Préliminaires
Arrivés sur la terre ferme à la
place d'un passager souffrant dans Monkey Business (Monnaie
de singe), les quatre clandestins, répondant désormais
au nom de Groucho, Chico, Harpo et Zeppo Marx seront-ils considérés
comme d'éternels « malades » ? Les symptômes
décelables attesteraient-ils d’un diagnostic unanimement
reconnu et pour le moins inaltérable ? Outre la classification
des films des frères Marx par les historiens et les critiques
cinématographiques, les écrits que leurs prestations
ont pu susciter, qu’ils s’agissent d’ouvrages
et d’articles, adoptent souvent une terminologie particulière.
« Univers de démence… consciente
», « Jeunes et beaux et cinglés
et joyeux et méchants », « délire
organisé », « sadisme joyeux »,
« folie entreprenante et contagieuse »,…
il n’est pas rare en effet d’attribuer aux frères
Marx certains « symptômes » qui ont trait
à la folie, quand il ne s’agit pas de folie elle-même.
Que faut-il en déduire et de quelle folie s’agit-il
réellement ?
En même temps que Dubuffet prospectait et collectionnait les
productions de toute sorte et de toute origine au sein de la compagnie,
il consacra à la notion d’Art Brut un certain nombre
d’écrits dans le dessein de préciser les objectifs
de l’association créée en 1948, – association
qui comptait, à ses débuts, l’une des grandes
figures intellectuelles de l’époque, André Breton,
partageant avec Dubuffet un vif intérêt pour les productions
hors normes et se passionnant pour la question de la folie –,
et d’éclairer ses véritables intentions sur
cette aventure « hors du commun ». Les textes de Dubuffet
rédigés entre octobre 1947 et février 1967,
posèrent ainsi les bases d’une définition de
l’Art Brut. Deux notices écrites à l’occasion
de la création de la compagnie et de sa reconstitution en
1948 et 1963, un texte au titre lapidaire « L’Art Brut
», prévu pour accompagner la publication du premier
fascicule – il sera repris pour l’exposition organisée
à Vence en 1959 – et trois articles, écrits
lors d’expositions, énonceront et « scelleront
» les principes d’un concept en devenir. Ces trois articles,
dans le fond plus polémistes, le premier, véritable
manifeste s’intitulant « L’Art Brut préféré
aux arts culturels » en 1949, le deuxième, « Honneurs
aux valeurs sauvages », écrit en 1951 et le troisième,
au titre tout aussi évocateur, « Place à l’incivisme
», rédigé à l’occasion de la grande
exposition au Musée des Arts Décoratifs de Paris en
1967, formeront à eux trois les ferments de la notion d’Art
Brut.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, quelles étaient
les intentions du peintre Dubuffet dont les expériences artistiques
étaient pour l’heure restées vaines ? En se
prenant de curiosité pour des ouvrages élaborés
anonymement, clandestinement, dans des circonstances particulières,
de quel art Dubuffet allait être le farouche défenseur
? Sous cette dénomination « Art Brut » qui servit
rapidement à désigner de multiples travaux aux origines
diverses, s’inaugurait la recherche d’un art dont les
contours précis mirent plus de temps à être
définis par son initiateur : art se voulant aux antipodes
de l’art homologué et habituellement loué ;
art spontané, immédiat, véridique, «
brut » ; art débarrassé de toute influence et
de tout héritage ; art privilégiant l’inventivité
propre et singulière d’auteurs ; art se satisfaisant
des maladresses et de la pauvreté des réalisations…
En complément des expositions et de la publication des fascicules,
les écrits de Dubuffet se révélèrent
précieux. Ils permirent à son auteur, outre de dresser
les pans d’une théorie, de répondre aux interrogations
que la notion ne manquait pas de susciter. Parmi ces dernières,
figurait en bonne place celle qui avait pour sujet l’itinéraire
des auteurs « enrôlés » par Dubuffet, les
prospections de la compagnie se portant essentiellement vers les
établissements asilaires. S’enquérant des vertus
propédeutiques de la folie, Dubuffet devait non seulement
y puiser les valeurs de sauvagerie et l’inclination à
l’incivisme vantées et prônées dans les
écrits fondateurs de la notion mais également y déceler
les mécanismes inhérents à la création
artistique. Cependant les recherches mettront en lumière
les conditions extrêmes dans lesquelles les réalisations
étaient conçues et subséquemment poseront la
question du statut de la folie et de sa perception. Au-delà
de l’apport – controversé – de la folie
au sein de la notion chère à Dubuffet et corolairement
de l’effort de ce dernier de taire tout malentendu au sujet
de l’accointance de l’Art Brut et de l’«
Art des fous », se distinguera une prise de position originale
à l’encontre de la folie, s’éloignant
notamment de la mouvance surréaliste.
Pour quelles raisons ces « fêtes » auxquelles
les gens privés d’occupation et de plaisir se montrent
si enclins intéressaient tant Dubuffet ? Quels « bénéfices
» pouvait-il retirer de l’enfermement auquel était
soumise une grande majorité des auteurs apparentés
à l’Art Brut ?
Considérées communément comme burlesques, absurdes,
échappant allégrement à l’analyse, en
un mot, comme « folles », il apparaît nécessaire
de la même façon de préciser la véritable
nature des « exactions » des frères Marx.
Si l’« acceptation » de leur folie doit requérir
au préalable quelques éclaircissements voire quelques
précautions, la seconde traversée à laquelle
les frères Marx seront conviés, après celle
mouvementée de Monkey Business (Monnaie de singe),
se révèle, à ce titre, pleine d’enseignement.
En effet les frères Marx goûteront, quelques années
plus tard, aux mêmes affres de la traversée. Il s’agira
cette fois de A
Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra),
un film réalisé en 1935 et produit par la Metro-Goldwyn-Mayer.
Groucho, dans le rôle de Otis B. Driftwood, est l’impresario
d’une richissime veuve qui a l’impérieuse volonté
de faire partie de la haute société. Cette dernière,
Madame Claypool, qui ne le laisse pas insensible, a donc décidé
d’investir dans l’opéra de New York que dirige
un certain Herman Gottlieb, qui, tout autant que Driftwood aimerait
gagner les faveurs de la milliardaire. Chico, Fiorello, s’est,
quant à lui, mis en tête de promouvoir les talents
d’un jeune et encore méconnu ténor, Ricardo
Baroni, aidé fidèlement par Harpo, Tomasso, qui, quand
il ne subit pas les caprices et les coups du grand ténor
Rodolpho Lasparri dont il est le valet, s’est pris de tendresse
pour la belle soprano Rosa Castaldi qui est en réalité
amoureuse de Baroni. Après une représentation de l’opéra
de Milan, grâce à la providentielle Madame Claypool,
se conclut l’engagement du grand ténor italien, Lasparri,
pour l’opéra de New York. Tous se retrouvent ainsi
embarqués à bord d’un transatlantique en direction
de New York, au premier rang duquel se trouve Madame Claypool, Driftwood,
Gootlieb, Lasparri et la soprano Castaldi…
Cette traversée, par bien des aspects, se distinguera de
celle réalisée quatre années auparavant. Ne
serait-ce par la présence à la production de ce film,
d’Irving Thalberg. Ne serait-ce par les méthodes préconisées
par ce jeune producteur, dont l’aura, après sa disparition
brutale, marqua fortement l’industrie cinématographique.
Ne serait-ce par la réunion improbable de l’exigence
de ce producteur et de la réputation des frères Marx.
Ne serait-ce finalement par la place qu’accorderont à
ce film les critiques et les historiens du cinéma dans l’aventure
cinématographique marxienne. Quelles étaient en effet
les intentions de Thalberg, l’impresario, quand, partageant
la même table de jeux avec Chico, il convia les frères
Marx à cette traversée ? La mention faite de l'intermède
des films réalisés sous l'égide d'Irving Thalberg
paraît en effet symptomatique. N'apparaît-il pas comme
une tentative – et perçue comme telle –, de courte
durée certes mais réelle, de « normalisation
» ou, pour employer un autre terme, de « médicalisation
». Quels « bénéfices » retirer de
cette traversée pendant laquelle l’impresario de Madame
Claypool, Otis B. Driftwood, incarné par Groucho Marx, se
réjouira du confort relatif de la suite 58 ?
Qu’est-ce
que l’Art Brut ?
Lors des premières expositions organisées
par le foyer de l'Art Brut, l'anonymat des auteurs est préservé.
