Cinéma et Folie, d'une singularité à l'autre : l'aventure des Marx Brothers
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Fascicule 2
la querelle d'experts
 
 
 
 

Préliminaires

Arrivés sur la terre ferme à la place d'un passager souffrant dans Monkey Business (Monnaie de singe), les quatre clandestins, répondant désormais au nom de Groucho, Chico, Harpo et Zeppo Marx seront-ils considérés comme d'éternels « malades » ? Les symptômes décelables attesteraient-ils d’un diagnostic unanimement reconnu et pour le moins inaltérable ? Outre la classification des films des frères Marx par les historiens et les critiques cinématographiques, les écrits que leurs prestations ont pu susciter, qu’ils s’agissent d’ouvrages et d’articles, adoptent souvent une terminologie particulière. « Univers de démence… consciente », « Jeunes et beaux et cinglés et joyeux et méchants », « délire organisé », « sadisme joyeux », « folie entreprenante et contagieuse »,… il n’est pas rare en effet d’attribuer aux frères Marx certains « symptômes » qui ont trait à la folie, quand il ne s’agit pas de folie elle-même. Que faut-il en déduire et de quelle folie s’agit-il réellement ?

En même temps que Dubuffet prospectait et collectionnait les productions de toute sorte et de toute origine au sein de la compagnie, il consacra à la notion d’Art Brut un certain nombre d’écrits dans le dessein de préciser les objectifs de l’association créée en 1948, – association qui comptait, à ses débuts, l’une des grandes figures intellectuelles de l’époque, André Breton, partageant avec Dubuffet un vif intérêt pour les productions hors normes et se passionnant pour la question de la folie –, et d’éclairer ses véritables intentions sur cette aventure « hors du commun ». Les textes de Dubuffet rédigés entre octobre 1947 et février 1967, posèrent ainsi les bases d’une définition de l’Art Brut. Deux notices écrites à l’occasion de la création de la compagnie et de sa reconstitution en 1948 et 1963, un texte au titre lapidaire « L’Art Brut », prévu pour accompagner la publication du premier fascicule – il sera repris pour l’exposition organisée à Vence en 1959 – et trois articles, écrits lors d’expositions, énonceront et « scelleront » les principes d’un concept en devenir. Ces trois articles, dans le fond plus polémistes, le premier, véritable manifeste s’intitulant « L’Art Brut préféré aux arts culturels » en 1949, le deuxième, « Honneurs aux valeurs sauvages », écrit en 1951 et le troisième, au titre tout aussi évocateur, « Place à l’incivisme », rédigé à l’occasion de la grande exposition au Musée des Arts Décoratifs de Paris en 1967, formeront à eux trois les ferments de la notion d’Art Brut.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, quelles étaient les intentions du peintre Dubuffet dont les expériences artistiques étaient pour l’heure restées vaines ? En se prenant de curiosité pour des ouvrages élaborés anonymement, clandestinement, dans des circonstances particulières, de quel art Dubuffet allait être le farouche défenseur ? Sous cette dénomination « Art Brut » qui servit rapidement à désigner de multiples travaux aux origines diverses, s’inaugurait la recherche d’un art dont les contours précis mirent plus de temps à être définis par son initiateur : art se voulant aux antipodes de l’art homologué et habituellement loué ; art spontané, immédiat, véridique, « brut » ; art débarrassé de toute influence et de tout héritage ; art privilégiant l’inventivité propre et singulière d’auteurs ; art se satisfaisant des maladresses et de la pauvreté des réalisations… En complément des expositions et de la publication des fascicules, les écrits de Dubuffet se révélèrent précieux. Ils permirent à son auteur, outre de dresser les pans d’une théorie, de répondre aux interrogations que la notion ne manquait pas de susciter. Parmi ces dernières, figurait en bonne place celle qui avait pour sujet l’itinéraire des auteurs « enrôlés » par Dubuffet, les prospections de la compagnie se portant essentiellement vers les établissements asilaires. S’enquérant des vertus propédeutiques de la folie, Dubuffet devait non seulement y puiser les valeurs de sauvagerie et l’inclination à l’incivisme vantées et prônées dans les écrits fondateurs de la notion mais également y déceler les mécanismes inhérents à la création artistique. Cependant les recherches mettront en lumière les conditions extrêmes dans lesquelles les réalisations étaient conçues et subséquemment poseront la question du statut de la folie et de sa perception. Au-delà de l’apport – controversé – de la folie au sein de la notion chère à Dubuffet et corolairement de l’effort de ce dernier de taire tout malentendu au sujet de l’accointance de l’Art Brut et de l’« Art des fous », se distinguera une prise de position originale à l’encontre de la folie, s’éloignant notamment de la mouvance surréaliste.
Pour quelles raisons ces « fêtes » auxquelles les gens privés d’occupation et de plaisir se montrent si enclins intéressaient tant Dubuffet ? Quels « bénéfices » pouvait-il retirer de l’enfermement auquel était soumise une grande majorité des auteurs apparentés à l’Art Brut ?

Considérées communément comme burlesques, absurdes, échappant allégrement à l’analyse, en un mot, comme « folles », il apparaît nécessaire de la même façon de préciser la véritable nature des « exactions » des frères Marx. Si l’« acceptation » de leur folie doit requérir au préalable quelques éclaircissements voire quelques précautions, la seconde traversée à laquelle les frères Marx seront conviés, après celle mouvementée de Monkey Business (Monnaie de singe), se révèle, à ce titre, pleine d’enseignement. En effet les frères Marx goûteront, quelques années plus tard, aux mêmes affres de la traversée. Il s’agira cette fois de A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), un film réalisé en 1935 et produit par la Metro-Goldwyn-Mayer. Groucho, dans le rôle de Otis B. Driftwood, est l’impresario d’une richissime veuve qui a l’impérieuse volonté de faire partie de la haute société. Cette dernière, Madame Claypool, qui ne le laisse pas insensible, a donc décidé d’investir dans l’opéra de New York que dirige un certain Herman Gottlieb, qui, tout autant que Driftwood aimerait gagner les faveurs de la milliardaire. Chico, Fiorello, s’est, quant à lui, mis en tête de promouvoir les talents d’un jeune et encore méconnu ténor, Ricardo Baroni, aidé fidèlement par Harpo, Tomasso, qui, quand il ne subit pas les caprices et les coups du grand ténor Rodolpho Lasparri dont il est le valet, s’est pris de tendresse pour la belle soprano Rosa Castaldi qui est en réalité amoureuse de Baroni. Après une représentation de l’opéra de Milan, grâce à la providentielle Madame Claypool, se conclut l’engagement du grand ténor italien, Lasparri, pour l’opéra de New York. Tous se retrouvent ainsi embarqués à bord d’un transatlantique en direction de New York, au premier rang duquel se trouve Madame Claypool, Driftwood, Gootlieb, Lasparri et la soprano Castaldi…
Cette traversée, par bien des aspects, se distinguera de celle réalisée quatre années auparavant. Ne serait-ce par la présence à la production de ce film, d’Irving Thalberg. Ne serait-ce par les méthodes préconisées par ce jeune producteur, dont l’aura, après sa disparition brutale, marqua fortement l’industrie cinématographique. Ne serait-ce par la réunion improbable de l’exigence de ce producteur et de la réputation des frères Marx. Ne serait-ce finalement par la place qu’accorderont à ce film les critiques et les historiens du cinéma dans l’aventure cinématographique marxienne. Quelles étaient en effet les intentions de Thalberg, l’impresario, quand, partageant la même table de jeux avec Chico, il convia les frères Marx à cette traversée ? La mention faite de l'intermède des films réalisés sous l'égide d'Irving Thalberg paraît en effet symptomatique. N'apparaît-il pas comme une tentative – et perçue comme telle –, de courte durée certes mais réelle, de « normalisation » ou, pour employer un autre terme, de « médicalisation ». Quels « bénéfices » retirer de cette traversée pendant laquelle l’impresario de Madame Claypool, Otis B. Driftwood, incarné par Groucho Marx, se réjouira du confort relatif de la suite 58 ?

