Cinéma et Folie, d'une singularité à l'autre : l'aventure des Marx Brothers
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Préambule
     
 
 
   
 
 
 

Sur les hauteurs de Lausanne, en Suisse, un bel hôtel particulier du dix-huitième siècle, le château de Beaulieu, fut transformé en musée au début des années soixante-dix. Après de longues années et de nombreuses péripéties, la Collection de l’Art Brut trouvait enfin refuge. Le peintre Jean Dubuffet, à l’origine de la collection, constituée de travaux de toutes sortes relevant de ce que lui-même appela « Art Brut », rassemblés et collectionnés depuis plusieurs décennies, en fit finalement don à la ville de Lausanne. Aujourd’hui ce musée qui contient quelque 15 000 œuvres et un ensemble de 6 000 œuvres classées sous la dénomination de « Neuve Invention », regroupant des cas limites de l’Art Brut, réunit des œuvres de différents types. Il y a d'abord celles issues de collections asilaires qui sont le fruit de prospections dans les hôpitaux psychiatriques en Europe et plus particulièrement en Suisse, en France et en Allemagne du début du siècle jusqu'en 1950, celles présentant un caractère « médiumnique » et provenant des milieux spirites de la première moitié du siècle et enfin, celles se caractérisant par la diversité de leur provenance, c’est-à-dire des créations d'auteurs autodidactes, révoltés, reclus ou anarchistes, souvent illettrés et de milieu très modeste et également quelques cas d'art carcéral… Malgré leur variété et des origines diverses, ces œuvres d’artistes issues de la Collection de l’Art Brut réunies en ce même lieu ont comme dénominateur commun de répondre aux critères d’une notion originale instaurée par le peintre Jean Dubuffet

Si pendant leurs tribulations cinématographiques, les frères Marx honorèrent de leur présence nombre d’hôtels, il est toutefois peu probable qu’ils puissent apparaître, même furtivement, dans ce grand et bel hôtel du dix-huitième siècle surplombant Lausanne. En dépit d’un indéniable penchant à surgir sans crier gare et d’un manque évident de savoir-vivre, il est difficile d’imaginer que les noms de Julius, Adolph, Léonard et Herbert Marx, plus connus sous les pseudonymes de Groucho, Harpo, Chico et Zeppo, à la faveur de treize réalisations cinématographiques s’étalant de The Cocoanuts (Noix de coco) réalisé en 1929 à Love Happy (La Pêche au trésor) réalisé en 1949, puissent orner les murs de cet hôtel transformé en musée de l’Art Brut et s’afficher aux côtés de noms tels que Adolf Wölfli, Aloïse Corbaz ou encore Heinrich-Anton Müller. Cette intrusion serait, à n’en pas douter, des plus insolites.


De l’union de Minnie Shoenberg et de Samuel Marx, naquirent à Manhattan à la fin du dix-neuvième siècle cinq fils dont les premiers se destinèrent très tôt à la scène théâtrale et à l’art du vaudeville. Après des débuts chaotiques le succès est enfin au rendez-vous dans les années vingt. Les « Marx Brothers » étaient nés. Deux spectacles verront le jour, The Cocoanuts en 1925 et Animal Crackers en 1929, consacrant un succès qui dépassait les espérances de la famille. Paradoxalement, ils allaient être aussi leur adieu à la scène du music-hall. En effet commençait en 1929 le tournage de The Cocoanuts (Noix de coco) à partir de leur propre pièce. Leur carrière cinématographique débutait et allait s’achever deux décennies plus tard en 1949 avec Love Happy (La Pêche au trésor), laissant aux historiens du cinéma treize réalisations classées parmi le genre burlesque et dont seront essentiellement retenus un comique gesticulatoire, un style violent, un don indéniable pour la musique et le chant, une prédilection pour l’improvisation, bref un évident savoir-faire et des qualités héritées pour la plupart de ces années passées sur scène… sans oublier les étonnantes et extravagantes particularités de chacun des membres du quatuor : pour deux d’entre eux, un penchant avéré pour le verbe, une étourdissante voire déconcertante pantomime pour le troisième et enfin pour le dernier, une certaine sobriété s’accommodant peu à cette famille à l’exubérance revendiquée. Aussi, en plein apprentissage de la parole, le cinéma était l’occasion d’exercer cette prédilection pour le mot pour le mieux attifé de la famille, vêtu d’une inusable queue de pie et arborant perpétuellement un cigare aux lèvres ainsi que pour celui à l’apparence plus négligée, accoutré d’une veste étroite et d’un petit chapeau conique, de perpétuer les nombreuses années d’expérience à l’art si contraignant du vaudeville, notamment pour le plus excentrique des frères, affublé d’un ample imperméable couvrant une défroque bariolée et dont l’ingéniosité consistait entre autres à pallier une infirmité originelle.
Néanmoins cette époque charnière pour cet art en gestation qu’était le cinéma dans les années trente, s’enrichissant de la parole, ne pouvait pas ne pas susciter nombre de questions auxquelles les frères Marx n’échappèrent pas – au même titre que nombre de comiques issus ou non de la scène théâtrale – et dont rendent compte d’une certaine manière leurs œuvres. Cette spontanéité doublée d’un sens inné de l’improvisation ne serait-elle plus de mise ? Leur style, violent, s’assagirait-il ? La moustache de fard noir de Groucho serait-elle abandonnée ? Leur accoutrement serait-il troqué ? La parole serait-elle enfin donnée au plus muet d’entre eux ?… Les questions étaient nombreuses. Qu’allait-il advenir de ces enfants issus de la tradition vaudevillesque subissant face au cinéma un incontestable étiolement ?