Le nom des auteurs qui ont séjourné ou séjournent
dans des établissements psychiatriques apparaît abrégé
ou amputé de leur patronyme. Auguste Forestier sera remplacé
par Auguste For, Jeanne Tripier par Jeanne Tri, Aloïse Corbaz
verra disparaître son patronyme ou, autre exemple, Gaston
Dufour sera rebaptisé Gasduf. L'orientation choisie par Dubuffet,
qui sera respectée également dans les publications
de la compagnie se révèle cependant différente
de celle, en usage, des experts médicaux. Il fait abstraction
sur les recommandations des médecins avec qui il est en relation
des indications d'ordre médical renseignant sur le diagnostic
émis. Il maintient en quelque sorte au sujet des auteurs
exposés le secret médical. Ce choix semble s'imposer
naturellement au regard de l'itinéraire de chacun des auteurs
– l'idée de respect et le souci de préserver
une individualité au parcours jusque-là difficultueux
–, mais s'avère également répondre à
des raisons d’une autre nature.
« Ces noms peuvent paraître étranges. Ils le
sont en effet. La raison en est que ce ne sont pas exactement les
vrais noms des artistes. Ce sont des noms tronqués, non énoncés
dans leur entier. Il s'agit donc d'œuvres dont les auteurs
demeurent dans un demi-anonymat. Voilà qui nous change de
l'ambiance habituelle des expositions de peinture, où les
exposants montrent au contraire d'ordinaire une si grande avidité
de se faire connaître. Les exposants, dans les expositions
habituelles, sont extrêmement préoccupés de
l'accueil qui sera réservé par le public à
leurs œuvres, des commentaires qui en seront éventuellement
publiés dans la rubrique dite artistique des journaux. Chacun
suppute ses chances de devenir, s'il ne l'est encore, un artiste
professionnel vivant à l'aise de la vente de ses œuvres,
comblé d'égards et d'hommages… Mais ici rien
de tel. » Tels sont les propos introductifs de la conférence
prononcée par Dubuffet à l'occasion du vernissage
de l'exposition « Cinq Petits Inventeurs de la Peinture
» en janvier 1951. Cette conférence prendra pour nom
« Honneurs aux valeurs sauvages » et sera en bonne
place parmi les écrits que l'inventeur et le concepteur de
l'Art Brut consacrera à la notion. Les œuvres exposées
étaient celles de Gasduf, Paul End, Sylvocq, Liber et Alcide.
Les auteurs en question avaient en effet d'autres préoccupations.
« Les cinq exposants ne se soucient pas le moindrement de
considérations de cet ordre. […] D'ailleurs ils ne
savent même pas que cette exposition a lieu. De telles choses
les laissent parfaitement indifférents. […] Tous les
cinq sont en effet pour l'heure, enfermés derrière
les portes cadenassées d'un asile d'aliénés.
» Il est évident, vu les circonstances énoncées,
qu'ils ne se soucient guère du devenir de leurs travaux,
ces derniers étant le résultat de « raisons
beaucoup plus sérieuses et plus profondes ».
Cette indifférence à tout destinataire quel qu'il
soit, ce désintéressement s'exprimant naturellement
à l'égard de la sphère artistique, apportent
à ces ouvrages des qualités qui intéressent
au premier chef Dubuffet. « Et en effet je suis moi-même
très passionné d'art, mais d'un certain art, qui n'est
pas du tout celui qu'on entoure généralement, dans
nos pays, d'attention et d'honneurs. L'art fait par les spécialistes
professionnels, je le trouve peu intéressant. C'est les productions
d'art émanant de personnes étrangères aux milieux
spécialisés et élaborées à l'abri
de toute influence, de façon tout à fait spontanée
et immédiate, qui m'intéresse. Et en effet l'art n'est
passionnant – à mes yeux du moins – que pour
autant qu'il livre d'une manière très véridique
et immédiate – tout chauds, pourrait-on dire, et tout
crus – les mouvements d'humeur de l'auteur. Il faut qu'il
soit une projection immédiate de ces humeurs de l'artiste,
une projection que rien ne vient fausser. » Il faut en déduire
alors la grande disparité entre les sujets traités,
les techniques employées, les systèmes de figuration
représentés et ceux en usage dans la tradition ou
épisodiquement en vogue. Au gré de circonstances concrètes,
le plus souvent douloureuses, de marginalisation, arbitraire ou
non, mentale ou sociale, de cloisonnement en tout cas, aboutissant
à une solitude assurée, un anonymat de bon aloi, l'inventivité
se fait jour. Clandestine elle revêt des formes inhabituelles,
d'une excessive puissance et d'un pouvoir insoupçonnable.
Les prémisses
À la différence de son nom
de baptême qui fut trouvé et adopté rapidement,
la caractérisation de la notion d’Art Brut mit plus
de temps à s'élaborer. Au moment où son initiateur
multipliait les investigations et découvrait les productions
qui allaient la représenter, les premières esquisses
prirent forme. Les tentatives ensuite d'en dessiner plus précisément
les contours s'échelonnèrent sur de nombreuses années,
datables par les écrits que Dubuffet consacra explicitement
à la notion à partir de 1948. Outre les deux notices
[1] fondatrices rédigées
en septembre 1948 et en janvier 1963 à l'occasion de la création
de la compagnie et de sa reconstitution et un texte intitulé
« L'Art Brut [2]
» qui ne paraîtra pas – il devait accompagner
la parution du premier fascicule en 1947 –, trois articles
écrits dans le cadre d'expositions offrent à Dubuffet
la possibilité de démêler les premiers écheveaux
de la notion. Lors de la première exposition en octobre 1949,
la préface du catalogue aura pour titre « L'Art
Brut préféré aux arts culturels [3] »,
en janvier 1951, la conférence que prononcera Dubuffet lors
de l'exposition « Cinq Petits Inventeurs de la Peinture
» prendra pour nom « Honneurs
aux valeurs sauvages [4] » et enfin « Place
à l'incivisme [5] » sera le nom donné pour
la présentation de la grande exposition au Musée des
Arts Décoratifs à Paris, en février 1967. Sans
oublier, pour être complet, un dernier texte intitulé
sommairement « L'Art
Brut [6] » pour l'exposition organisée en août
1959 à Vence. À ces écrits
[7] s'ajoute bien évidemment la somme de textes que Dubuffet
et ses collaborateurs temporaires consacrèrent aux auteurs
apparentés à l'Art Brut. Consignés à
l'intérieur des premiers fascicules de la compagnie et de
ceux qui les suivirent – au rythme moins régulier cependant
–, ils complètent l'approche, l'illustrent et, jusqu'à
nos jours, la perpétuent.
Sous la dénomination de « Compagnie de l'Art Brut »,
au caractère désintéressé et non commercial,
l'association qui s'était créée organisait,
au lendemain de la seconde guerre mondiale, ses premières
expositions. Une première notice est rédigée
décrivant d'une manière succincte le but réel
de l’association. Les statuts s'y définissaient ainsi
: « Rechercher des productions artistiques dues à des
personnes obscures, et présentant un caractère spécial
d'invention personnelle, de spontanéité, de liberté
à l'égard des conventions et habitudes reçues.
Attirer l'attention du public sur ces sortes de travaux, en développant
le goût et les encourager. » Parmi les quelques chapitres
de présentation, celui consacré aux œuvres considérées
étayera quelque peu ce point de départ. « Nous
recherchons des ouvrages artistiques tels que peintures, dessins,
statues et statuettes, objets divers de toutes sortes, ne devant
rien (ou le moins possible) à l'imitation des œuvres
d'art qu'on peut voir dans les musées, salons et galeries,
mais qui au contraire font appel au fond humain originel et à
l'invention la plus spontanée et personnelle ; des productions
dont l'auteur a tout tiré (invention et moyen d'expression)
de son propre fond, de ses impulsions et humeurs propres, sans souci
de déférer aux moyens habituellement reçus,
sans égard pour des conventions en usage. Des œuvres
de cette sorte nous intéressent même si elles sont
sommaires et exécutées avec maladresse. Nous attachons
peu de prix à l'habileté manuelle ; elle est la plupart
du temps habileté à imiter les ouvrages créés
par d'autres et déguise l'auteur au lieu de l'exprimer, comme
la calligraphie déguise l'écriture. Nous recherchons
des ouvrages où les facultés d'invention et de création,
qui existent selon nous dans tout homme (au moins par moments) se
manifestent d'une manière très immédiate, sans
masque et sans contrainte. »
Après la nature des œuvres concernées, l'accent
est mis tout naturellement sur les moyens à mettre en œuvre
et également sur les directions à envisager concernant
les prospections proprement dites. « Parmi les œuvres
les plus intéressantes que nous avons rencontrées,
certaines ont pour auteurs des gens considérés comme
malades mentaux et internés dans des établissements
psychiatriques. Il est naturel que des gens privés d'occupation
et de plaisirs se montrent (comme font d'ailleurs aussi les prisonniers)
plus enclins que d'autres à se faire, par les voies d'une
activité artistique, des fêtes à leur propre
usage. L'idée tranchée que l'on se fait communément
de la santé d'esprit et de la démence nous semble
basée sur des distinctions très souvent arbitraires.