Qu’est-ce que l’Art Brut ?

Lors des premières expositions organisées par le foyer de l'Art Brut, l'anonymat des auteurs est préservé. Le nom des auteurs qui ont séjourné ou séjournent dans des établissements psychiatriques apparaît abrégé ou amputé de leur patronyme. Auguste Forestier sera remplacé par Auguste For, Jeanne Tripier par Jeanne Tri, Aloïse Corbaz verra disparaître son patronyme ou, autre exemple, Gaston Dufour sera rebaptisé Gasduf. L'orientation choisie par Dubuffet, qui sera respectée également dans les publications de la compagnie se révèle cependant différente de celle, en usage, des experts médicaux. Il fait abstraction sur les recommandations des médecins avec qui il est en relation des indications d'ordre médical renseignant sur le diagnostic émis. Il maintient en quelque sorte au sujet des auteurs exposés le secret médical. Ce choix semble s'imposer naturellement au regard de l'itinéraire de chacun des auteurs – l'idée de respect et le souci de préserver une individualité au parcours jusque-là difficultueux –, mais s'avère également répondre à des raisons d’une autre nature.
« Ces noms peuvent paraître étranges. Ils le sont en effet. La raison en est que ce ne sont pas exactement les vrais noms des artistes. Ce sont des noms tronqués, non énoncés dans leur entier. Il s'agit donc d'œuvres dont les auteurs demeurent dans un demi-anonymat. Voilà qui nous change de l'ambiance habituelle des expositions de peinture, où les exposants montrent au contraire d'ordinaire une si grande avidité de se faire connaître. Les exposants, dans les expositions habituelles, sont extrêmement préoccupés de l'accueil qui sera réservé par le public à leurs œuvres, des commentaires qui en seront éventuellement publiés dans la rubrique dite artistique des journaux. Chacun suppute ses chances de devenir, s'il ne l'est encore, un artiste professionnel vivant à l'aise de la vente de ses œuvres, comblé d'égards et d'hommages… Mais ici rien de tel. » Tels sont les propos introductifs de la conférence prononcée par Dubuffet à l'occasion du vernissage de l'exposition « Cinq Petits Inventeurs de la Peinture » en janvier 1951. Cette conférence prendra pour nom « Honneurs aux valeurs sauvages » et sera en bonne place parmi les écrits que l'inventeur et le concepteur de l'Art Brut consacrera à la notion. Les œuvres exposées étaient celles de Gasduf, Paul End, Sylvocq, Liber et Alcide. Les auteurs en question avaient en effet d'autres préoccupations. « Les cinq exposants ne se soucient pas le moindrement de considérations de cet ordre. […] D'ailleurs ils ne savent même pas que cette exposition a lieu. De telles choses les laissent parfaitement indifférents. […] Tous les cinq sont en effet pour l'heure, enfermés derrière les portes cadenassées d'un asile d'aliénés. » Il est évident, vu les circonstances énoncées, qu'ils ne se soucient guère du devenir de leurs travaux, ces derniers étant le résultat de « raisons beaucoup plus sérieuses et plus profondes ».

Cette indifférence à tout destinataire quel qu'il soit, ce désintéressement s'exprimant naturellement à l'égard de la sphère artistique, apportent à ces ouvrages des qualités qui intéressent au premier chef Dubuffet. « Et en effet je suis moi-même très passionné d'art, mais d'un certain art, qui n'est pas du tout celui qu'on entoure généralement, dans nos pays, d'attention et d'honneurs. L'art fait par les spécialistes professionnels, je le trouve peu intéressant. C'est les productions d'art émanant de personnes étrangères aux milieux spécialisés et élaborées à l'abri de toute influence, de façon tout à fait spontanée et immédiate, qui m'intéresse. Et en effet l'art n'est passionnant – à mes yeux du moins – que pour autant qu'il livre d'une manière très véridique et immédiate – tout chauds, pourrait-on dire, et tout crus – les mouvements d'humeur de l'auteur. Il faut qu'il soit une projection immédiate de ces humeurs de l'artiste, une projection que rien ne vient fausser. » Il faut en déduire alors la grande disparité entre les sujets traités, les techniques employées, les systèmes de figuration représentés et ceux en usage dans la tradition ou épisodiquement en vogue. Au gré de circonstances concrètes, le plus souvent douloureuses, de marginalisation, arbitraire ou non, mentale ou sociale, de cloisonnement en tout cas, aboutissant à une solitude assurée, un anonymat de bon aloi, l'inventivité se fait jour. Clandestine elle revêt des formes inhabituelles, d'une excessive puissance et d'un pouvoir insoupçonnable.

Les prémisses

À la différence de son nom de baptême qui fut trouvé et adopté rapidement, la caractérisation de la notion d’Art Brut mit plus de temps à s'élaborer. Au moment où son initiateur multipliait les investigations et découvrait les productions qui allaient la représenter, les premières esquisses prirent forme. Les tentatives ensuite d'en dessiner plus précisément les contours s'échelonnèrent sur de nombreuses années, datables par les écrits que Dubuffet consacra explicitement à la notion à partir de 1948. Outre les deux notices [1] fondatrices rédigées en septembre 1948 et en janvier 1963 à l'occasion de la création de la compagnie et de sa reconstitution et un texte intitulé « L'Art Brut [2] » qui ne paraîtra pas – il devait accompagner la parution du premier fascicule en 1947 –, trois articles écrits dans le cadre d'expositions offrent à Dubuffet la possibilité de démêler les premiers écheveaux de la notion. Lors de la première exposition en octobre 1949, la préface du catalogue aura pour titre « L'Art Brut préféré aux arts culturels [3] », en janvier 1951, la conférence que prononcera Dubuffet lors de l'exposition « Cinq Petits Inventeurs de la Peinture » prendra pour nom « Honneurs aux valeurs sauvages [4] » et enfin « Place à l'incivisme [5] » sera le nom donné pour la présentation de la grande exposition au Musée des Arts Décoratifs à Paris, en février 1967. Sans oublier, pour être complet, un dernier texte intitulé sommairement « L'Art Brut [6] » pour l'exposition organisée en août 1959 à Vence. À ces écrits [7] s'ajoute bien évidemment la somme de textes que Dubuffet et ses collaborateurs temporaires consacrèrent aux auteurs apparentés à l'Art Brut. Consignés à l'intérieur des premiers fascicules de la compagnie et de ceux qui les suivirent – au rythme moins régulier cependant –, ils complètent l'approche, l'illustrent et, jusqu'à nos jours, la perpétuent.