Quoi qu’il en soit, entre le vaudeville consumant ses derniers feux et le cinéma à l’aube d’une ère nouvelle, peu s’arrogèrent le droit ou seulement la possibilité, comme le firent les frères Marx, d’embrasser sans le moindre complexe et avec un remarquable à-propos ce moyen d’expression en quête assurément d’une véritable identité et si prompt à se défaire des « écueils » de ses premières années. Pour le bonheur des uns ou le malheur des autres, ils séviraient désormais non plus sur les planches mais sur les plateaux et non plus au détriment d’un public bel et bien réel mais de techniciens, qu’ils soient metteur en scène ou producteur. Au mépris des convenances, insouciants, incrédules ou seulement opportunistes, croyant dans tous les cas en leur bonne étoile et en leur faconde, ils seraient présents, aussi vivaces et loquaces qu’ils le furent dans les nombreux théâtres qui les virent passer et comptant sur leur incroyable dextérité.
Le résultat sera, au-delà des profondes caractéristiques de chaque composante du quatuor, ces objets « insolites » à la bizarrerie décelable et aux imperfections nombreuses répertoriées telles quelles par le musée du cinéma et dont se font allégrement l’écho les nombreux écrits, articles, ouvrages, qui leur furent consacrés. Appréciés, encensés ou rejetés, dans tous les cas critiqués, ils demeurent aujourd’hui aux côtés d’autres noms dans une histoire du cinéma et dans un musée où pointe la nostalgie d’une époque révolue. Avec le temps, leurs œuvres semblent ainsi ne pouvoir s’afficher autrement, s’inscrivant invariablement dans une veine, la veine burlesque, et dans cette époque si particulière que furent les années trente. L’« insolite », « le sentiment de l'insolite » d’après le philosophe Clément Rosset qui en donne « sa » définition dans Principe de sagesse et de folie, signalerait moins une existence propre que la relative indépendance de réalités qu’il met en contact imprévu. La conséquence serait alors pour le philosophe de montrer l’« incongruité » de certaines co-existences. C’est pourquoi entre la « réalité » du vaudeville et la « réalité » du cinéma, des réalisations marxiennes, serait avant tout perçue et retenue une évidente et notoire incongruité.


Quoi de plus insolite en conséquence de les voir s’afficher – temporairement, il est vrai – dans ce haut lieu de l’Art Brut que devint et qu’est désormais le château de Beaulieu ! Quoi de plus insolite que d'entrevoir un film des Marx Brothers en vis-à-vis d’une sculpture de Müller, d’un dessin d’Aloïse ou d’une peinture de Wölfli. Importe-t-il seulement de les voir et de les montrer autrement, à l’instar de la démarche de Jean Dubuffet qui, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, allait donner naissance à la Compagnie de l’Art Brut et à une notion pour le moins originale ! De quoi s’agissait-il ?
Il s’agissait dans un premier temps d’appréhender et de montrer les travaux réalisés par les patients des établissements asilaires en s’écartant ostensiblement des études déjà écrites. L’approche était nouvelle, inédite, prenant le relais de docteurs avisés, à l’ouverture indéniable et qui s’étaient démarqués de l’approche communément admise en un tel lieu pour ne privilégier que les « œuvres » à d’autres fins que celles d’une pathologie. Les prospections se multipliant, la collection s’enrichissant, des expositions seront prévues. Elles mettront sur le devant de la scène les travaux des auteurs découverts et désormais apparentés à l’Art Brut, elles donneront à voir des productions pour le moins inédites. La notion d’Art Brut prenait corps et serait identifiée, précisée à la faveur d’un ensemble d’articles rédigés au fur et à mesure par Dubuffet. Des publications seront également envisagées par la Compagnie de l’Art Brut et mettront à jour les productions originales des auteurs. Sous forme de fascicules, illustrées, ces publications se donnaient pour ambition à la fois de divulguer ces nouvelles créations et d’en démontrer la richesse et l’intérêt.
Ainsi, parallèlement à la lente élaboration du concept d’Art Brut au cours de cette longue aventure initiée par Dubuffet, les expositions et la parution des fascicules de la Compagnie de l’Art Brut, par l’originalité de leur contenu, par leur caractère novateur, en façonnaient naturellement l’assise.