Les raisons pour lesquelles un homme est réputé inapte
à la vie sociale nous paraissent dans la plupart des cas
spécieuses et de toute façon d'un ordre que nous n'avons
pas à retenir. Nous entendons par conséquent considérer
des mêmes yeux et sans faire de catégories spéciales
les travaux dus à des auteurs réputés sains
ou réputés malades. »
Enfin dans un chapitre intitulé « Point de vue »,
Dubuffet énonce la motivation profonde qui le pousse à
se lancer dans cette aventure « hors du commun » et
la gageure qu'elle représente à ses yeux. «
L'art coutumier qui s'étale pompeusement dans les salons
et les galeries et qui réussit à passer aux yeux du
plus grand nombre pour mériter seul le nom d'art à
l'exclusion de tout autre, nous apparaît de contenu fort pauvre,
réduit à de sempiternelles redites et imitations,
où la part de création personnelle est à peu
près nulle. Nous le tenons pour un succédané
parasitaire qui singe la création artistique sans en procéder,
substituant à celle-ci des mots d'ordre arbitraires et d'oiseux
systèmes théoriques. Nous pensons que le jour est
assez proche, sinon déjà venu, où le public
prendra conscience de l'ample imposture du corps constitué
des marchands de tableaux, “critiques d'art” et “artistes
professionnels”, de la vacuité de leurs ouvrages et
de leurs mines de savants docteurs, de l'inconvenance de l'activité
commerciale à laquelle ces ouvrages donnent lieu, et du peu
de part que la véritable fonction artistique a dans tout
cela, et où il s'en détournera résolument et
prendra conscience que l'art véritable – discret –
peu voyant – effarouché – mille fois plus précieux
– est ailleurs. »
Ainsi les bases du concept d'art brut s'édifient mais se
montrent à bien des égards trop générales,
légèrement péremptoires, ne délivrant
pas rigoureusement les tenants et les aboutissants de ce que Dubuffet
attendait de cet « art » en gestation, à la force
apparemment roborative. Le foyer de l'Art Brut en était à
ses balbutiements. Les précisions viendront donc par la suite
au fur et à mesure de l'enrichissement de la collection et
des propres recherches de Dubuffet. Au regard du pari à la
fois esthétique et théorique que l'entreprise représentait,
elles étaient nécessaires. Trois articles ajouteront
leur pierre exposant en les développant les points déjà
répertoriés. Ils serviront – peut-être
– à mettre aussi un terme aux différentes équivoques
que la notion elle-même ne manquait pas, à ses débuts,
de susciter.
Les éclaircissements
Lors de l'exposition « Cinq Petits Inventeurs de la Peinture
», Dubuffet, dans la conférence qu'il prononcera, signalait
le désintéressement – naturel – des créateurs
vis-à-vis de l'exposition. Leurs préoccupations étaient
autres, « enfermés [qu'ils étaient] derrière
les portes cadenassées d'un asile d'aliénés
». L'une des premières questions à laquelle
Dubuffet s'attachera à répondre sera ainsi l'assimilation
de l'Art Brut à l'« art des fous ». Devant ce
fait indubitable que la majeure partie des travaux collectés
par la compagnie provenait d'hôpitaux psychiatriques, de personnes
« malades » ou en tout cas internées, Dubuffet
dut s'exprimer sur la notion de folie et se prononcer sur son véritable
lien avec l'Art Brut.
Quel était-il réellement et n'engendrait-il pas au
préalable en ces années d'après guerre la question
d'une reconsidération de la folie elle-même ?
Il adoptera sur le sujet une position claire se démarquant
notamment de la position surréaliste incarnée entre
autres par André Breton. Cette différence
de vue mettra fin à la relation privilégiée
que Dubuffet voulut entretenir avec l'une des figures emblématiques
du surréalisme et dont le rôle dans la naissance de
la compagnie fut loin d'être négligeable. L'article
« L'Art Brut préféré aux arts culturels
» se clôt par une mise au point dans laquelle la considération
de la folie en tant que telle apparaît clairement, dénuée
de toute réserve et s'écartant plus ou moins savamment
du rejet que celle-ci provoque à l'époque. «
La folie allège son homme et lui donne des ailes et aide
à la voyance, à ce qu'il semble, et nombre des objets
(près de la moitié) que contient notre exposition
sont l'ouvrage de clients d'hôpitaux psychiatriques. Nous
ne voyons aucune raison d'en faire, comme font d'aucuns, un département
spécial. Tous les rapports que nous avons eus (nombreux)
avec nos camarades plus ou moins coiffés de grelots nous
ont convaincus que les mécanismes de la création artistique
sont entre leurs mains très exactement les mêmes que
chez toute personne réputée normale ; et d'ailleurs
cette distinction entre normal et anormal elle nous semble assez
insaisissable ; qui est normal ? Où est-ce qu'il est votre
homme normal ? Montrez-le-nous ! L'acte d'art, avec l'extrême
tension qu'il implique, la haute fièvre qui l'accompagne
peut-il jamais être normal ? Enfin les “maladies”
mentales sont extrêmement diverses – il y en a presque
autant que de malades – et il paraît bien arbitraire
de les mettre toutes dans ce même spécieux panier de
la Maladie. Notre point de vue sur la question est que la fonction
d'art est dans tous les cas la même et qu'il n'y a pas plus
d'art des fous que d'art des dyspeptiques ou des malades du genou.
» Dès lors la part accordée à la folie
au sein de la définition de l'Art Brut ne peut être
que parfaitement assumée. L'assimilation ne serait que le
résultat d'une erreur, au plus d'un malentendu. Pourtant
conscient du danger qui pourrait résulter de la présence
en grand nombre de travaux d'internés dans la collection,
pour l'avenir de la notion et par là même pour l'existence
de la compagnie, Dubuffet prendra soin lors des expositions et des
publications de mettre en évidence l’origine disparate
des auteurs. Ainsi la bonne place des Barbus Müller dans le
premier fascicule illustre les précautions de Dubuffet, ainsi
que l'alternance en ce qui concerne les expositions, d'auteurs dits
« sains » et d'auteurs dits « malades »,
faisant alors se succéder Aloïse et Gironella ou Salingardes.
Par la suite et tout au long de ses différents écrits,
Dubuffet ne cessera d'écarter obligeamment la folie comme
pathologie. Il rejettera toute catégorie liée de près
ou de loin à la maladie et ne pourra que constater et déplorer
l'intérêt porté d'abord envers le créateur
et sa santé. Dans « Honneurs aux valeurs sauvages »
la maladie dont est affublé tel ou tel auteur, il entend
« bien l'ignorer ». « Nous n'y avons pas du tout
égard. […] il nous est indifférent que l'auteur
de telles œuvres soit – pour telles raisons étrangères
aux nôtres – réputé sain, ou réputé
fou. » Enfin dans « Place à l'incivisme »
il écrit, s'il en était encore besoin : « Au
surplus et de toute façon la notion d'un art pathologique
s'opposant à un art sain et licite nous paraît-elle
tout à fait privée de fondement ; non seulement à
raison de ce qu'une définition de la normalité présente
d'arbitraire et d'oiseux mais aussi parce que les manières
de s'en écarter sont tellement diverses et ne sauraient être
sans absurdité versées au même panier : ce serait
alors comme constituer la botanique en deux catégories, l'une
comportant le camélia, et l'autre tous autres végétaux
qui soient. Il y a bien des divers titres à se voir empoigné
et conduit à l'asile, comme par exemple de ne pas penser
assez ou bien de penser trop, de manquer d'imagination ou de la
pousser au point qu'elle est estimée excessive ; et
faire de l'un et de l'autre – du trop et du trop peu –
une seule catégorie n'offre aucun sens. »
Toutefois s'il conteste toute catégorisation, il est loin
de rejeter les « vertus » de la folie et prend conscience
en ces années trente de la place qu'elle détient dans
l'art en général, et, subséquemment, de la
place qu'elle pourrait détenir au sein de l'Art Brut. Avec
une grande régularité Dubuffet reviendra à
chacun de ses écrits relatifs à l'Art Brut sur la
folie. Dans « Honneurs aux valeurs sauvages »,
afin de mettre en exergue les « valeurs sauvages » citées
en titre, il réitère son vif intérêt
pour les œuvres des « fous » y décelant
l'accomplissement auquel il veut avoir à faire en expression
artistique. « La folie allège son homme et lui donne
des ailes et aide à la voyance » écrivait-il
quelques années auparavant. Ne serait-elle pas dès
lors une voie, parmi d'autres, probablement royale au regard du
nombre des productions recensées, pour arriver à ces
valeurs de sauvagerie prônées par le concepteur de
la notion ? « Nous recherchons des œuvres marquées
d'un caractère personnel très affirmé, et créées
en dehors de toute influence des arts traditionnels, et qui aussi,
en même temps (car sans cela il n'y a pas d'art) font appel
aux couches profondes de l'être humain – aux couches
de la sauvagerie – et en livrent le langage brûlant.