Sous la dénomination de « Compagnie de l'Art Brut », au caractère désintéressé et non commercial, l'association qui s'était créée organisait, au lendemain de la seconde guerre mondiale, ses premières expositions. Une première notice est rédigée décrivant d'une manière succincte le but réel de l’association. Les statuts s'y définissaient ainsi : « Rechercher des productions artistiques dues à des personnes obscures, et présentant un caractère spécial d'invention personnelle, de spontanéité, de liberté à l'égard des conventions et habitudes reçues. Attirer l'attention du public sur ces sortes de travaux, en développant le goût et les encourager. » Parmi les quelques chapitres de présentation, celui consacré aux œuvres considérées étayera quelque peu ce point de départ. « Nous recherchons des ouvrages artistiques tels que peintures, dessins, statues et statuettes, objets divers de toutes sortes, ne devant rien (ou le moins possible) à l'imitation des œuvres d'art qu'on peut voir dans les musées, salons et galeries, mais qui au contraire font appel au fond humain originel et à l'invention la plus spontanée et personnelle ; des productions dont l'auteur a tout tiré (invention et moyen d'expression) de son propre fond, de ses impulsions et humeurs propres, sans souci de déférer aux moyens habituellement reçus, sans égard pour des conventions en usage. Des œuvres de cette sorte nous intéressent même si elles sont sommaires et exécutées avec maladresse. Nous attachons peu de prix à l'habileté manuelle ; elle est la plupart du temps habileté à imiter les ouvrages créés par d'autres et déguise l'auteur au lieu de l'exprimer, comme la calligraphie déguise l'écriture. Nous recherchons des ouvrages où les facultés d'invention et de création, qui existent selon nous dans tout homme (au moins par moments) se manifestent d'une manière très immédiate, sans masque et sans contrainte. »
Après la nature des œuvres concernées, l'accent est mis tout naturellement sur les moyens à mettre en œuvre et également sur les directions à envisager concernant les prospections proprement dites. « Parmi les œuvres les plus intéressantes que nous avons rencontrées, certaines ont pour auteurs des gens considérés comme malades mentaux et internés dans des établissements psychiatriques. Il est naturel que des gens privés d'occupation et de plaisirs se montrent (comme font d'ailleurs aussi les prisonniers) plus enclins que d'autres à se faire, par les voies d'une activité artistique, des fêtes à leur propre usage. L'idée tranchée que l'on se fait communément de la santé d'esprit et de la démence nous semble basée sur des distinctions très souvent arbitraires. Les raisons pour lesquelles un homme est réputé inapte à la vie sociale nous paraissent dans la plupart des cas spécieuses et de toute façon d'un ordre que nous n'avons pas à retenir. Nous entendons par conséquent considérer des mêmes yeux et sans faire de catégories spéciales les travaux dus à des auteurs réputés sains ou réputés malades. »
Enfin dans un chapitre intitulé « Point de vue », Dubuffet énonce la motivation profonde qui le pousse à se lancer dans cette aventure « hors du commun » et la gageure qu'elle représente à ses yeux. « L'art coutumier qui s'étale pompeusement dans les salons et les galeries et qui réussit à passer aux yeux du plus grand nombre pour mériter seul le nom d'art à l'exclusion de tout autre, nous apparaît de contenu fort pauvre, réduit à de sempiternelles redites et imitations, où la part de création personnelle est à peu près nulle. Nous le tenons pour un succédané parasitaire qui singe la création artistique sans en procéder, substituant à celle-ci des mots d'ordre arbitraires et d'oiseux systèmes théoriques. Nous pensons que le jour est assez proche, sinon déjà venu, où le public prendra conscience de l'ample imposture du corps constitué des marchands de tableaux, “critiques d'art” et “artistes professionnels”, de la vacuité de leurs ouvrages et de leurs mines de savants docteurs, de l'inconvenance de l'activité commerciale à laquelle ces ouvrages donnent lieu, et du peu de part que la véritable fonction artistique a dans tout cela, et où il s'en détournera résolument et prendra conscience que l'art véritable – discret – peu voyant – effarouché – mille fois plus précieux – est ailleurs. »
Ainsi les bases du concept d'art brut s'édifient mais se montrent à bien des égards trop générales, légèrement péremptoires, ne délivrant pas rigoureusement les tenants et les aboutissants de ce que Dubuffet attendait de cet « art » en gestation, à la force apparemment roborative. Le foyer de l'Art Brut en était à ses balbutiements. Les précisions viendront donc par la suite au fur et à mesure de l'enrichissement de la collection et des propres recherches de Dubuffet. Au regard du pari à la fois esthétique et théorique que l'entreprise représentait, elles étaient nécessaires. Trois articles ajouteront leur pierre exposant en les développant les points déjà répertoriés. Ils serviront – peut-être – à mettre aussi un terme aux différentes équivoques que la notion elle-même ne manquait pas, à ses débuts, de susciter.