De la même manière il est question d’appréhender les tribulations des frères Marx autrement. En prenant exemple sur la démarche de Dubuffet, il s’agirait de s’écarter des « diagnostics » déjà établis et de « libérer » les frères Marx de cet « enfermement » dont ils sont – à leur corps défendant – victimes. À l’identique, à la faveur de cette « déambulation », au gré de leurs nombreux films et en s’appuyant sur la riche personnalité de chaque protagoniste et sur leurs prolifiques « méfaits » au sein de la sphère cinématographique, la rédaction de « fascicules » apporterait un éclairage nouveau.
A fortiori, l’hypothèse, ô combien séduisante, d’une indéniable folie marxienne, repérée fréquemment par les commentateurs de tout bord, n’en autorise pas moins ce rapprochement osé, voire déplacé. Les frères Marx sont-ils fous ? Cette question mérite assurément de s’y attarder au regard de la mention récurrente de la « folie » et de l’évocation fréquente de « symptômes » qui ont trait à cette même folie par les critiques et historiens examinant l’univers marxien. S’il y a lieu de parler de folie à leur égard, de quelle folie est-il vraiment question et en quels termes l’appréhender ?
Si l’intérêt réside alors en une perception autre, différente, nouvelle des agissements du quatuor, se démarquant du caractère hautement « symbolique » réservé habituellement à l’enchaînement de leurs actes, il est au demeurant – aussi – question d’en finir une bonne fois pour toutes avec la folie marxienne. De quelle manière ?


Toutefois, cette déambulation dans ce musée – imaginaire –, aussi insolite soit-elle, nécessite au préalable un détour par une notion délicate élaborée par Jean Dubuffet et qui aboutira ainsi à la création d’un musée, bel et bien existant celui-ci. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, quelles étaient les intentions du peintre Dubuffet dont les expériences artistiques étaient pour l’heure restées vaines ? Qu’est-ce qui intéressait au premier chef Dubuffet dans ces ouvrages « maladroits », réalisés dans des circonstances le plus souvent douloureuses ? Que recherchait-il dans ces compositions de toute sorte ? Que désignera finalement cette appellation d’« art brut » autour de laquelle nombre d’expositions et de publications, et finalement, un musée virent le jour ?

Pour le passionné d’art qu’est et que restera Dubuffet, se forgera parmi la multitude des travaux qu’il collectionnera un attrait de plus en plus exclusif pour « les productions d’art émanant de personnes étrangères aux milieux spécialisés et élaborées à l’abri de toute influence, de façon tout à fait spontanée et immédiate », pour les productions d’art livrant « d’une manière véridique et immédiate – tout chauds, pourrait-on dire, et tout crus – les mouvements d’humeur de l’auteur », pour les productions d’art incarnant « une projection immédiate de ces humeurs de l’artiste, une projection que rien ne vient fausser ». De cet attrait prit essor une association dont les buts se résumaient au début à rechercher « des productions artistiques dues à des personnes obscures, et présentant un caractère spécial d’invention personnelle, de spontanéité, de liberté à l’égard des conventions et habitudes reçues » et à « attirer l’attention du public sur ces sortes de travaux, en développant le goût, et [à] les encourager ». De cet attrait naquit une notion dont les bases seront élaborées à la faveur de longues et fructueuses prospections et au fil d’expositions et de nombreux écrits, qu’il s’agisse des fascicules ou de textes consacrés explicitement à celle-ci, textes à placer prudemment à part.
En effet, pendant que la collection s’enrichissait de multiples travaux aux origines incontestablement diverses, Dubuffet consacrait à la notion d’Art Brut une série d’écrits qui s’échelonnèrent de 1948 à 1967, dans le cadre notamment des différentes expositions organisées par la compagnie. Ces articles permirent de cerner avec plus de précision les tenants et les aboutissants de la compagnie et de poser au fur et à mesure les jalons d’un concept ténu ne manquant pas, il est vrai, de susciter nombre d’interrogations. Parmi la somme des textes exposant les desseins de Dubuffet, trois articles, précieux, aux titres pour le moins évocateurs, se distinguent : « L’Art Brut préféré aux arts culturels » rédigé en 1949, « Honneurs aux valeurs sauvages » en 1951 et « Place à l’incivisme » en 1967. Que retenir de ces articles, hormis le fond polémiste et volontairement provocateur et l’indéniable verve de son auteur ? Quelle importance accorder à ces écrits dans l’élaboration du concept d’Art Brut ? Quelle place leur attribuer – sinon distincte –, à côté de la publication régulière des fascicules de la compagnie retraçant l’histoire d’individus jusque-là « dédaignés » et des diverses expositions présentant des œuvres jusque-là « ignorées » ?