» C'est pourquoi l'intérieur des hôpitaux paraît
propice à cette recherche, montrant une « folie »
déverser « tout le flot bondissant de sa sauvagerie
». Dans ce même article, après avoir développé
son sentiment sur la folie et l'attitude – souvent défiante
– qu'elle inspire chez l'« homme du commun »,
Dubuffet s'attardera longuement sur la fonction qu'il souhaiterait
qu'elle tienne au sein de ses recherches. « En définitive,
je crois qu'on a tort de tenir en Occident la folie pour une valeur
négative ; je crois que la folie est une valeur positive,
très féconde, très utile, très précieuse.
» Quelle sera-t-elle ? « Je veux dire que non seulement
les mécanismes qui fonctionnent chez le fou existent aussi
chez l'homme sain (ou prétendu tel) mais ils en sont dans
bien des cas le prolongement et l'épanouissement. Lorsque
l'assiette de l’esprit se modifie, et que certaines zones
disparaissent ou faiblissent, il s'ensuit aussitôt que d'autres
zones au contraire prennent force et ampleur ; quand le psychisme
d'un être s'appauvrit par un bout, il s'enrichit par l'autre
bout. On a communément selon moi, l'esprit trop braqué
sur les appauvrissements qui se manifestent dans la folie, et pas
assez sur les enrichissements qui en résultent. […]
Son apport ne me paraît pas du tout malsain pour le génie
de notre race, mais au contraire vivifiant et souhaitable et mon
impression n'est pas que la folie règne en excès dans
nos mondes, mais qu'au contraire elle y fait trop défaut.
»
Néanmoins au-delà de toute considération excessive
de l'aliénation, les travaux effectués par des personnes
internées ne s'apparentent pas nécessairement à
des travaux de grande valeur artistique. « […]
il ne faut sûrement pas croire que n'importe quel homme, du
moment qu'il est fou, est de ce fait même un bon peintre.
Certainement pas. Des médecins psychiatres ont organisé,
ces dernières années, des expositions de dessins et
de peintures faites par des malades, et on a pu constater que ces
œuvres n'étaient dans leur ensemble pas beaucoup plus
originales, pas beaucoup plus inventées, pas beaucoup plus
intéressantes que les dessins et peintures faits habituellement
par les gens normaux. » conclut Dubuffet lucide quant à
la production asilaire. La somme des travaux issus du monde asilaire
se révélera cependant importante au sein de la compagnie
et occupera une place qui ne pouvait qu'alimenter la confusion malgré
les nombreux efforts théoriques déployés par
Dubuffet. Il s'agissait seulement de les considérer sous
un angle différent, novateur pour l’époque et
de se rendre compte qu'ils répondaient – comme d'autres
le feront en d'autres circonstances – aux souhaits de l'inventeur
de l'Hourloupe.
Les critères
Outre les raisons qui conduisaient telle ou telle personne à
l'intérieur du monde psychiatrique, l'enfermement auquel
elle était confrontée se révélait bien
réel. « Il est naturel que des gens privés d'occupation
et de plaisirs se montrent (comme font d'ailleurs aussi les prisonniers)
plus enclins que d'autres à se faire, par les voies d'une
activité artistique, des fêtes à leur propre
usage. » était-il écrit dans la première
notice consacrée à l'Art Brut. Dans « Honneurs
aux valeurs sauvages », Dubuffet ajoute à propos de
ces « fêtes » à l’usage strictement
personnel : « C’est quand un homme est seul, qu’il
s’ennuie fort, qu’il ne peut compter sur aucune espèce
de distractions ni de joies venant de l’extérieur,
d’aucunes espèces de fêtes, que les conditions
sont le mieux remplies pour que naisse en lui un besoin de se fabriquer
par ses propres moyens, lui-même tout seul et à son
propre usage, un théâtre de fêtes et d’enchantements.
» Comment dès lors se déroulaient ces «
fêtes » et quelle allait être la véritable
signification de l'engouement de Dubuffet pour ces circonstances
? Les conditions découlant du cloisonnement permettraient-elles
d'échafauder sereinement les critères de ce que devait
être une réalisation dite d'Art Brut ?
Dans « L’Art Brut préféré aux arts
culturels », les productions relevant de l'Art Brut se désignent
comme « des ouvrages exécutés par des personnes
indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme,
contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait
peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujet,
choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition,
rythme, façons d'écritures, etc.) de leur propre fond
et non pas des poncifs de l'art classique ou de l'art à la
mode. Nous y assistons à l'opération toute pure, brute,
réinventée dans l'entier de toutes ses phases par
son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions.
De l'art donc où se manifeste la seule fonction de l'invention,
et non celles, constantes dans l'art
culturel [8], du caméléon et du singe. »
Ainsi les dessins au crayon d'Aloïse réalisés
en cachette sur du papier récupéré, les drôles
de machines de Müller, assemblages de branches, de chiffons
et de fils de fer, qui finiront par encombrer la cour de l'hôpital,
les sculptures en mie de pain ou en terre crue élaborées
durant les six années d'emprisonnement du Prisonnier de Bâle…
illustreraient parfaitement les aspirations de Dubuffet.
« Fabriqués » anonymement, voire clandestinement,
à partir de rien(s) selon les moyens que permettait ou autorisait
le lieu, ces ouvrages prenaient forme en toute liberté, indépendamment
de conventions, de codes reçus et d'arrière-pensées.
Se développant d'une manière autarcique, ils seraient
le témoignage évident de l'acte créatif débarrassé
de tous ses oripeaux. Cette élaboration serait d'autant plus
personnelle et singulière qu'elle proviendrait de personnes
dont l'absence de formation artistique, l'ignorance de toute tradition
culturelle seraient manifestes. Ce vide, quelle que soit sa nature,
de tout héritage semble apparaître d'ailleurs comme
l'une des clauses, fondamentale, de la notion. Hissant en quelque
sorte l'« autodidactie » à son point extrême,
rien de moins qu'une « virginité culturelle »
était mise en avant. L’initiateur de la notion, dans
le dessein avoué de prendre l'exact contre-pied de ce qu'il
appelait l'« art culturel », se risquait à la
théorisation. « C’est seulement dans cet “art
brut” qu’on trouve, à ce que je crois, les processus
naturels et normaux de la création d’art, à
leur état élémentaire et pur. C’est d’assister
à cette opération qui me paraît passionnant,
et, à ce moment, il m’importe peu que les œuvres
créées soient de peu d’ampleur, ne mettent en
œuvre que de très petits moyens, se limitent même,
dans certains cas, à de petits griffonnages peu élaborés
et très sommaires, tracés sur un mur de la pointe
d’un couteau, ou au crayon, sur un mauvais bout de papier
de fortune. Tel petit dessin très hâtif m’apparaît
souvent d’un contenu bien plus vaste, et d’une signification
bien plus précieuse, que la plupart des grandes prétentieuses
peintures, si souvent complètement vides, dont sont remplis
les musées et les galeries d’expositions. » instrumentalisait
finalement Dubuffet dans « Honneurs aux valeurs sauvages
» avec, en point de mire, l’art « dont sont remplis
nos musées et qui fait l’objet de toutes ces expositions,
publications et commentaires et qu’on peut appeler en bloc
: L’art culturel. »
Les suites
La lumière ainsi dirigée sur ces productions, même
différente, ne pouvait pas ne pas susciter immanquablement
la question des conditions de leur fabrication. Elles étaient
nées de la claustration, elles étaient nées
de l'enfermement avec ce qu'il pouvait impliquer non seulement comme
désarroi mais aussi comme frustration. En ce début
de siècle et longtemps après, l'internement, étant
donné son statut, engendrait inéluctablement des conséquences
pour le patient. « Heureuses » ou non elles existaient,
aussi inhumaines et tragiques soient-elles, aussi paradoxales soient-elles
notamment dans le domaine qui intéressait au premier chef
Dubuffet, le domaine de la création. « Soit que les
recherches aient été pour nous dans ces secteurs plus
faciles, les asociaux s’y trouvant plus nombreux qu’ailleurs
et moins masqués, soit que les loisirs désœuvrés
qui y règnent ainsi que la solitude et la privation de toute
espèce de fête soient facteurs favorables à
la production d’art, il s’est trouvé finalement
qu’une notable proportion des œuvres recueillies –
plus ou moins la moitié – est due à de ceux
que la police et le psychiatre ont dénoncés pour insociables
et déchus de la citoyenneté. » fait remarquer
Dubuffet dans le dernier écrit consacré à l’Art
Brut, « Place à l’incivisme », se gardant
bien – illustration d’une certaine impuissance ! –
de s’attarder sur ces conditions. L’acte créatif
représentait souvent pour l’individu l'unique possibilité,
l'unique issue de s'échapper de l’univers auquel il
était confronté. À l'écart, des fabrications
de toute sorte prenaient naissance, témoignage rare de la
trop brève et seule échappatoire à cet environnement.