Les éclaircissements

Lors de l'exposition « Cinq Petits Inventeurs de la Peinture », Dubuffet, dans la conférence qu'il prononcera, signalait le désintéressement – naturel – des créateurs vis-à-vis de l'exposition. Leurs préoccupations étaient autres, « enfermés [qu'ils étaient] derrière les portes cadenassées d'un asile d'aliénés ». L'une des premières questions à laquelle Dubuffet s'attachera à répondre sera ainsi l'assimilation de l'Art Brut à l'« art des fous ». Devant ce fait indubitable que la majeure partie des travaux collectés par la compagnie provenait d'hôpitaux psychiatriques, de personnes « malades » ou en tout cas internées, Dubuffet dut s'exprimer sur la notion de folie et se prononcer sur son véritable lien avec l'Art Brut.
Quel était-il réellement et n'engendrait-il pas au préalable en ces années d'après guerre la question d'une reconsidération de la folie elle-même ?
Il adoptera sur le sujet une position claire se démarquant notamment de la position surréaliste incarnée entre autres par André Breton. Cette différence de vue mettra fin à la relation privilégiée que Dubuffet voulut entretenir avec l'une des figures emblématiques du surréalisme et dont le rôle dans la naissance de la compagnie fut loin d'être négligeable. L'article « L'Art Brut préféré aux arts culturels » se clôt par une mise au point dans laquelle la considération de la folie en tant que telle apparaît clairement, dénuée de toute réserve et s'écartant plus ou moins savamment du rejet que celle-ci provoque à l'époque. « La folie allège son homme et lui donne des ailes et aide à la voyance, à ce qu'il semble, et nombre des objets (près de la moitié) que contient notre exposition sont l'ouvrage de clients d'hôpitaux psychiatriques. Nous ne voyons aucune raison d'en faire, comme font d'aucuns, un département spécial. Tous les rapports que nous avons eus (nombreux) avec nos camarades plus ou moins coiffés de grelots nous ont convaincus que les mécanismes de la création artistique sont entre leurs mains très exactement les mêmes que chez toute personne réputée normale ; et d'ailleurs cette distinction entre normal et anormal elle nous semble assez insaisissable ; qui est normal ? Où est-ce qu'il est votre homme normal ? Montrez-le-nous ! L'acte d'art, avec l'extrême tension qu'il implique, la haute fièvre qui l'accompagne peut-il jamais être normal ? Enfin les “maladies” mentales sont extrêmement diverses – il y en a presque autant que de malades – et il paraît bien arbitraire de les mettre toutes dans ce même spécieux panier de la Maladie. Notre point de vue sur la question est que la fonction d'art est dans tous les cas la même et qu'il n'y a pas plus d'art des fous que d'art des dyspeptiques ou des malades du genou. » Dès lors la part accordée à la folie au sein de la définition de l'Art Brut ne peut être que parfaitement assumée. L'assimilation ne serait que le résultat d'une erreur, au plus d'un malentendu. Pourtant conscient du danger qui pourrait résulter de la présence en grand nombre de travaux d'internés dans la collection, pour l'avenir de la notion et par là même pour l'existence de la compagnie, Dubuffet prendra soin lors des expositions et des publications de mettre en évidence l’origine disparate des auteurs. Ainsi la bonne place des Barbus Müller dans le premier fascicule illustre les précautions de Dubuffet, ainsi que l'alternance en ce qui concerne les expositions, d'auteurs dits « sains » et d'auteurs dits « malades », faisant alors se succéder Aloïse et Gironella ou Salingardes.
Par la suite et tout au long de ses différents écrits, Dubuffet ne cessera d'écarter obligeamment la folie comme pathologie. Il rejettera toute catégorie liée de près ou de loin à la maladie et ne pourra que constater et déplorer l'intérêt porté d'abord envers le créateur et sa santé. Dans « Honneurs aux valeurs sauvages » la maladie dont est affublé tel ou tel auteur, il entend « bien l'ignorer ». « Nous n'y avons pas du tout égard. […] il nous est indifférent que l'auteur de telles œuvres soit – pour telles raisons étrangères aux nôtres – réputé sain, ou réputé fou. » Enfin dans « Place à l'incivisme » il écrit, s'il en était encore besoin : « Au surplus et de toute façon la notion d'un art pathologique s'opposant à un art sain et licite nous paraît-elle tout à fait privée de fondement ; non seulement à raison de ce qu'une définition de la normalité présente d'arbitraire et d'oiseux mais aussi parce que les manières de s'en écarter sont tellement diverses et ne sauraient être sans absurdité versées au même panier : ce serait alors comme constituer la botanique en deux catégories, l'une comportant le camélia, et l'autre tous autres végétaux qui soient. Il y a bien des divers titres à se voir empoigné et conduit à l'asile, comme par exemple de ne pas penser assez ou bien de penser trop, de manquer d'imagination ou de la pousser au point qu'elle est estimée excessive ; et faire de l'un et de l'autre – du trop et du trop peu – une seule catégorie n'offre aucun sens. »

Toutefois s'il conteste toute catégorisation, il est loin de rejeter les « vertus » de la folie et prend conscience en ces années trente de la place qu'elle détient dans l'art en général, et, subséquemment, de la place qu'elle pourrait détenir au sein de l'Art Brut. Avec une grande régularité Dubuffet reviendra à chacun de ses écrits relatifs à l'Art Brut sur la folie. Dans « Honneurs aux valeurs sauvages », afin de mettre en exergue les « valeurs sauvages » citées en titre, il réitère son vif intérêt pour les œuvres des « fous » y décelant l'accomplissement auquel il veut avoir à faire en expression artistique. « La folie allège son homme et lui donne des ailes et aide à la voyance » écrivait-il quelques années auparavant. Ne serait-elle pas dès lors une voie, parmi d'autres, probablement royale au regard du nombre des productions recensées, pour arriver à ces valeurs de sauvagerie prônées par le concepteur de la notion ? « Nous recherchons des œuvres marquées d'un caractère personnel très affirmé, et créées en dehors de toute influence des arts traditionnels, et qui aussi, en même temps (car sans cela il n'y a pas d'art) font appel aux couches profondes de l'être humain – aux couches de la sauvagerie – et en livrent le langage brûlant. » C'est pourquoi l'intérieur des hôpitaux paraît propice à cette recherche, montrant une « folie » déverser « tout le flot bondissant de sa sauvagerie ». Dans ce même article, après avoir développé son sentiment sur la folie et l'attitude – souvent défiante – qu'elle inspire chez l'« homme du commun », Dubuffet s'attardera longuement sur la fonction qu'il souhaiterait qu'elle tienne au sein de ses recherches. « En définitive, je crois qu'on a tort de tenir en Occident la folie pour une valeur négative ; je crois que la folie est une valeur positive, très féconde, très utile, très précieuse. » Quelle sera-t-elle ? « Je veux dire que non seulement les mécanismes qui fonctionnent chez le fou existent aussi chez l'homme sain (ou prétendu tel) mais ils en sont dans bien des cas le prolongement et l'épanouissement. Lorsque l'assiette de l’esprit se modifie, et que certaines zones disparaissent ou faiblissent, il s'ensuit aussitôt que d'autres zones au contraire prennent force et ampleur ; quand le psychisme d'un être s'appauvrit par un bout, il s'enrichit par l'autre bout. On a communément selon moi, l'esprit trop braqué sur les appauvrissements qui se manifestent dans la folie, et pas assez sur les enrichissements qui en résultent. […] Son apport ne me paraît pas du tout malsain pour le génie de notre race, mais au contraire vivifiant et souhaitable et mon impression n'est pas que la folie règne en excès dans nos mondes, mais qu'au contraire elle y fait trop défaut. »
Néanmoins au-delà de toute considération excessive de l'aliénation, les travaux effectués par des personnes internées ne s'apparentent pas nécessairement à des travaux de grande valeur artistique. « […] il ne faut sûrement pas croire que n'importe quel homme, du moment qu'il est fou, est de ce fait même un bon peintre. Certainement pas. Des médecins psychiatres ont organisé, ces dernières années, des expositions de dessins et de peintures faites par des malades, et on a pu constater que ces œuvres n'étaient dans leur ensemble pas beaucoup plus originales, pas beaucoup plus inventées, pas beaucoup plus intéressantes que les dessins et peintures faits habituellement par les gens normaux. » conclut Dubuffet lucide quant à la production asilaire. La somme des travaux issus du monde asilaire se révélera cependant importante au sein de la compagnie et occupera une place qui ne pouvait qu'alimenter la confusion malgré les nombreux efforts théoriques déployés par Dubuffet. Il s'agissait seulement de les considérer sous un angle différent, novateur pour l’époque et de se rendre compte qu'ils répondaient – comme d'autres le feront en d'autres circonstances – aux souhaits de l'inventeur de l'Hourloupe.