À parcourir les différents écrits de Dubuffet consacrés explicitement à la notion d’Art Brut, se dégage la recherche d’un art se voulant résolument aux antipodes de l’art homologué et habituellement loué, et mettant en exergue la richesse, la force, la potentialité créatrice de travaux réalisés pour la plupart dans des conditions extrêmes de réclusion, d’isolement, dans l’anonymat et la clandestinité. Selon les principes émergents de la notion, ces dernières seraient les seules garantes d’une authenticité et d’une spontanéité qui auraient depuis longtemps déserté musées et autres galeries d’art. Cet « art » spontané, immédiat, véridique, « brut » s’élaborerait ainsi à l’abri de toute influence, laissant la place à la seule inventivité de l’auteur et à l’originalité – à prendre le terme dans son sens propre. Aux formes inhabituelles, cette inventivité déboucherait sur des réalisations à la pauvreté voire même aux maladresses évidentes mais dont se satisferait pleinement Dubuffet, faisant peu de cas du savoir-faire. Ces réalisations combleraient dès lors le passionné d’un « certain » art que deviendra Dubuffet, mais également le pourfendeur de ce qu’il appellera les « arts culturels ». Elles s’inscriront en effet dans une volonté sans cesse renouvelée d’édifier un « art » à la force manifestement subversive.


Ce bref détour, détachant en particulier les différents articles écrits par Dubuffet sur la notion d’Art Brut dans le dessein d’en instaurer les bases, s’avère nécessaire afin d’éclairer une démarche et d’écarter toute méprise. En aucun cas, – nonobstant le parti pris, formel, d’une structure en fascicule et l’idée d’une déambulation dans un musée imaginaire régissant cette disposition particulière, disposition en « colonnade » –, il est question de démontrer que les réalisations cinématographiques des frères Marx peuvent être rangées – en toute simplicité – parmi les réalisations des auteurs d’Art Brut. Comme il a été suggéré, la notion même d’Art Brut charrie son propre lot de questions et entraîne allégrement sur le chemin délicat et complexe de la création et de son véritable statut. Mettre en rapport l’itinéraire d’une famille américaine, à l’histoire assurément très riche – dont rendent compte à leur manière les autobiographies de deux des principaux intéressés – avec celui d’auteurs apparentés à l’Art Brut dont le parcours est autrement plus douloureux est assurément inopportun. Les Marx ne sont pas fous, – à prendre le terme dans un sens courant, désignant une personne atteinte de troubles, de désordres mentaux, sens qui n’est d’ailleurs plus employé en psychiatrie – et un quelconque amalgame avec les patients des hôpitaux psychiatriques mis au-devant de la scène artistique par Dubuffet serait parfaitement déplacé.
Seulement, la curiosité d’un peintre pour de telles œuvres, la volonté d’en montrer et d’en démontrer l’intérêt – lors d’expositions et à la faveur de publications –, l’audace enfin de se démarquer des conventions et des usages motivent ce rapprochement. En filigrane, le courage d’opter pour des prises de positions inédites le commande et le renforce.

Néanmoins, de cette entreprise, faudrait-il ne retenir que l’engouement d’un homme pour les productions marginales, autodidactes, anonymes, clandestines, à l’écart de tout cadre institutionnel ou autre, et élaborées par des individus peu soucieux de reconnaissance…, en résumé, pour les productions de « l’homme du commun », anticipation proprement dubuffetienne de l’auteur d’Art Brut ? Faudrait-il ne retenir que les efforts d’un homme pour promouvoir la création artistique dans ce qu’elle aura de plus authentiquement insolite relevant d’une perception de l’art peu orthodoxe ? Faudrait-il ne retenir que le pari osé d’un homme passionné d’un certain art et la gageure que représente une telle aventure ? Sauf à s’interroger sur un tel engouement, se questionner sur la détermination et la volonté de l’auteur, desquelles ressortent une tenace indiscipline à l’égard des habitudes ou autres conventions et une non moins tenace insoumission à l’égard des idées reçues, l’évocation de cette aventure ne peut qu’éclairer une « autre » approche des tribulations marxiennes, autant par les perspectives avancées que par les nombreux écueils qu’elle ne put, en réalité, éviter.
Cette aventure se résumerait-elle dès lors à une succession de « querelles » qui agrémentera l’itinéraire de Dubuffet dans sa quête d’un art différent : querelle d’« experts » opposant Dubuffet à André Breton ; querelle de peintres opposant Dubuffet au peintre Gaston Chaissac…