Les principes théoriques exposés s'accommoderont de
cette part d'ombre, laissant son initiateur dans « Honneurs
aux valeurs sauvages » renouveler le seul véritable
et unique intérêt qu'il porte à une œuvre
d'art. « Une œuvre d'art n'a d'intérêt,
à mon sens, qu'à la condition qu'elle soit une projection
très immédiate et directe de ce qui se passe dans
les profondeurs d'un être ; et naturellement, qui a pris naissance
dans cet être, et pas qu'on y a fourré. Il faut que
son langage se soit formé en toute véracité,
à l'abri de toute déformation provoquée par
un phénomène de mensonge délibéré
ou bien de mimétisme ou d'influence étrangère
quelconque. À partir du moment où il y a substitution,
et où l'auteur, au lieu de nous livrer quelque chose qui
vient profondément de lui-même, nous débite
autre chose qui n'est pas à lui, qu'il a reçu de l'extérieur,
je considère qu'on se trouve en présence d'une contrefaçon
d'œuvre d'art, qui est entièrement dépourvue
d'intérêt. » Ainsi se joindront rapidement aux
dessins d'Aloïse, des assemblages de Müller, des sculptures
du Prisonnier de Bâle, les peintures de Lesage réalisées
à partir de ses trente-cinq ans, année où il
délaissera son métier de mineur, les masques de Maisonneuve
confectionnés avec des coquillages ou encore le monumental
palais du Facteur Cheval réalisé notamment la nuit
à la lueur d'une bougie… La définition ainsi
élaborée pouvait désormais franchir les murs
des hôpitaux psychiatriques et voler assurément de
ses propres ailes. Elle irait en quête d'auteurs et d'ouvrages
qui seraient les plus enclins à l’incarner. Elle se
présenterait indéfectible avec la ferme intention
d'exercer sa force corrosive et éminemment subversive à
l'encontre des arts dits « culturels », sereine dans
la capacité de son porte-parole à la défendre
et à la promouvoir.
Qu'allait-il désormais advenir de la notion ? Quel rôle
allait-il lui être attribué ?
L’impresario
Thalberg
La topographie des lieux
Issus de l'exiguïté de tonneaux reposant au fond de
la cale d'un bateau, les frères Marx, quels que soient les
rôles qu'ils assumeront, n’auront accès qu'en
de rares occasions au grand air et aux grands espaces. Résurgences
de leur expérience de la scène théâtrale,
ils seront généralement confinés dans des lieux
soigneusement choisis. Le temps d'une traversée plus ou moins
longue, il s'agira dans A Night at the Opera (Une nuit
à l’Opéra) et Monkey Business
(Monnaie de singe) de longs couloirs et de cabines étroites
de transatlantiques. Autre moyen de transport utilisé par
les frères, le train les conduira non sur la scène
de l'opéra de New York ou vers une veille grange servant
de planque à un gangster mais vers une piste de cirque dans
At the Circus (Un jour au cirque) et vers la dure
réalité du Far West dans Go West (Chercheurs
d’or), subissant au préalable un traitement des
plus radicaux. Une fois sur la terre ferme, l'hôtel, comme
il se doit, les accueillera à plusieurs reprises. Dans The
Cocoanuts (Noix de coco), il sera dirigé de
manière peu orthodoxe par son gérant Monsieur Hammer,
dans Room Service (Panique à l’hôtel),
il servira de refuge pour le producteur Gordon Miller et sa troupe
en attendant des jours meilleurs et dans A Night in Casablanca
(Une nuit à Casablanca), il apparaîtra comme
un lieu de convoitise jusqu'à ce qu'il livre, à l'actuel
gérant Ronald Kornblow, son secret. Autres lieux, autres
mœurs, The Big Store (Les Marx au grand magasin)
sera le grand magasin dans lequel le détective privé
Wolf J. Flywheel mènera rondement son enquête. Dans
cette succession de lieux qui ne se veut en aucun cas exhaustive,
il ne faut pas oublier les vastes demeures de richissimes personnalités
comme celle de Madame Rittenhouse dans Animal Crackers
(L’Explorateur en folie) ou celle de Madame Teasdale,
inspiratrice de la nomination de Rufus T. Firefly à la tête
de l'État de Freedonie dans Duck Soup (Soupe
au canard).
Ainsi la topographie des lieux semble-t-elle se dessiner précisément
au fur et à mesure des tribulations des frères Marx,
se résumant aux intérieurs d’un transatlantique,
d’un train, d’un hôtel, d’un grand magasin,
d’un cirque, de somptueuses demeures… Au reste, ces
intérieurs dans lesquels les passagers clandestins de Monkey
Business (Monnaie de singe), vêtus des mêmes
accoutrements, deviendront spontanément directeur d'hôtel,
producteur, avocat, détective privé… se réduiront
souvent, au gré ou non de l’intrigue, à leur
plus simple expression.
Dans Room Service (Panique à l’hôtel)
le lieu de l'action se résumera aux quatre murs d'une chambre
d'hôtel. Gordon Miller, producteur de théâtre
installé avec sa troupe de 22 personnes dans un hôtel
géré par son beau-frère, est à court
d'argent pour payer sa note. Il se met ainsi à la recherche
d'un mécène qui lui permettrait de financer un futur
spectacle et par la même occasion de régler la note.
Pressé par son beau frère qui redoute un contrôle
de ses comptes, il est sur le point d'arriver à ses fins
grâce à un richissime financier, Zachary Fisk. Mais
le directeur de l'hôtel, Wagner, informé d'une note
impayée s'élevant à 1 200 dollars, décide
d'expulser manu militari les mauvais payeurs. Dès
lors il s'agira pour le producteur, aidé de deux compères,
Faker Englund et Harry Binelli, de multiplier les subterfuges afin
de rester dans l'hôtel jusqu'à ce que la situation
se clarifie. Dans A Night at the Opera (Une nuit à
l’Opéra), l’impresario de Madame Claypool,
Otis B. Driftwood, dans le transatlantique qui le mènera
à New York, aura la désagréable surprise de
trouver une cabine, qui lui
a été réservée par Herman Gottlieb,
le directeur de l’opéra de New York, particulièrement
exiguë. Une fois la surprise passée, de bonne grâce,
Driftwood accueillera trois passagers clandestins, qu’il découvrira
cachés dans sa malle, et se résoudra à accepter
une partie du personnel du navire à l’exception peut-être
des officiers, venue par un curieux hasard frapper à sa porte.
Femme de ménage, manucure, mécanicien, balayeuse,
serveur se succéderont et investiront sans le moindre complexe
l’endroit.
D'une chambre d'hôtel à une minuscule cabine, l'espace
qui est réservé aux protagonistes apparaît ainsi
réduit à sa portion congrue. Sa délimitation,
voulue ou non, selon les circonstances, marque profondément
leurs nombreux faits et gestes. Généralement «
enfermés », les frères Marx paraissent s'en
satisfaire et mieux encore, s'en accommoder parfaitement. N’accéderaient-ils
à une sorte de « bien-être » que dans
le conditionnement d’un décor ou d’un plateau
– aussi exigus soient-ils, aussi factices soient-ils –,
prolongements évidents et naturels de la scène du
music-hall ou de la scène théâtrale ? Cet espace
exigu, restreint, qu’ils aménageront – définitivement
– à leur fantaisie, servirait-il en quelque sorte de
refuge aux vastes plateaux et aux éclatantes lumières
du cinéma, refuge qui les préserverait à l’abri
des vicissitudes et des impératifs cinématographiques
et qui leur permettrait au demeurant de préserver une certaine
tranquillité ? Ainsi, ne donneraient-ils leur pleine mesure
que dans le confinement, chacuns des protagonistes, condamnés
ou voués à la promiscuité, dans l’impossibilité
ou dans l’incapacité de s’échapper, n’atteignant
à cette seule condition une totale plénitude ?
Si en effet les sorties autorisées se font extrêmement
rares, en notant que la clairière de The Cocoanuts
(Noix de coco), le jardin de Animal Crackers (L’Explorateur
en folie) apparaîtront bien exigus, irréels, en
un mot, artificiels, trois films cependant se distingueront. Il
s’agit de Horse Feathers (Plumes de cheval),
de A Day at the Races (Un jour aux courses) et
de Love Happy (La Pêche au trésor)
et seront l’occasion pour les protagonistes d’incursions
inopinées et bel et bien réelles au grand air.