Les critères

Outre les raisons qui conduisaient telle ou telle personne à l'intérieur du monde psychiatrique, l'enfermement auquel elle était confrontée se révélait bien réel. « Il est naturel que des gens privés d'occupation et de plaisirs se montrent (comme font d'ailleurs aussi les prisonniers) plus enclins que d'autres à se faire, par les voies d'une activité artistique, des fêtes à leur propre usage. » était-il écrit dans la première notice consacrée à l'Art Brut. Dans « Honneurs aux valeurs sauvages », Dubuffet ajoute à propos de ces « fêtes » à l’usage strictement personnel : « C’est quand un homme est seul, qu’il s’ennuie fort, qu’il ne peut compter sur aucune espèce de distractions ni de joies venant de l’extérieur, d’aucunes espèces de fêtes, que les conditions sont le mieux remplies pour que naisse en lui un besoin de se fabriquer par ses propres moyens, lui-même tout seul et à son propre usage, un théâtre de fêtes et d’enchantements. » Comment dès lors se déroulaient ces « fêtes » et quelle allait être la véritable signification de l'engouement de Dubuffet pour ces circonstances ? Les conditions découlant du cloisonnement permettraient-elles d'échafauder sereinement les critères de ce que devait être une réalisation dite d'Art Brut ?

Dans « L’Art Brut préféré aux arts culturels », les productions relevant de l'Art Brut se désignent comme « des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujet, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythme, façons d'écritures, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l'art classique ou de l'art à la mode. Nous y assistons à l'opération toute pure, brute, réinventée dans l'entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l'art donc où se manifeste la seule fonction de l'invention, et non celles, constantes dans l'art culturel [8], du caméléon et du singe. » Ainsi les dessins au crayon d'Aloïse réalisés en cachette sur du papier récupéré, les drôles de machines de Müller, assemblages de branches, de chiffons et de fils de fer, qui finiront par encombrer la cour de l'hôpital, les sculptures en mie de pain ou en terre crue élaborées durant les six années d'emprisonnement du Prisonnier de Bâle… illustreraient parfaitement les aspirations de Dubuffet.
« Fabriqués » anonymement, voire clandestinement, à partir de rien(s) selon les moyens que permettait ou autorisait le lieu, ces ouvrages prenaient forme en toute liberté, indépendamment de conventions, de codes reçus et d'arrière-pensées. Se développant d'une manière autarcique, ils seraient le témoignage évident de l'acte créatif débarrassé de tous ses oripeaux. Cette élaboration serait d'autant plus personnelle et singulière qu'elle proviendrait de personnes dont l'absence de formation artistique, l'ignorance de toute tradition culturelle seraient manifestes. Ce vide, quelle que soit sa nature, de tout héritage semble apparaître d'ailleurs comme l'une des clauses, fondamentale, de la notion. Hissant en quelque sorte l'« autodidactie » à son point extrême, rien de moins qu'une « virginité culturelle » était mise en avant. L’initiateur de la notion, dans le dessein avoué de prendre l'exact contre-pied de ce qu'il appelait l'« art culturel », se risquait à la théorisation. « C’est seulement dans cet “art brut” qu’on trouve, à ce que je crois, les processus naturels et normaux de la création d’art, à leur état élémentaire et pur. C’est d’assister à cette opération qui me paraît passionnant, et, à ce moment, il m’importe peu que les œuvres créées soient de peu d’ampleur, ne mettent en œuvre que de très petits moyens, se limitent même, dans certains cas, à de petits griffonnages peu élaborés et très sommaires, tracés sur un mur de la pointe d’un couteau, ou au crayon, sur un mauvais bout de papier de fortune. Tel petit dessin très hâtif m’apparaît souvent d’un contenu bien plus vaste, et d’une signification bien plus précieuse, que la plupart des grandes prétentieuses peintures, si souvent complètement vides, dont sont remplis les musées et les galeries d’expositions. » instrumentalisait finalement Dubuffet dans « Honneurs aux valeurs sauvages » avec, en point de mire, l’art « dont sont remplis nos musées et qui fait l’objet de toutes ces expositions, publications et commentaires et qu’on peut appeler en bloc : L’art culturel. »

Les suites

La lumière ainsi dirigée sur ces productions, même différente, ne pouvait pas ne pas susciter immanquablement la question des conditions de leur fabrication. Elles étaient nées de la claustration, elles étaient nées de l'enfermement avec ce qu'il pouvait impliquer non seulement comme désarroi mais aussi comme frustration. En ce début de siècle et longtemps après, l'internement, étant donné son statut, engendrait inéluctablement des conséquences pour le patient. « Heureuses » ou non elles existaient, aussi inhumaines et tragiques soient-elles, aussi paradoxales soient-elles notamment dans le domaine qui intéressait au premier chef Dubuffet, le domaine de la création. « Soit que les recherches aient été pour nous dans ces secteurs plus faciles, les asociaux s’y trouvant plus nombreux qu’ailleurs et moins masqués, soit que les loisirs désœuvrés qui y règnent ainsi que la solitude et la privation de toute espèce de fête soient facteurs favorables à la production d’art, il s’est trouvé finalement qu’une notable proportion des œuvres recueillies – plus ou moins la moitié – est due à de ceux que la police et le psychiatre ont dénoncés pour insociables et déchus de la citoyenneté. » fait remarquer Dubuffet dans le dernier écrit consacré à l’Art Brut, « Place à l’incivisme », se gardant bien – illustration d’une certaine impuissance ! – de s’attarder sur ces conditions. L’acte créatif représentait souvent pour l’individu l'unique possibilité, l'unique issue de s'échapper de l’univers auquel il était confronté. À l'écart, des fabrications de toute sorte prenaient naissance, témoignage rare de la trop brève et seule échappatoire à cet environnement.
Les principes théoriques exposés s'accommoderont de cette part d'ombre, laissant son initiateur dans « Honneurs aux valeurs sauvages » renouveler le seul véritable et unique intérêt qu'il porte à une œuvre d'art. « Une œuvre d'art n'a d'intérêt, à mon sens, qu'à la condition qu'elle soit une projection très immédiate et directe de ce qui se passe dans les profondeurs d'un être ; et naturellement, qui a pris naissance dans cet être, et pas qu'on y a fourré. Il faut que son langage se soit formé en toute véracité, à l'abri de toute déformation provoquée par un phénomène de mensonge délibéré ou bien de mimétisme ou d'influence étrangère quelconque. À partir du moment où il y a substitution, et où l'auteur, au lieu de nous livrer quelque chose qui vient profondément de lui-même, nous débite autre chose qui n'est pas à lui, qu'il a reçu de l'extérieur, je considère qu'on se trouve en présence d'une contrefaçon d'œuvre d'art, qui est entièrement dépourvue d'intérêt. » Ainsi se joindront rapidement aux dessins d'Aloïse, des assemblages de Müller, des sculptures du Prisonnier de Bâle, les peintures de Lesage réalisées à partir de ses trente-cinq ans, année où il délaissera son métier de mineur, les masques de Maisonneuve confectionnés avec des coquillages ou encore le monumental palais du Facteur Cheval réalisé notamment la nuit à la lueur d'une bougie… La définition ainsi élaborée pouvait désormais franchir les murs des hôpitaux psychiatriques et voler assurément de ses propres ailes. Elle irait en quête d'auteurs et d'ouvrages qui seraient les plus enclins à l’incarner. Elle se présenterait indéfectible avec la ferme intention d'exercer sa force corrosive et éminemment subversive à l'encontre des arts dits « culturels », sereine dans la capacité de son porte-parole à la défendre et à la promouvoir.
Qu'allait-il désormais advenir de la notion ? Quel rôle allait-il lui être attribué ?