Même si les établissements asilaires seront le terrain de prédilection des recherches du concepteur de l’Art Brut, ils n’en inspireront pas moins chez ce dernier une attitude précise, au surplus débarrassée de toute ambiguïté. Se démarquant du rejet que la folie était à même de provoquer mais également de la curiosité dont le milieu artistique de l’époque lui témoignait, Dubuffet s’échina à faire valoir son apport au sein de l’Art. Quel sera cet apport ? Qu’est-ce que Dubuffet retirera de la trajectoire d’individu, trajectoire le plus souvent douloureuse, dans l’élaboration de la notion d’Art Brut et subséquemment au sein même de la création ? Quelle perception de la folie adoptera-t-il finalement ? Derechef, il importera de clarifier sa place au sein de la compagnie et au cœur d’une notion naissante trop encline à être assimilée à l’« art des fous ». Nombreux seront ainsi les efforts de Dubuffet tant dans ses écrits revenant régulièrement sur le sujet que lors des expositions organisées par la compagnie. Loin de toute catégorisation et déplorant seulement l’intérêt porté en premier lieu à l’itinéraire de l’individu interné, il prendra conscience de la valeur des travaux recensés, et ne voudra s’occuper que de leur force, de leur richesse, en insistant sur leur originalité. S’accommodant du parcours douloureux d’individus, il verra en la folie la porte ouverte à une spontanéité, une ingénuité, bref à une « pureté brute » si revigorante dans le champ artistique et, s’agissant des mécanismes inhérents à la création artistique, si rare.
Au reste, plus que certaines « vertus » de la folie relevées et louées par Dubuffet, plus que le « rôle » attribué à la folie dans le processus créatif, est à retenir la manière dont est envisagée la folie – une folie en étroite « parenté » avec la création. « Bien entendu cet art est fou. Quel art n’est fou ? Quand il n’est pas fou il n’est pas art. » s’exclamera-t-il lors de la conférence de l’exposition « Cinq petits inventeurs de la peinture » présentant les œuvres de Paul End, Alcide, Stanilas Liber, Gaston Dufour et Sylvain Lecoq, et qui prendra pour nom « Honneurs aux valeurs sauvages ». S’agit-il d’entrevoir toute expression artistique, quelle qu’elle soit, comme un phénomène lui-même pathologique ? « Le mieux, le plus cohérent, serait de prononcer, pour en finir, que la création d’art, où qu’elle apparaisse, est toujours dans tous les cas pathologique. » revendiquera-t-il dans le texte de présentation, « Place à l’incivisme », de la grande exposition au musée des Arts décoratifs.
Lui emboîtant le pas, le « mieux » et le plus « cohérent » ne serait-il pas de considérer les prestations marxiennes avec les mêmes dispositions. S’il y a lieu de parler d’une quelconque folie à l’égard de ces dernières, le postulat dubuffetien dispenserait d’une part de toute tentative d’étude périlleuse, longue, trop spécialisée et d’autre part permettrait d’accueillir avec la plus grande bienveillance, voire sans le moindre préjugé, leurs extravagances – le terme folie pris dans un sens figuré ne désigne-t-il pas le caractère de ce qui est déraisonnable, extravagant. En effet et dorénavant, dans le dessein d’appréhender autrement ces seules et uniques extravagances, l’hypothèse dubuffetienne, le postulat dubuffetien autoriserait de sortir les frères Marx de l’« enfermement » dont ils sont partiellement victimes.

Au cours de leur carrière riche de treize films, deux films l’y invitent grandement. Il s’agit de A Night at The Opera (Une nuit à l’Opéra) et – à un moindre degré – de A Day at The Races (Un jour aux courses) réalisés par la Metro-Goldwyn-Mayer en présence du producteur Irving Thalberg. Ces deux réalisations retiennent en effet l’attention en raison non seulement de la présence à la production de ce producteur dont les méthodes détonneront avec ce que les frères Marx avaient eu jusqu’alors à faire mais également par les commentaires et les critiques qu’elles suscitèrent. Cette courte parenthèse dans l’itinéraire cinématographique des frères Marx alimente de toute évidence aussi bien la question des méthodes d’un producteur, aussi génial soit-il, vis-à-vis d’acteurs aux qualités et aux aptitudes certes surprenantes et à la réputation certes sulfureuse, que la question de la « création d’art » à considérer telle quelle et en ayant à l’esprit l’entreprise et les propos de Dubuffet. N’apporterait-elle pas son dû à l’épineux et inépuisable dilemme de la « véracité » d’une œuvre, quelle qu’elle soit ? Ne mettrait-elle pas en lumière, par l’entremise d’une minuscule cabine dans laquelle seront cantonnés – de force ? – les frères Marx dans A Night at The Opera (Une nuit à l’Opéra), les questions, si chères à Dubuffet, de la spontanéité, de l’ingénuité… touchant à l’expression « pure » et « authentique », à la création artistique dans son sens le plus noble ? D’aucuns inscriront cette parenthèse comme une tentative, parfaitement réussie et pour le moins salutaire, de « libération » des frères Marx au regard de leur passé théâtral et de leurs « tics ». D’autres la déploreront, constatant que l’esprit qui faisait leur force en faisait inéluctablement les frais. Qu’en est-il exactement ? Au-delà du clivage que cette collaboration institua et des présupposés qu’elle véhiculait immanquablement, demeure une somme importante de films qu’il est préférable d’embrasser dans son ensemble, sans distinguo, loin des éternelles et inépuisables interrogations restant invariablement sans réponses. Ainsi dans l’étroitesse d’une cabine se (dé)nouaient en quelque sorte l’issue des folles mésaventures marxiennes et avec elle, leurs présumées affiliations.