Surgiront de ces trois films, respectivement, un terrain de football,
un champ de courses et une étendue de toits éclairés
la nuit par les lumières de la ville. Ces lieux, inhabituels,
« ouverts », se révéleront décisifs
dans la résolution de l'intrigue. Dans Horse Feathers
(Plumes de cheval) doit se dérouler la prochaine
rencontre de football opposant l'équipe de l'université
de Darwin à celle d'Huxley, rencontre qui se révèle
la principale préoccupation de Quincey Adams Wagstaff, le
doyen nouvellement nommé. Le sanatorium de A Day at the
Races (Un jour aux courses), bien qu'il soit entre
les mains du réputé docteur Hugo Z. Hackenbush, devra
attendre le résultat final d'une course de chevaux pour être
fixé sur son sort. Enfin, le dénouement d'une course-poursuite
sur les toits de Times Square dans Love Happy (La Pêche
au trésor), dont le but est la possession du collier
de diamants des Roumanoff, scellera la destinée d'une troupe
de théâtre. Pourtant, ce terrain de football, ce champ
de courses et cette étendue de toit, s’ils obligeront
momentanément chacun des frères Marx à délaisser
cette affection pour les intérieurs, n’en révéleront
pas moins un étrange sentiment quant à leur véritable
aptitude. Même pour l’impérieuse nécessité
de l’intrigue, qu’ils s’agissent de l’issue
d’un match de football, de sauver un sanatorium de la faillite
et enfin de la destinée d’une troupe de théâtre,
le grand air ne semble pas vraiment leur convenir.
Le patronage de Thalberg
La course de chevaux pendant laquelle le cheval Hi-Hat, monté
par le jockey Stuffy, triomphera se déroule dans A Day
at the Races (Un jour aux courses), le septième
film des Marx Brothers. Le bénéfice de la course permettra
ainsi, après bien des péripéties, de sauver
de la faillite le sanatorium appartenant à Judy, la fiancée
de Stewart, propriétaire du cheval. Réalisé
en 1937, A Day at the Races (Un jour aux courses)
fut produit par la Metro-Goldwyn-Mayer qui avait alors à
sa direction Irving Thalberg. Ce dernier dirigea deux films avec
les frères Marx, parmi les cinq réalisations produites
par la M.G.M., le premier ayant été A Night at
the Opera (Une nuit à l’Opéra)
en 1935. Sa disparition soudaine interrompit brutalement leur collaboration.
Que devait-être une comédie interprétée
par les frères Marx sous le haut patronage d'Irving Thalberg
?
Grand amateur de cartes, Chico comptait à cette époque
parmi ses partenaires de bridge Thalberg. Celui qui devait servir
de modèle à Scott Fitzgerald pour son roman inachevé
Le Dernier Nabab était à 37 ans à la tête
des studios M.G.M. Après s'être enquis de la situation
du quatuor, il en vint très rapidement à abattre ses
cartes. Il avait des projets les concernant. Les Marx quant à
eux venaient de terminer, sous la direction de Léo Mac Carey,
le tournage de Duck Soup (Soupe au canard), le
dernier film sous contrat avec la Paramount. Cette dernière,
après un contrat de cinq films, tardait à renouveler
leur engagement. Face aux propositions de Thalberg, ils n’étaient
pas en position de refuser. Commença alors At Night at
the Opera (Une nuit à l’Opéra)
pendant lequel les méthodes du producteur allaient prévaloir
et trancher avec celles auxquelles les Marx avaient eu à
faire auparavant. Elles iraient dans le sens d'un plus grand contrôle
afin, selon les propres termes de Thalberg, de faciliter la tâche
du spectateur.
Une plus grande « rationalité » fut préconisée
notamment dans l'élaboration plus adroite de l'assise que
représentait le scénario : « Vous apportez le
rire et j'apporte le scénario ». A contrario
du canevas des films précédents, l'intrigue devait
s'équilibrer entre des éléments sentimentaux
convenablement agencés, un fil musical existant indépendamment
et des situations comiques. À une organisation soi-disant
chaotique, incohérente ne répondant pas nécessairement
à une structure simple, travaillée, en un mot, justifiée,
devait succéder une histoire narrative mettant en présence
généralement un couple d'amoureux tourmentés
dans leurs sentiments. Interviendraient les frères Marx dont
les rôles soigneusement distribués aideraient à
la résolution de l'intrigue et éventuellement au triomphe
de l'amour. Cette intrigue se déroulerait désormais
dans des décors plus somptueux, avec une figuration plus
abondante, des partenaires plus aguerris et avec l'ajout de numéros
musicaux plus élaborés. Dans le but d'arriver au résultat
escompté, de nouvelles manières de travailler furent
inaugurées. Outre la collaboration de toute une équipe
spécialisée dans l'écriture du scénario
– le nombre de scénaristes utilisés fut
parfois très important devant l'insatisfaction de Thalberg –,
les scènes une fois écrites étaient mises à
l'épreuve lors de véritables tests itinérants.
De ville en ville et devant un « vrai » public, les
scénaristes présents devaient arranger, modifier,
supprimer certains éléments selon les réactions
des spectateurs, jusqu'à ce qu'une certaine « perfection
» soit atteinte. Aussi pour les frères Marx, ces tests
étaient une sorte de retour inattendu sur les planches des
théâtres. Réminiscences de ces années
de jeunesse de leur apprentissage au vaudeville, les tournées
recommençaient.
Outre la distribution qui réunit Allan Jones, Kitty Carlisle
dans les rôles du chanteur Ricardo Baroni et de la soprano
Rosa Castaldi, à qui fut donnée la possibilité
de faire entendre leurs véritables et authentiques voix lors
de leurs numéros chantés, Margaret Dumont dans le
rôle de Madame Claypool, partenaire fidèle et majestueuse
des frères Marx, et le comédien endurci Sig Rumann
dans le rôle du directeur d’opéra, Thalberg réunit
pour l’élaboration de A Night at the Opera
(Une nuit à l’Opéra) les meilleurs
scénaristes qui avaient travaillé avec les frères
Marx, George S. Kaufman et Morrie Ryskind, auxquels s’ajouteront
Mc Guiness, Pirosh, Seaton et le plus populaire gagman de l’époque,
un dénommé Al Boasberg. Ce dernier, habitué
à travailler à son propre rythme, c’est-à-dire
lentement, et selon son bon vouloir mécontenta assez rapidement
Thalberg dont la patience de producteur ne souffrait d’être
mise à l’épreuve trop longtemps. Après
l’avoir sermonné, Thalberg eut enfin le script d’une
scène mais, en l’absence de Boasberg, il dut aller
le chercher lui-même à son bureau. Accompagné
des frères Marx, impatients de lire la scène, le script
qu’avait écrit Boasberg était cependant introuvable.
Après quelques recherches, ils s’aperçurent
que Boasberg, qui avait en horreur d’être pressé
dans son travail, avait découpé le texte en de multiples
lignes minuscules et les avaient tout bonnement accrochées
au plafond de son bureau. Il fallut de nombreuses heures à
Thalberg et aux frères Marx pour remettre en place le texte.
Il s’agissait de la première mouture de la scène
de la cabine numéro 58 dans laquelle s’entasseront
Driftwood, Tomasso, Fiorello, le chanteur Baroni, deux femmes de
ménage, un mécanicien venu fermer le chauffage, une
manucure, un aide-chauffagiste, une passagère cherchant sa
tante, une balayeuse et enfin des stewards livrant le déjeuner,
une scène dont la réussite fut unanimement reconnue
par les critiques et les historiens du cinéma.
Avec les scènes principales écrites par les scénaristes
en vue de la préparation du film, dont faisait partie la
scène concoctée par Boasberg, Thalberg proposa aux
frères Marx de partir en tournée. De Salt Lake City
à Santa Barbara en passant par Seattle et Portland, les frères
Marx donneront ainsi plusieurs représentations par jour,
avec ces différentes scènes formant un seul et même
spectacle. En présence des scénaristes Ryskind et
Boasberg, munis d’un crayon et d’un carnet, les réactions
du public étaient notées avec exactitude. Les scènes
étaient complétées, écourtées,
modifiées d’une représentation à une
autre, selon le succès qu’elles rencontraient auprès
de l’assistance, de nouvelles répliques, de nouveaux
gags étaient élaborés. L’échange
entre le steward et Groucho qui lui réclame une pâtisserie
française fut par exemple coupé : « C’est
un navire italien » lui répondait le steward, «
Alors donnez-moi le taux de change » répliquait Groucho.
Les improvisations des frères Marx étaient également
prises en compte et soigneusement répertoriées quand
elles faisaient mouche.
Ainsi, à l’origine, le script de la scène de
la cabine numéro 58 écrit par Boasberg avait peu d’écho
auprès des spectateurs. Bien que le script parût drôle
initialement, les rires se faisaient rares. Il fut amputé
alors de nombreux détails et, après maint et maint
essais et de sérieux ajustements – le temps de créer
l’illusion d’une cabine de plus en plus étroite
sur la scène du théâtre –, atteignit finalement
sa forme définitive. L'espace de la cabine se réduisit
effectivement… au bénéfice d’un défilé
ininterrompu de personnes hétéroclites.