L’impresario Thalberg

La topographie des lieux

Issus de l'exiguïté de tonneaux reposant au fond de la cale d'un bateau, les frères Marx, quels que soient les rôles qu'ils assumeront, n’auront accès qu'en de rares occasions au grand air et aux grands espaces. Résurgences de leur expérience de la scène théâtrale, ils seront généralement confinés dans des lieux soigneusement choisis. Le temps d'une traversée plus ou moins longue, il s'agira dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra) et Monkey Business (Monnaie de singe) de longs couloirs et de cabines étroites de transatlantiques. Autre moyen de transport utilisé par les frères, le train les conduira non sur la scène de l'opéra de New York ou vers une veille grange servant de planque à un gangster mais vers une piste de cirque dans At the Circus (Un jour au cirque) et vers la dure réalité du Far West dans Go West (Chercheurs d’or), subissant au préalable un traitement des plus radicaux. Une fois sur la terre ferme, l'hôtel, comme il se doit, les accueillera à plusieurs reprises. Dans The Cocoanuts (Noix de coco), il sera dirigé de manière peu orthodoxe par son gérant Monsieur Hammer, dans Room Service (Panique à l’hôtel), il servira de refuge pour le producteur Gordon Miller et sa troupe en attendant des jours meilleurs et dans A Night in Casablanca (Une nuit à Casablanca), il apparaîtra comme un lieu de convoitise jusqu'à ce qu'il livre, à l'actuel gérant Ronald Kornblow, son secret. Autres lieux, autres mœurs, The Big Store (Les Marx au grand magasin) sera le grand magasin dans lequel le détective privé Wolf J. Flywheel mènera rondement son enquête. Dans cette succession de lieux qui ne se veut en aucun cas exhaustive, il ne faut pas oublier les vastes demeures de richissimes personnalités comme celle de Madame Rittenhouse dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) ou celle de Madame Teasdale, inspiratrice de la nomination de Rufus T. Firefly à la tête de l'État de Freedonie dans Duck Soup (Soupe au canard).
Ainsi la topographie des lieux semble-t-elle se dessiner précisément au fur et à mesure des tribulations des frères Marx, se résumant aux intérieurs d’un transatlantique, d’un train, d’un hôtel, d’un grand magasin, d’un cirque, de somptueuses demeures… Au reste, ces intérieurs dans lesquels les passagers clandestins de Monkey Business (Monnaie de singe), vêtus des mêmes accoutrements, deviendront spontanément directeur d'hôtel, producteur, avocat, détective privé… se réduiront souvent, au gré ou non de l’intrigue, à leur plus simple expression.
Dans Room Service (Panique à l’hôtel) le lieu de l'action se résumera aux quatre murs d'une chambre d'hôtel. Gordon Miller, producteur de théâtre installé avec sa troupe de 22 personnes dans un hôtel géré par son beau-frère, est à court d'argent pour payer sa note. Il se met ainsi à la recherche d'un mécène qui lui permettrait de financer un futur spectacle et par la même occasion de régler la note. Pressé par son beau frère qui redoute un contrôle de ses comptes, il est sur le point d'arriver à ses fins grâce à un richissime financier, Zachary Fisk. Mais le directeur de l'hôtel, Wagner, informé d'une note impayée s'élevant à 1 200 dollars, décide d'expulser manu militari les mauvais payeurs. Dès lors il s'agira pour le producteur, aidé de deux compères, Faker Englund et Harry Binelli, de multiplier les subterfuges afin de rester dans l'hôtel jusqu'à ce que la situation se clarifie. Dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), l’impresario de Madame Claypool, Otis B. Driftwood, dans le transatlantique qui le mènera à New York, aura la désagréable surprise de trouver une cabine, qui lui a été réservée par Herman Gottlieb, le directeur de l’opéra de New York, particulièrement exiguë. Une fois la surprise passée, de bonne grâce, Driftwood accueillera trois passagers clandestins, qu’il découvrira cachés dans sa malle, et se résoudra à accepter une partie du personnel du navire à l’exception peut-être des officiers, venue par un curieux hasard frapper à sa porte. Femme de ménage, manucure, mécanicien, balayeuse, serveur se succéderont et investiront sans le moindre complexe l’endroit.
D'une chambre d'hôtel à une minuscule cabine, l'espace qui est réservé aux protagonistes apparaît ainsi réduit à sa portion congrue. Sa délimitation, voulue ou non, selon les circonstances, marque profondément leurs nombreux faits et gestes. Généralement « enfermés », les frères Marx paraissent s'en satisfaire et mieux encore, s'en accommoder parfaitement. N’accéderaient-ils à une sorte de « bien-être » que dans le conditionnement d’un décor ou d’un plateau – aussi exigus soient-ils, aussi factices soient-ils –, prolongements évidents et naturels de la scène du music-hall ou de la scène théâtrale ? Cet espace exigu, restreint, qu’ils aménageront – définitivement – à leur fantaisie, servirait-il en quelque sorte de refuge aux vastes plateaux et aux éclatantes lumières du cinéma, refuge qui les préserverait à l’abri des vicissitudes et des impératifs cinématographiques et qui leur permettrait au demeurant de préserver une certaine tranquillité ? Ainsi, ne donneraient-ils leur pleine mesure que dans le confinement, chacuns des protagonistes, condamnés ou voués à la promiscuité, dans l’impossibilité ou dans l’incapacité de s’échapper, n’atteignant à cette seule condition une totale plénitude ?