L’évocation de l’aventure mouvementée et controversée de la Compagnie de l’Art Brut orchestrée par l’impérieux Dubuffet ne saurait cependant se limiter à une énumération de querelles, aussi opportunes et emblématiques soient-elles. En effet, au-delà de la fascination et également de la répulsion que les œuvres collectées par Dubuffet ont pu susciter, des attitudes diverses qu’elles ont pu engendrer, des polémiques, demeure l’entreprise d’échafauder une théorie. Les efforts théoriques furent patents en effet, et, il est vrai, indispensables dans le but d’établir avec netteté les contours de cet art en gestation. Lui assigner une place, bel et bien réelle, éventuellement un « rôle » au sein des Arts, qui, perçus globalement, seront appelés tout de go les « arts culturels », sera aussi l’enjeu, qu’il le veuille ou non, de Dubuffet. Ces efforts se cristallisèrent évidemment autour de la signification du concept d’Art Brut et naturellement de l’utilisation de ces termes de « art » et « brut » mis côte à côte. Que retenir de cette élaboration tardive certes et s’efforçant de formuler les spécificités d’une création originale ? À la lecture des différents écrits de Dubuffet et au regard des propres atermoiements de la compagnie, le récit de cette élaboration ne manque pas de provoquer perplexité et interrogation.
Cette aventure « hors du commun » aurait-elle eu comme seul mérite de mettre en perspective les difficultés d’élaborer une théorie artistique, qu’elle soit aussi peu tributaire des usages et qu’elle se revendique résolument en marge ? À ces œuvres patiemment et scrupuleusement sauvegardées se rapportera un ensemble de critères aux limites fluctuantes. À l’appellation dénichée en 1945 correspondra une somme d’écrits successifs tentant, bon gré mal gré, de détailler un concept. Est-ce suffisant bien que l’aventure aboutît à un musée bel et bien vivace ! Si cette aventure s’inscrit d’abord comme la volonté indéfectible d’un passionné d’art, en butte à une certaine culture – se plaçant résolument contre –, comme la détermination sans faille d’un homme sûr de son intuition, et si, à y regarder de plus près, elle prête allégrement le flanc aux objections, elle n’en met pas moins à jour les circonvolutions des mécanismes si insaisissables de la création d’une part, et d’autre part, de la considération de cette même création. À cet aune, l’évocation de cette aventure instruit.

L’édification d’une théorie, quelle qu’elle soit et indépendamment des partis-pris, des convictions, des intuitions, oblige non seulement à s’entourer de précautions rhétoriques mais aussi à prendre en compte la faisabilité de l’entreprise en gardant à l’esprit sa pertinence et à s’entendre sur ses véritables fins. Ne considérer que l’œuvre dans ce qu’elle renferme et montre, l’appréhender loin des habitudes et loin de certains codes, la privilégier au détriment de son auteur dont l’histoire, l’itinéraire – aussi douloureux soient-ils – sont mis de côté est un premier pas ; déceler dans ces œuvres les seules et uniques « vertus » admises dans le champ artistique et leur attribuer un pouvoir manifestement roboratif à l’égard des « arts culturels » est un second pas. À l’évidence ce plaidoyer – pro domo – en faveur d’un art « insolite » ne pouvait pas manquer d’entraîner nombre d’objections. Quant aux conditions dans lesquelles les réalisations étaient élaborées, quant aux critères avancés voulant définir ce qu’était une réalisation dite d’Art Brut, quant aux présupposés sur l’art généralement considéré, elles étaient nombreuses et logiquement, hanteront de manière récurrente la démarche de Dubuffet. Sur les équivoques – les assimilations, notamment avec l’« art des fous », l’hypothèse d’une « virginité »… –, il dut s’employer à répondre au fil de ses écrits, et apporter des précisions ou revoir la radicalité de certains jugements. À cet égard les atermoiements de la compagnie, notamment sur les suites à donner à cette aventure – création ou non d’un musée ? –, souligneront les vicissitudes auxquelles Dubuffet dut faire face. Malgré d’aussi attrayantes intentions, de précieux efforts déployés pour la recherche des œuvres et leur conservation, et finalement, nonobstant la création d’un musée, l’élaboration de ce qu’était précisément l’Art Brut ne pouvait surseoir à la question de sa seule légitimité. La parole était bel et bien dans le camp de Dubuffet. Qu’allait-il en faire ? Se détachaient en arrière-plan le rôle attribué et dévolu au mot, l’utilisation – éloquente – qui en fut faite de la part du porte-parole de cette notion iconoclaste et subséquemment se dessinait la question du véritable statut de la parole, du langage.