À la fin de la tournée, cette scène prit place
parmi les « 175 » autres, éprouvées de
la même façon pendant ces multiples représentations
et qui constitueraient le matériau pour le réalisateur
du film, Sam Wood. Choisi par Thalberg notamment pour son perfectionniste,
ce dernier sera fidèle à sa réputation et,
pour la plus grande exaspération des frères Marx,
multipliera les prises d’un même plan, allant parfois
jusqu’à faire 20 à 30 prises. À la différence
d’autres metteurs en scène attendant la fin du tournage,
il procédera au montage du film au fur et à mesure
du tournage. Même si les frères Marx lui gardèrent
une farouche antipathie, le film s’acheva finalement. Toutefois,
une dernière épreuve attendait Thalberg. Une preview
était organisée dans une salle de théâtre
de Long Beach. Au grand désespoir de Thalberg, les spectateurs
présents dans la salle accueillirent pour le moins froidement
le film et de timides rires se firent seulement entendre. Ne se
faisant pas à l’idée d’un quelconque échec,
Thalberg traversa tout de go la rue pour projeter le film dans une
salle voisine. Cette fois la salle fut conquise. A Night at
the Opera (Une nuit à l’Opéra)
fut un énorme succès et deviendra l'une des plus belles
réussites commerciales des frères Marx.
Ces méthodes s'appliquèrent également au film
suivant, A Day at the Races (Un jour aux courses).
Cependant après la disparition de Thalberg, elles perdurèrent
tant bien que mal avec quelques changements et notamment l'abandon
du système des essais en public, son maître d'œuvre
n'étant plus là pour les faire appliquer. Après
une brève parenthèse chez la R.K.O., trois autres
films furent réalisés avec la M.G.M. pendant lesquels
l'ombre tutélaire du « dernier Nabab » se fit
de moins en moins présente. « Après la mort
de Thalberg, je me désintéressai peu à peu
du cinéma. Je continuais à tourner, mais le cœur
n'y était plus. Je n'avais plus le feu sacré. Je ressemblais
à ces veilles gloires qui font encore leur numéro,
sans entrain, simplement pour le chèque en fin de mois. »
Même s'il faut prendre les propos de Groucho avec quelques
précautions, l'homme n'étant pas le dernier à
se contredire et à revenir insidieusement sur ses déclarations
[9], ils peuvent être perçus comme un témoignage
de l'empreinte que le producteur laissa dans l'itinéraire
cinématographique des frères Marx. En conclusion,
Groucho ajoutait dans ses mémoires après avoir énuméré,
admiratif, une liste de films produits par Thalberg : « Et
vous pouvez ajouter à cette liste les deux films que Thalberg
fit avec nous : Une nuit à l'Opéra et Un
jour aux courses. Nous avons tourné en tout quatorze
films. Deux étaient largement au-dessus de la moyenne, quelques-uns
acceptables, et le reste franchement mauvais. Les deux meilleurs
étaient signés Thalberg. »
L’aboutissement
En œuvrant notamment avec des méthodes contraignantes
voire coercitives en raison de la réputation iconoclaste
des frères Marx, leur prestation devait logiquement s'en
ressentir. Assujettie, elle n'en serait que plus performante, mûre
en quelque sorte et enfin digne d’entrer de plein pied dans
l’histoire du cinéma et de figurer accessoirement à
son panthéon. Fut ainsi louée cette collaboration
qui prit naissance autour d’une table de bridge à l’instigation
de Thalberg. Furent ainsi louées les méthodes peu
orthodoxes de ce producteur. Enfin, les frères Marx bénéficiaient
d’un cadre rigoureux mêlant une distribution aux interprètes
aguerris, susceptibles de leur donner une honnête réplique,
des morceaux chantés et dansés dignes d’une
véritable comédie musicale, parmi lesquels s’inséraient
harmonieusement le numéro au piano de Chico, à la
harpe de Harpo et épisodiquement le chant de Groucho, une
histoire allant jusqu’à son terme et vis-à-vis
de laquelle chacun des trois frères avait un rôle à
jouer et pendant laquelle prenait place une succession savamment
dosée de gags au contenu parfaitement étrenné.
Enfin, les turbulentes et loufoques pérégrinations
de Groucho, Chico et Harpo étaient apprivoisées. Leur
penchant immodéré pour la pagaille et l’agressivité
était apaisé. Leur « folie » naturelle,
entreprenante et contagieuse était finalement amadouée.
Il n’était plus question de sauvagerie – une
sauvagerie trop excessive, trop sujette à désemparer
au goût de Thalberg –, lointaine résurgence de
leurs années passées sur la scène du music-hall
et à laquelle leurs premiers films prêtaient encore
trop le flanc, mais d’une virginité nouvelle et proprement
cinématographique. Il ne s’agissait plus en définitive
de ces objets insolites à l’égard desquels d’aucuns
n’avaient pas manqué de souligner le caractère
incongru.
L'objectif avoué était de « normaliser »
les frères Marx, de les « civiliser ».
Y est-il parvenu et s’il y est parvenu, à quel prix
?
Dans ses mémoires Groucho se souvient de la première
entrevue avec Irving Thalberg qui aboutira à leur collaboration
et la narre de façon à la fois précise et plaisante.
Orchestrée par Chico autour bien évidemment d’une
table de bridge, la discussion s’engage : « J’aimerais
faire un ou deux films avec vous, les gars. Je veux dire de ”vrais“
films », propose Thalberg à Groucho qui ne manque pas
de s’emporter immédiatement. « Qu’est-ce
que vous racontez ? Noix de coco, L’Explorateur
en folie et Soupe au canard n’étaient
pas de bons films ? Ils n’étaient pas assez drôles
? » s’interroge et interroge Groucho. « Bien
sûr que si, répond Thalberg, mais ce ne sont pas de
vrais films. Ils n’ont aucune intrigue. » Harpo intervient
alors à son tour : « Le public les a aimés.
Soupe au canard a fait autant rire que n’importe
quel autre film comique. Y compris ceux de Chaplin. » Thalberg
le reconnut, mais ajouta aussitôt : « C’est un
très bon film comique. Mais il n’est pas nécessaire
de mettre autant de gags dans un film. Je vais faire un film avec
vous qui fera rire deux fois moins que Soupe au canard, mais qui
aura une véritable intrigue et qui rapportera deux fois plus,
je vous le parie. » Une fois le contrat signé, ils
se mirent d’accord sur le nom des scénaristes avec
lesquels les frères Marx travailleraient. Il revint à
ces derniers de les désigner – il s’agit de Kaufman
et Ryskind –, ce choix étant le seul, de l’avis
de Groucho, qu’ils donnèrent à Thalberg. « Nous
avions bien fait de ne pas parier. Notre premier film avec lui,
Une nuit à l’Opéra, rapporta deux fois
plus que Soupe au canard. » conclut finalement Groucho
soulagé.
Dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra),
lors de la première à l’opéra de New
York, Driftwood, Fiorello et Tomasso œuvreront ainsi en chœur
dans le dessein de faire reconnaître le talent de chanteur
de Ricardo Baroni, le rival de Lasparri. Ils parviendront bien sûr
à leurs fins semant une confusion inextricable dans la salle
de l’opéra. Baroni chantera et finira par être
engagé après avoir fait un triomphe en duo avec la
soprano Rosa Castaldi, qu’il finira par épouser. Dans
A Day at the Races (Un jour aux courses), à
l'instar de Stuffy, s'improvisant jockey pour les soins de l'intrigue
et de la douce Judy, les frères Marx pouvaient désormais
se risquer dans les travées de l'hippodrome et sur le champ
de courses pour faire triompher le bien. Stuffy à la faveur
d'un quiproquo gagnera la course et sauvera in extremis le sanatorium
de la faillite. Judy épousera Gil et le docteur Hackenbush
pourra demander en mariage Madame Upjohn.
Épilogue
Groucho se doutait-il, après avoir donné
rendez-vous à Madame Claypool, qu’il tomberait sur
une cabine aussi étroite ? Se doutait-il que sa malle renfermait
non seulement des chemises et des costumes mais également
trois passagers clandestins ? Se doutait-il que cette même
cabine serait le théâtre d’un défilé
ininterrompu de personnes ? Le rendez-vous avec Madame Claypool
approchait tandis qu’à l’intérieur de
la cabine, les femmes de chambre se démenaient tant bien
que mal pendant que Tomasso, endormi, s’agrippait à
leur dos, les mécaniciens martelaient les tuyaux, la manucure
s’occupait des ongles de Driftwood avant ceux de Fiorello,
l’inconnue recherchait désespérément
sa tante et une rangée de serveurs se frayait difficilement
un chemin, les bras chargés des plateaux du déjeuner.