Si en effet les sorties autorisées se font extrêmement rares, en notant que la clairière de The Cocoanuts (Noix de coco), le jardin de Animal Crackers (L’Explorateur en folie) apparaîtront bien exigus, irréels, en un mot, artificiels, trois films cependant se distingueront. Il s’agit de Horse Feathers (Plumes de cheval), de A Day at the Races (Un jour aux courses) et de Love Happy (La Pêche au trésor) et seront l’occasion pour les protagonistes d’incursions inopinées et bel et bien réelles au grand air.
Surgiront de ces trois films, respectivement, un terrain de football, un champ de courses et une étendue de toits éclairés la nuit par les lumières de la ville. Ces lieux, inhabituels, « ouverts », se révéleront décisifs dans la résolution de l'intrigue. Dans Horse Feathers (Plumes de cheval) doit se dérouler la prochaine rencontre de football opposant l'équipe de l'université de Darwin à celle d'Huxley, rencontre qui se révèle la principale préoccupation de Quincey Adams Wagstaff, le doyen nouvellement nommé. Le sanatorium de A Day at the Races (Un jour aux courses), bien qu'il soit entre les mains du réputé docteur Hugo Z. Hackenbush, devra attendre le résultat final d'une course de chevaux pour être fixé sur son sort. Enfin, le dénouement d'une course-poursuite sur les toits de Times Square dans Love Happy (La Pêche au trésor), dont le but est la possession du collier de diamants des Roumanoff, scellera la destinée d'une troupe de théâtre. Pourtant, ce terrain de football, ce champ de courses et cette étendue de toit, s’ils obligeront momentanément chacun des frères Marx à délaisser cette affection pour les intérieurs, n’en révéleront pas moins un étrange sentiment quant à leur véritable aptitude. Même pour l’impérieuse nécessité de l’intrigue, qu’ils s’agissent de l’issue d’un match de football, de sauver un sanatorium de la faillite et enfin de la destinée d’une troupe de théâtre, le grand air ne semble pas vraiment leur convenir.

Le patronage de Thalberg

La course de chevaux pendant laquelle le cheval Hi-Hat, monté par le jockey Stuffy, triomphera se déroule dans A Day at the Races (Un jour aux courses), le septième film des Marx Brothers. Le bénéfice de la course permettra ainsi, après bien des péripéties, de sauver de la faillite le sanatorium appartenant à Judy, la fiancée de Stewart, propriétaire du cheval. Réalisé en 1937, A Day at the Races (Un jour aux courses) fut produit par la Metro-Goldwyn-Mayer qui avait alors à sa direction Irving Thalberg. Ce dernier dirigea deux films avec les frères Marx, parmi les cinq réalisations produites par la M.G.M., le premier ayant été A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra) en 1935. Sa disparition soudaine interrompit brutalement leur collaboration.
Que devait-être une comédie interprétée par les frères Marx sous le haut patronage d'Irving Thalberg ?

Grand amateur de cartes, Chico comptait à cette époque parmi ses partenaires de bridge Thalberg. Celui qui devait servir de modèle à Scott Fitzgerald pour son roman inachevé Le Dernier Nabab était à 37 ans à la tête des studios M.G.M. Après s'être enquis de la situation du quatuor, il en vint très rapidement à abattre ses cartes. Il avait des projets les concernant. Les Marx quant à eux venaient de terminer, sous la direction de Léo Mac Carey, le tournage de Duck Soup (Soupe au canard), le dernier film sous contrat avec la Paramount. Cette dernière, après un contrat de cinq films, tardait à renouveler leur engagement. Face aux propositions de Thalberg, ils n’étaient pas en position de refuser. Commença alors At Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra) pendant lequel les méthodes du producteur allaient prévaloir et trancher avec celles auxquelles les Marx avaient eu à faire auparavant. Elles iraient dans le sens d'un plus grand contrôle afin, selon les propres termes de Thalberg, de faciliter la tâche du spectateur.
Une plus grande « rationalité » fut préconisée notamment dans l'élaboration plus adroite de l'assise que représentait le scénario : « Vous apportez le rire et j'apporte le scénario ». A contrario du canevas des films précédents, l'intrigue devait s'équilibrer entre des éléments sentimentaux convenablement agencés, un fil musical existant indépendamment et des situations comiques. À une organisation soi-disant chaotique, incohérente ne répondant pas nécessairement à une structure simple, travaillée, en un mot, justifiée, devait succéder une histoire narrative mettant en présence généralement un couple d'amoureux tourmentés dans leurs sentiments. Interviendraient les frères Marx dont les rôles soigneusement distribués aideraient à la résolution de l'intrigue et éventuellement au triomphe de l'amour. Cette intrigue se déroulerait désormais dans des décors plus somptueux, avec une figuration plus abondante, des partenaires plus aguerris et avec l'ajout de numéros musicaux plus élaborés. Dans le but d'arriver au résultat escompté, de nouvelles manières de travailler furent inaugurées. Outre la collaboration de toute une équipe spécialisée dans l'écriture du scénario – le nombre de scénaristes utilisés fut parfois très important devant l'insatisfaction de Thalberg –, les scènes une fois écrites étaient mises à l'épreuve lors de véritables tests itinérants. De ville en ville et devant un « vrai » public, les scénaristes présents devaient arranger, modifier, supprimer certains éléments selon les réactions des spectateurs, jusqu'à ce qu'une certaine « perfection » soit atteinte. Aussi pour les frères Marx, ces tests étaient une sorte de retour inattendu sur les planches des théâtres. Réminiscences de ces années de jeunesse de leur apprentissage au vaudeville, les tournées recommençaient.