À ce titre, se forge également ce rapprochement avec les tribulations cinématographiques d’une famille américaine et incidemment se pose la question du véritable sens à donner à cette déambulation au sein de ce musée imaginaire. Pour lors, et comme il était à craindre, cette déambulation à travers les pièces de ce musée s’arrêterait-elle subitement en chemin ! Prendrait-elle inopinément tout son sens qui, faut-il le rappeler, est de marcher sans but précis, selon sa fantaisie ! Paradoxalement, à l’intérieur de ce musée regorgeant d’œuvres pour le moins hétéroclites, réunissant aussi bien des tableaux, des sculptures et maintenant des réalisations cinématographiques, il ne s’agirait plus de marcher sans but précis, selon sa fantaisie. À l’image du pari à la fois esthétique et théorique de Dubuffet, de cette quête d’un « certain art » mais avant tout de cette tentative verbale d’en inscrire les règles, la question de son bien-fondé surgirait immanquablement.
En écho, se feraient entendre les propos – prémonitoires ! – de Dubuffet quant à la possibilité d’une définition – exhaustive – de l’Art Brut. En effet dans un texte de présentation au premier fascicule publié par la compagnie, à la question, « Qu’est-ce que l’Art Brut ? », Dubuffet répondit sans ambages : « L’Art Brut c’est l’Art Brut et tout le monde a très bien compris. ». Sur le véritable sens à donner à cette recherche et sur la signification à mettre derrière cette appellation d’Art Brut, la notion même serait-elle ou était-elle seulement vouée à la tautologie ? Si cette formule de Dubuffet alimentera les interprétations, – selon les partisans ou les détracteurs de cet art en devenir, les supputations seront nombreuses –, elle n’en délivrera pas moins une issue à cette aventure audacieuse et en garantira en quelque sorte le ressort. Se distingueraient finalement le parcours du peintre Gaston Chaissac au sein de la Compagnie de l’Art Brut et le sort – funeste ! – réservé à ses œuvres. L’itinéraire de ce dernier illustrerait moins les aléas de cette quête – idéale – d’un art en dehors des courants majeurs que les difficultés à le circonscrire et subséquemment à le faire admettre. Cette appellation ne pouvait dès lors que présenter le risque, en dépit de la volonté de son auteur d’assumer la responsabilité de ne pas en délimiter de véritables frontières, de ne pas être « contrôlée », et donc de perdre de sa force. La perdra-t-elle en définitive ? La parenthèse ouverte – et jamais refermée – par Chaissac comme par d’autres au sein de l’Art Brut contribuerait-elle à clore définitivement celle ouverte – et jamais refermée également – par l’Art Brut au sein même de l’Art ?


Alors à cette déambulation attendue, succéderait une autre, au gré moins de préceptes que d’une entière liberté, d’une certaine indépendance, plus à même, au reste, de se confronter à la personnalité si atypique et déconcertante des quatre frères Marx. Cette « autre » déambulation ne saurait toutefois se réaliser en toute fantaisie et sans le concours – fortuit, il est vrai, paradoxal vraisemblablement – de la philosophie de Clément Rosset. Ce dernier, déjà convié pour le terme d’insolite, sera en effet d’une aide précieuse et, à la faveur d’une philosophie peu conformiste, apportera un éclairage des plus engageants. Servirait-il en définitive de guide à cette déambulation inattendue en la gratifiant de surcroît d’un « sens » ?
Ainsi, quel sera le sort réservé aux réalisations marxiennes au cours desquelles les quatre frères se démenèrent âprement et joyeusement ? Quelle valeur leur accorder ? Quel statut leur attribuer ? Après la traversée tourmentée de Monkey Business (Monnaie de singe) pendant laquelle les frères Marx incarneront de turbulents clandestins aux prises avec l’équipage du navire et un débarquement tout aussi tourmenté, ne trouvant leur salut que dans le malaise soudain et providentiel d’un passager, les frères Marx aborderont fièrement et sans aucune retenue les rivages encore éclatants du cinéma. Sans exagérer la vitalité de ces singulières personnalités que le producteur Irving Thalberg s’échina tant bien que mal à amadouer, le temps d’une brève mais symptomatique traversée dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), la « folie », l’esprit d’insoumission, le goût de la sauvagerie…, ces quatre clandestins se complairont à sévir. Séviront-ils en toute impunité ? En prenant soin de se démarquer des études et autres diagnostics existants, dont le plus célèbre et le plus suivi, sans aucun doute, fut établi par l’auteur du Théâtre et son double, que faut-il retenir de leur « folle » impétuosité ? Demeurent désormais des œuvres qui, nonobstant leur « dehors » maladroit, ne s’opposeraient nullement à un regard en tout point bienveillant, aussi osé soit-il et par là même risqué.


Dans l’une de leur première excursion – du latin, excursio, « voyage, incursion, digression » ; de excurrere, « courir hors de » – cinématographique, la famille Marx au grand complet, réunie dans la demeure somptueuse de Madame Rittenhouse, interprétée par celle qui deviendra la compagne éternelle des frères, Margaret Dumont, sera mêlée à une histoire de vol de tableaux. Sans révéler l’identité du coupable ni l’issue de l’intrigue de Animal Crackers (L’Explorateur en folie), au centre de laquelle se dressera une inestimable toile de maître, les vols à répétition permettraient d’établir avec circonspection la teneur de la recherche : recherche du coupable, recherche d’un mobile, recherche des tableaux, faux et authentiques… et finalement, en s’ouvrant à la philosophie de Clément Rosset, « recherche du sens ». Dans Le réel, traité de l'idiotie ce dernier remarque à propos de la question du sens – dans la philosophie moderne –, sa persistance et sa permanence : « Question toujours à l'ordre du jour, d'une actualité à jamais pérenne, la recherche ou l'affirmation d'un sens semblent faire partie du domaine des choses qui ne changent pas, qui ne peuvent probablement pas changer. » Pour le philosophe cette question est ainsi constituée qu’« elle ne peut pas ne pas manquer d’être toujours posée et interminablement reposée ».