A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra)
fut perçu dans l’itinéraire cinématographique
des frères Marx par les critiques et les historiens du cinéma
comme une tentative, lucrative certes, vivifiante pour les saltimbanques
qu’étaient les frères Marx. Le film eut un succès
comblant à la fois son producteur et les principaux intéressés
dont il faut rappeler que le contrat avec la Paramount tardait à
être renouvelé et à en croire les dires de Groucho
et de Harpo dans leurs « autobiographies » respectives
se révéla comme une expérience – artistique
– importante. Les rapports de travail qui s’instituèrent
entre les frères Marx et Thalberg contribuèrent grandement,
apparaît-il, au succès de ce film, rapports dont une
série de rendez-vous peut témoigner de la teneur et
de l’incomparable connivence. Ce film plaça également
la prestation des frères Marx parmi la meilleure, sinon la
meilleure qu’ils firent. Les critiques qu’il suscita
furent pour la plupart élogieuses, mentionnant chaque fois
cette volonté – réussie – du grand magnat,
volonté d’un producteur perfectionniste et géniale
de raisonner la propre folie marxienne. Néanmoins d’autres
furent plus réservées et si étaient mentionnés
certains moments de bravoure – tel l’entassement dans
la cabine numéro 58 –, elles déplorèrent
que les ravages occasionnés habituellement par les frères
Marx, que leur exubérance, que leur incivisme foncier, que
leur sauvagerie naturelle s’étaient érodés.
Finalement le signe d’un inexorable déclin était
pressenti que conforterait la suite des tribulations marxiennes.
Les propos de Groucho dans ses mémoires se révéleraient-ils
de circonstance ? Quoi qu’il en soit, cette courte parenthèse
dans l’itinéraire cinématographique des frères
Marx faisait désormais s’opposer les partisans du produit
M.G.M. à ceux de la Paramount. Mais, outre cette « querelle
d’experts », cette courte parenthèse n’en
cristallisait pas moins la question de la vraie nature de l’univers
marxien. En effet, l’exiguïté de la cabine numéro
58 rappellerait à point nommé l’affection des
frères Marx pour le confinement et poserait la question de
ses indéniables prolongements quant aux prédispositions
de ces trublions. Si paradoxe il y a, il réside en cette
minuscule cabine dans laquelle viendra opportunément s’entasser
une série de personnages hétéroclites. Enfermés,
les frères Marx n’en seraient-ils pas plus prolixes
?
Le peintre Dubuffet, à la recherche d’un « art
immédiat et sans exercice », d’un art «
brut » en quelque sorte, privilégiera l’« inculture
» dans son sens large, c’est-à-dire l’absence
de formation artistique, l’absence de toute tradition culturelle,
l’absence d’influence quelle qu’elle soit, propice
à l’élaboration personnelle d’une œuvre,
au déploiement d’un système d’expression
libre. La « folie » sera le terrain de prédilection
du collectionneur Dubuffet, car, au sein des hôpitaux psychiatriques,
il trouvera les circonstances favorables à ce processus créatif
qu’il voudra, neuf, spontané, authentique. Réalisées
clandestinement avec en corollaire un solide anonymat, les productions,
que de telles conditions imposées ne peuvent pas ne pas nécessairement
engendrer, combleront le peintre Dubuffet. De l’enfermement,
des fêtes – à leur propre usage – verront
le jour constatera-t-il et dont il se voudra le témoin privilégié.
Il s’agira d’une œuvre qui a pu et su se développer
de manière autonome, et dont chaque étape de son élaboration
a été inventée ou réinventée.
Pour le théoricien qu’il deviendra, ces œuvres
manifesteront une richesse inégalable, des qualités
jusqu’alors insoupçonnables et finalement, démontreront
la vanité de ce qu’il appellera les arts culturels
et sous son impulsion, exposeront leur redoutable force subversive.
« Place à l’incivisme » et « Honneurs
aux valeurs sauvages », articles aux titres évocateurs,
étayeront de leur mieux ce choix d’un art brut, dont
l’article de l’exposition d’octobre 1949, «
L’Art Brut préféré aux arts culturels
», énonça le commencement.
Pourtant, abstraction faite des implications de l’enfermement,
s’il attribuait à la folie un rôle dans le processus
créatif, ô combien, bénéfique, précieux,
voire essentiel, sa « valorisation » n’en sous-entendait
pas moins une conception précise de la création à
proprement dite. « Ce qu’on attend de l’art n’est
pas à coup sûr, qu’il soit normal. On
en attend au contraire – rares sans doute qui contrediront
à cela – qu’il soit le plus possible inédit
et imprévu. On en attend aussi qu’il soit fortement
imaginatif. Prêtent à sourire après cela les
imputations portées à certaines œuvres d’être
trop imprévues ou imaginatives et leur relégation
de ce fait au département d’un art pathologique.
Le mieux, le plus cohérent, serait de prononcer, pour en
finir, que la création d’art, où qu’elle
apparaisse, est toujours dans tous les cas pathologiques. […]
C’est notre seul désir de rencontrer des œuvres
représentatives de la création cérébrale
surgissant en toute spontanéité et ingénuité
dans sa pureté brute (par là nous voulons
dire indemne des polarisations de la culture, des mimétismes
de l’art culturel) qui nous a conduits à porter nos
recherches – une part de celles-ci du moins – du côté
de ceux qui sont par excellence les champions du non-alignement,
les porte-étendards de la pensée personnelle et non
conditionnée, les grands adonnés à l’imaginatif
et grands refuseurs de toute donnée inculquée. »
écrivait Dubuffet dans « Place à l’incivisme
», un article présentant la grande exposition au Musée
des Arts Décoratifs à Paris en 1967.
Ces valeurs sauvages prônées par Dubuffet, cet appel
résolu à l’incivisme, pourraient-ils d’une
certaine manière correspondre aux diverses « fêtes
» du trio marxien ? Concernant l’aventure singulière
des frères Marx, faudrait-il s’en remettre aux propos,
voire à la théorie de Dubuffet ? Plus scrupuleusement,
au sujet d’une hypothétique folie marxienne repérée
couramment, faudrait-il l’appréhender à la lumière
de telles dispositions. Si la spontanéité, l’ingénuité,
tant recherchées par Dubuffet et dévolues en particulier
aux établissements asilaires, seraient l’apanage de
la famille Marx, ne serait-ce pas contre elles que la volonté
et le désir de Thalberg s’inscriront ? Ce dernier alla
contre la pureté « brute » qu’incarnaient
à leur manière les frères Marx, et, pour paraphraser
Dubuffet, voulut raisonner ces « champions du non-alignement
», ces « porte-étendars de la pensée personnelle
et non conditionnée », ces « grands adonnés
à l’imaginatif », ces « grands refuseurs
de toute donnée inculquée » dans l’espoir
d’en extraire un langage pour le moins accessible et compréhensible
par tous, un comique en quelque sorte plus approprié. Afin
de contrôler l’absurdité de chacune de leur aventure,
pouvait-il en toute impunité se dresser contre les mouvements
d’humeurs du loquace Groucho, du roublard Chico et enfin de
l’inventif Harpo ? Ces derniers, aux grands espaces, au grand
air, à la « liberté » proposée,
préféreront finalement se débattre dans le
confinement d’une minuscule cabine.
S’ensuivent les inévitables querelles d’experts.
Se font jour les tentatives plus ou moins vaines de sortir les frères
Marx de ce clivage et par la même occasion de ce dilemme de
la cabine numéro 58.
Ponctuelle à son rendez-vous, quelques minutes après
que Driftwood l’a invitée à le rejoindre dans
sa cabine, Madame Claypool apparaît dans le couloir. Elle
s’arrête devant la cabine numéro 58 et s'apprête
à ouvrir la porte. Dans un fracas indescriptible, Driftwood,
la manucure, les stewards et toutes les autres personnes sont catapultés
à l'extérieur, atterrissant pêle-mêle
aux pieds de Madame Claypool qui, effrayée, recule brusquement
en poussant un grand cri. Pour leur premier rendez-vous de travail
avec le producteur Thalberg, les frères Marx, trouvant la
porte trop longtemps fermée à leur goût, allumèrent
tous trois un cigare et soufflèrent la fumée sous
la porte jusqu’à ce que, enfumé, le producteur
fût obligé d’ouvrir. Pendant leur deuxième
rendez-vous, attendant patiemment dans le bureau de Thalberg qui
s’était absenté, ils s’installèrent
autour de la cheminée et firent cuire des pommes de terre.
Enfin, priés d’attendre de nouveau lors d’un
troisième rendez-vous, ils s’enhardirent pour obstruer
avec des armoires la porte du bureau du producteur qui fut ainsi
empêché de sortir. |