Ainsi, le fidèle associé de Harpo se montre très
naturellement enchanté des possibilités de cet imperméable,
se révélant au demeurant d’un grand secours
lorsque les deux compères accomplissent dans les vastes demeures
de milliardaires quelques mauvais tours. Les vœux de Chico
sont la plupart du temps exaucés avec parfois quelques petits
contretemps propres à lasser sa patience et à nourrir
son mécontentement. Quand le musicien Ravelli a besoin d’une
lampe, dans l’obscurité de la bibliothèque de
Animal Crackers (L’Explorateur en folie),
pour pouvoir échanger en toute discrétion un tableau,
le professeur la lui fournit après avoir fait preuve d’une
surdité persistante. Pendant le très curieux kidnapping
de Horse Feathers (Plumes de cheval), Pinky satisfait
de la même manière chacune des requêtes de Barovelli,
malgré quelques légers malentendus qui seront cependant
sans conséquences. À d’autres occasions, Chico
compte également sur lui pour pouvoir les faire sortir de
cellules de prisons dans lesquelles ils se retrouvent tous les deux
enfermés, par le plus grand des hasards. Par chance, Harpo
a toujours sur lui un énorme trousseau avec la clef permettant
d’ouvrir la seule porte cadenassée. Chico est assurément
le premier à se féliciter des prodiges que réalise
Harpo, qui lui avait fait dire dans Animal Crackers (L’Explorateur
en folie) : « Il a tout ce qui lui faut. » En « escroc
» avisé et roublard, il a une entière confiance
en lui, quelle que soit la nature des obstacles se dressant sur
leur chemin. C’est pourquoi les pouvoirs exceptionnels se
dissimulant derrière les pans de l’imperméable
ne sont pas étrangers à la sérénité
affichée par Chico et à la bonhomie dont il fait preuve
constamment.
Le « dilettantisme » qui le caractérise résulterait-il
de ce « sentiment » qu’il faudrait qualifier,
sous la bienveillance de Clément Rosset, d’«
allègre »
[12] ?
En revanche, à la différence de Chico, certains n’affichent
pas la même sérénité et ne montrent aucune
jubilation – voire allégresse – à l’égard
des dispositions si particulières de Harpo. Son accoutrement
ainsi que ses agissements étaient déjà la source
d’un sentiment profondément équivoque engendrant
des réactions pour la plupart n’ayant que peu de rapport
avec la joie. Ses stupéfiantes aptitudes laissaient enfin
chacun à des peurs bien légitimes. Ce vêtement,
aussi anodin soit-il, fripé, rapiécé, par l’entremise
de facultés insoupçonnables ne peut que renforcer
la peur que ce personnage suscite et qui s’apparenterait à
la peur inspirée par le « réel »
lui-même, peur dont rend compte Rosset.
Prenant cette fois ses distances avec les analyses traditionnelles
de la peur,
Rosset émet l'hypothèse que la peur peut être
inspirée par le « réel ». « De ce
que l'épreuve de la peur se confond avec l'appréhension
du réel – de ce qu'il y a en lui de constitutionnellement
imprévisible et par conséquent d'inconnu –,
il s'ensuit que la peur intervient toujours de préférence
lorsque le réel est très proche : dans l'intervalle
qui sépare la sécurité du lointain de celle
de l'expérience immédiate. Quand on est très
loin, rien n'est encore à craindre, l'événement
à venir étant trop éloigné pour être
ressenti comme redoutable, quoi qu'il puisse être. Quand on
est arrivé, rien n'est plus à craindre, l'événement
redoutable ayant déjà eu lieu. La peur n'a de raison
d'être qu'un peu avant l'arrivée : quand le réel
n'est ni lointain ni présent, mais tout près [13].
» À partir de ce qui constitue le réel, Rosset
en déduit le rapport entre l’expérience de la
peur et de la réalité. « Mais cette incertitude
de la peur – incertitude quant à soi et quant à
toute chose – est au fond celle de toute imagination, et particulièrement
de l'imagination la plus ordinaire du réel, celle qui anticipe
sans cesse la réalité au fur et à mesure que
celle-ci se réalise, devient présente. La nature de
l'événement à venir, de ce qu'on peut appeler
la réalité imminente, n'est pas moins douteuse que
celle de l'objet terrifiant. Il y a dans la substance du réel
quelque chose qu'aucune anticipation ne saurait jamais parfaitement
connaître, qui fait que le réel passe nécessairement
toute prévision et déçoit toute imagination.
Cette imprévisibilité du réel explique en profondeur
le rapport entre l'expérience de la peur et l'expérience
de la réalité : elle est la loi générale
dont la peur ne constitue qu'une application particulière
[14]. »
Ainsi l’attente paraît longue jusqu’au moment
où les pans de la gabardine s’ouvrent et découvrent
ce de quoi il s’agissait réellement : un sucre d’orge,
une lampe à souder, une carabine, une chandelle brûlant
par les deux bouts… « Voilà qui illustre bien
la peur et son objet : une réaction de panique à l’égard
de quelque chose qui n’est ni loin ni ici mais loge en une
indéterminable proximité. Et c’est le sort de
toute réalité que d’être potentiellement
terrifiante en tant qu’elle est proche dans le temps et dans
l’espace, sans être encore présente ni visible.
On peut certes être plus ou moins sûr de ce qui va se
passer, s’appuyer sur les prévisions les plus sensées
pour anticiper raisonnablement ; il faudra pourtant toujours attendre
l’épreuve du réel en personne, ici et maintenant,
pour lever quelque dernier et secret doute, attendre son appréhension
en chair et en os pour dissiper les appréhensions de l’imagination
[15]. » conclut
Rosset. |