« Une » recherche, pour être permanente, doit satisfaire à une double condition écrit-il. Dans un premier temps elle doit « être en prise sur un désir non susceptible de se tarir » et dans un second temps, « être hors d’état d’aboutir jamais ». « Il faut à la fois que la volonté de trouver soit inébranlable et que le risque de découvrir soit nul ; ainsi seulement l’enquête pourra être dite à jamais ouverte » échafaude-t-il. Ainsi, une question est durable, une enquête interminablement reprise lorsqu’elles présentent le « double caractère de désirer tout en ne désirant pas quelque chose » et qu’il résumera par l’expression, à la structure paradoxale, de « désir de rien ». Cette expression est cependant à distinguer de celle de « ne rien désirer » qui équivaut à l’absence de désir. Le désir de rien manifeste d’une part un intérêt, une motivation, un mobile vis-à-vis de la cause et d’autre part ce désir est sans objet précis ou sans motivation vis-à-vis du but ou de l’objet visé, non en tant qu’il est visé précise le philosophe, mais en tant qu’il serait objet. Ni absence de désir, ni désir de quelque chose en particulier, ni davantage désir du néant – qui serait que le désir cesse –, le désir de rien serait « le désir qu’un certain désir inassouvissable désire à jamais en tant que tel ».

Ainsi la recherche du sens, « l’affirmation qu’un sens existe et est à trouver », possède assurément pour Rosset cette structure paradoxale du désir de rien. En faisant cohabiter la vigueur et la netteté du refus de se rendre à l’évidence du non-signifiant, d’admettre que ce qui existe ne veuille rien dire – même si la nature de ce mobile n’est pas sans poser des questions –, et le flou, l’infiniment vague de ce qui est recherché, de l’« objet » recherché, la quête du sens constitue une (en)quête invariablement recommencée.
Après s'être interrogé sur sa permanence et après avoir distingué deux grandes figures [1] de recherche du sens, la figure de l'illusionniste et la figure de l'inguérissable, Rosset établit un lien entre « le goût du sens » et l’essence de la « dévotion ». Pour le philosophe, il ne fait aucun doute que le dévot est « d’abord celui qui est incapable d’affronter le non-nécessaire ». Ce dernier, confronté aux méandres du non-nécessaire, a besoin d’un appoint, d’une autorisation, de « la garantie d’une nécessité » dont par exemple le juriste, le policier, le médecin, ou épisodiquement le philosophe pourrait se charger de la délivrer. « Le dévot n’est pas celui qui répugnerait spontanément à certaines pratiques, mais celui qui refuse de pratiquer sans raison, sans “ordre” (au sens à la fois impératif et normatif). Il est même ouvert à toute pratique, pourvu qu’elle reçoive l’aval d’une autorité qui, si l’on peut dire, lui donne cours : une réalité considérée comme impie sera aussitôt adoptée si le juriste lui assure que “ça se fait”, le policier que “c’est permis”, le médecin que “c’est conseillé”, le philosophe que “c’est rationnel”. » Ce refus en quelque sorte du gratuit, aussi étonnant ou effrayant soit-il – aboutissant au renoncement de sa propre liberté au profit d’un ordre –, s’inscrit sans aucun doute comme l’un des nombreux aspects du… refus du « réel » pour le philosophe qui dégage de multiples mécanismes de défense face à ce réel, mécanismes de défense d’autant plus fort lorsqu’il est perçu comme cruel. Et, parmi les manières de se prémunir contre le réel, de le mettre à l’écart, figure celle qui « consiste à l’accepter sous condition, sous réserve pour lui d’apparaître comme porteur de signification ».

Loin d’être un rejet du réel, il s’agit seulement d’un « déguisement », d’un « déplacement », le principe d’envelopper d’un sens dressant un espace pour le moins protecteur entre le réel et l’homme. Lecture du réel atténuée, tempérée, et en prime débarrassée de certains attributs déplaisants, il offre alors une défense, un rempart à l’usage de l’homme ne sachant où aller et privé de but. Faudrait-il finalement renoncer à toute idée de déambulation ? « exister sans nécessité », « agir sans caution », « aller à l’aventure dans un monde où rien n’est prévu et rien n’est joué, où rien n’est nécessaire mais où tout est possible » épouvantent le dévot, avertit Rosset. Au dévot cependant, il n’oublie pas d’ajouter les hommes « en tant qu’ils sont susceptibles de dévotion, c’est-à-dire de peur ». Après ces éclaircissements sur cet « attachement » au sens, Rosset termine sur ce qui constitue la pierre angulaire de sa philosophie, le réel : « C’est pourquoi le réel n’est ordinairement pas ici, mais un peu plus loin, à l’horizon ; et l’insignifiance, qui en dit à la fois la plénitude et l’idiotie, non pas perçue mais remise à plus loin et à plus tard : en vue sans doute, mais pas encore là, – encore et toujours “à venir”. »

 
 
 
 
   
 
   
 
© jeanhelio - 2013