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«
L'homme qui le premier m'a donné l'idée de devenir
acteur fut un gars qui se faisait appeler Gookie. Gookie n'avait
rien à voir avec le théâtre. Il roulait
des cigares dans la vitrine d'un tabac de Lexington Avenue.
C'était une boutique qui abritait, dans une pièce
arrière, une salle de jeu de cartes et un comptoir pour
parier aux courses ; c'est ce qu'il y avait de plus ressemblant
à un club de société dans le voisinage.
C'était le second foyer de Frenchie et, pour ce qui concerne
le tripot, pour Chico également. Comme, pour moi, le
jeu et les paris n'avaient pas la même importance essentielle
dans la vie que pour Chico, je n'avais pas passé beaucoup
de temps dans la pièce arrière. Là où
je me suis le plus amusé ce fut dehors, devant la vitrine
du magasin.
Gookie travaillait sur une table basse, face à l'avenue,
derrière la vitre. C'était un petit homme grumeleux,
le teint de la même couleur que celle des feuilles de
tabac qu'il utilisait pour rouler les cigares, comme s'il avait
attrapé cette couleur à cause d'une surexposition
au tabac. Il portait toujours une chemise sale, à petites
rayures, sans col, des manchettes en cuir. Qu'il fût assis
à sa table derrière la vitre ou qu'il fit des
courses pour les joueurs de cartes, Gookie était tout
le temps en train de grogner et de marmonner pour lui-même.
Il ne souriait jamais.
Il faut dire que Gookie était déjà assez
drôle à regarder quand il ne travaillait pas ;
mais lorsqu'il se mettait à toute vitesse à rouler
des cigares, il offrait un spectacle unique. C'était
une merveille de voir à quelle allure bougeaient ses
petits doigts boudinés. Et lorsqu'il se laissait aller
à accomplir son boulot à la perfection, il était
tellement absorbé qu'il ne pensait même pas aux
grimaces qu'il pouvait faire. Sa langue pendait comme un gros
rouleau, les joues se gonflaient, les yeux exorbités
se mettaient à loucher.
J'avais pris l'habitude de m'installer devant la vitrine et
de pratiquer l'imitation du regard de Gookie pendant quinze
ou vingt bonnes minutes, utilisant la vitre de la vitrine comme
miroir. Il était trop pris par son travail pour me remarquer.
Un jour, j'ai décidé que je l'avais parfaitement
assimilé – langue, joues, yeux et tout le
reste.
Je grattai la vitre. Lorsqu'il leva son regard, j'ai crié
: “Gookie ! Gookie !“ et je composai son visage.
Je crois que j'ai été très bon dans mon
imitation, parce qu'il se mit dans une colère folle,
commença à agiter son poing en m'injuriant. Je
lui ai à nouveau composé la grimace, tout en fourrant
mes pouces dans les oreilles et en agitant les doigts. Cela
l'a achevé. Gookie sortit comme une fusée de la
boutique et se mit à me courir après, en descendant
l'avenue. Il n'était pas difficile d'échapper
à un petit gars lourdaud comme lui. Mais je dois rendre
à César ce qui est à César : Gookie
ne renonça jamais à me poursuivre à chaque
fois que je lui offrais le spectacle de ma grimace à
travers la vitre.
Cela devint bientôt un spectacle régulier. Parfois,
le type qui servait derrière le comptoir de la boutique
de cigares pariait avec les joueurs de cartes que j'allais faire
sortir Gookie de ses gonds. Lorsque tout le monde, regardant
mon manège de la pièce arrière, se mettait
à rire, Gookie se mettait encore plus en rogne après
moi.
Ainsi, pour la première fois, à l'âge de
12 ans, j'avais déjà une réputation. Même
Chico commença à me respecter. Il avait pris l'habitude
de me présenter à chaque fois que quelqu'un de
nouveau passait par le tripot. Il disait à l'étranger
à peu près ceci : “Serre la main de mon
frère là-bas. C'est le gosse le plus malin du
quartier.“ Lorsque le type me tendait la main, je lui
faisais un Gookie. Ça provoquait à tous les coups
un éclat de rire unanime dans la salle de jeu.
Sans le savoir, je devins un acteur. Un personnage était
né dans la rue, devant la vitrine du magasin de cigares,
un personnage qui, en fin de compte, allait m'entraîner
loin des rues d'East Side.
Des années plus tard, dans toutes les pièces comiques
et dans tous les films où j'ai joué, j'ai “montré
un Gookie“ au moins une fois. Ce n'était pas toujours
prévu à l'avance, surtout à l'époque
de nos vaudevilles du début. Si nous sentions que les
spectateurs commençaient à s'endormir, à
gigoter sur les sièges et à se gratter les pieds
pendant nos gags, Groucho ou Chico me chuchotait pris de panique
: “Ssssssst ! Montre-moi un Gookie !“ Le fait que
cela ne ratait presque jamais était dû, je dois
le reconnaître, tout d'abord au possesseur du visage d'origine.
J'ajoute ici que le petit rouleur de cigares était sans
doute l'homme le plus honnête que j'aie jamais rencontré.
Il était même le plus honnête des honnêtes
hommes. Si Gookie n'avait pas été là ou
s'il avait souri rien qu'une seule fois, mon premier show eût
été un flop et le reste de ma vie n'eût
pas valu la peine d'en écrire un livre*. »
* Harpo et moi, Harpo Marx, avec la collaboration de
Rowland Barber, traduit de l'américain par Jean Paradis
et Alex Beck, Scarabée et Compagnie, 1983. Édition
originale : Harpo Speaks! published by Bernard Geis
Associates, New York, 1961. |
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