Outre la distribution qui réunit Allan Jones, Kitty Carlisle dans les rôles du chanteur Ricardo Baroni et de la soprano Rosa Castaldi, à qui fut donnée la possibilité de faire entendre leurs véritables et authentiques voix lors de leurs numéros chantés, Margaret Dumont dans le rôle de Madame Claypool, partenaire fidèle et majestueuse des frères Marx, et le comédien endurci Sig Rumann dans le rôle du directeur d’opéra, Thalberg réunit pour l’élaboration de A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra) les meilleurs scénaristes qui avaient travaillé avec les frères Marx, George S. Kaufman et Morrie Ryskind, auxquels s’ajouteront Mc Guiness, Pirosh, Seaton et le plus populaire gagman de l’époque, un dénommé Al Boasberg. Ce dernier, habitué à travailler à son propre rythme, c’est-à-dire lentement, et selon son bon vouloir mécontenta assez rapidement Thalberg dont la patience de producteur ne souffrait d’être mise à l’épreuve trop longtemps. Après l’avoir sermonné, Thalberg eut enfin le script d’une scène mais, en l’absence de Boasberg, il dut aller le chercher lui-même à son bureau. Accompagné des frères Marx, impatients de lire la scène, le script qu’avait écrit Boasberg était cependant introuvable. Après quelques recherches, ils s’aperçurent que Boasberg, qui avait en horreur d’être pressé dans son travail, avait découpé le texte en de multiples lignes minuscules et les avaient tout bonnement accrochées au plafond de son bureau. Il fallut de nombreuses heures à Thalberg et aux frères Marx pour remettre en place le texte. Il s’agissait de la première mouture de la scène de la cabine numéro 58 dans laquelle s’entasseront Driftwood, Tomasso, Fiorello, le chanteur Baroni, deux femmes de ménage, un mécanicien venu fermer le chauffage, une manucure, un aide-chauffagiste, une passagère cherchant sa tante, une balayeuse et enfin des stewards livrant le déjeuner, une scène dont la réussite fut unanimement reconnue par les critiques et les historiens du cinéma.
Avec les scènes principales écrites par les scénaristes en vue de la préparation du film, dont faisait partie la scène concoctée par Boasberg, Thalberg proposa aux frères Marx de partir en tournée. De Salt Lake City à Santa Barbara en passant par Seattle et Portland, les frères Marx donneront ainsi plusieurs représentations par jour, avec ces différentes scènes formant un seul et même spectacle. En présence des scénaristes Ryskind et Boasberg, munis d’un crayon et d’un carnet, les réactions du public étaient notées avec exactitude. Les scènes étaient complétées, écourtées, modifiées d’une représentation à une autre, selon le succès qu’elles rencontraient auprès de l’assistance, de nouvelles répliques, de nouveaux gags étaient élaborés. L’échange entre le steward et Groucho qui lui réclame une pâtisserie française fut par exemple coupé : « C’est un navire italien » lui répondait le steward, « Alors donnez-moi le taux de change » répliquait Groucho. Les improvisations des frères Marx étaient également prises en compte et soigneusement répertoriées quand elles faisaient mouche.
Ainsi, à l’origine, le script de la scène de la cabine numéro 58 écrit par Boasberg avait peu d’écho auprès des spectateurs. Bien que le script parût drôle initialement, les rires se faisaient rares. Il fut amputé alors de nombreux détails et, après maint et maint essais et de sérieux ajustements – le temps de créer l’illusion d’une cabine de plus en plus étroite sur la scène du théâtre –, atteignit finalement sa forme définitive. L'espace de la cabine se réduisit effectivement… au bénéfice d’un défilé ininterrompu de personnes hétéroclites.
À la fin de la tournée, cette scène prit place parmi les « 175 » autres, éprouvées de la même façon pendant ces multiples représentations et qui constitueraient le matériau pour le réalisateur du film, Sam Wood. Choisi par Thalberg notamment pour son perfectionniste, ce dernier sera fidèle à sa réputation et, pour la plus grande exaspération des frères Marx, multipliera les prises d’un même plan, allant parfois jusqu’à faire 20 à 30 prises. À la différence d’autres metteurs en scène attendant la fin du tournage, il procédera au montage du film au fur et à mesure du tournage. Même si les frères Marx lui gardèrent une farouche antipathie, le film s’acheva finalement. Toutefois, une dernière épreuve attendait Thalberg. Une preview était organisée dans une salle de théâtre de Long Beach. Au grand désespoir de Thalberg, les spectateurs présents dans la salle accueillirent pour le moins froidement le film et de timides rires se firent seulement entendre. Ne se faisant pas à l’idée d’un quelconque échec, Thalberg traversa tout de go la rue pour projeter le film dans une salle voisine. Cette fois la salle fut conquise. A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra) fut un énorme succès et deviendra l'une des plus belles réussites commerciales des frères Marx.

Ces méthodes s'appliquèrent également au film suivant, A Day at the Races (Un jour aux courses). Cependant après la disparition de Thalberg, elles perdurèrent tant bien que mal avec quelques changements et notamment l'abandon du système des essais en public, son maître d'œuvre n'étant plus là pour les faire appliquer. Après une brève parenthèse chez la R.K.O., trois autres films furent réalisés avec la M.G.M. pendant lesquels l'ombre tutélaire du « dernier Nabab » se fit de moins en moins présente. « Après la mort de Thalberg, je me désintéressai peu à peu du cinéma. Je continuais à tourner, mais le cœur n'y était plus. Je n'avais plus le feu sacré. Je ressemblais à ces veilles gloires qui font encore leur numéro, sans entrain, simplement pour le chèque en fin de mois. » Même s'il faut prendre les propos de Groucho avec quelques précautions, l'homme n'étant pas le dernier à se contredire et à revenir insidieusement sur ses déclarations [9], ils peuvent être perçus comme un témoignage de l'empreinte que le producteur laissa dans l'itinéraire cinématographique des frères Marx. En conclusion, Groucho ajoutait dans ses mémoires après avoir énuméré, admiratif, une liste de films produits par Thalberg : « Et vous pouvez ajouter à cette liste les deux films que Thalberg fit avec nous : Une nuit à l'Opéra et Un jour aux courses. Nous avons tourné en tout quatorze films. Deux étaient largement au-dessus de la moyenne, quelques-uns acceptables, et le reste franchement mauvais. Les deux meilleurs étaient signés Thalberg. »

L’aboutissement

En œuvrant notamment avec des méthodes contraignantes voire coercitives en raison de la réputation iconoclaste des frères Marx, leur prestation devait logiquement s'en ressentir. Assujettie, elle n'en serait que plus performante, mûre en quelque sorte et enfin digne d’entrer de plein pied dans l’histoire du cinéma et de figurer accessoirement à son panthéon. Fut ainsi louée cette collaboration qui prit naissance autour d’une table de bridge à l’instigation de Thalberg. Furent ainsi louées les méthodes peu orthodoxes de ce producteur. Enfin, les frères Marx bénéficiaient d’un cadre rigoureux mêlant une distribution aux interprètes aguerris, susceptibles de leur donner une honnête réplique, des morceaux chantés et dansés dignes d’une véritable comédie musicale, parmi lesquels s’inséraient harmonieusement le numéro au piano de Chico, à la harpe de Harpo et épisodiquement le chant de Groucho, une histoire allant jusqu’à son terme et vis-à-vis de laquelle chacun des trois frères avait un rôle à jouer et pendant laquelle prenait place une succession savamment dosée de gags au contenu parfaitement étrenné. Enfin, les turbulentes et loufoques pérégrinations de Groucho, Chico et Harpo étaient apprivoisées. Leur penchant immodéré pour la pagaille et l’agressivité était apaisé. Leur « folie » naturelle, entreprenante et contagieuse était finalement amadouée. Il n’était plus question de sauvagerie – une sauvagerie trop excessive, trop sujette à désemparer au goût de Thalberg –, lointaine résurgence de leurs années passées sur la scène du music-hall et à laquelle leurs premiers films prêtaient encore trop le flanc, mais d’une virginité nouvelle et proprement cinématographique. Il ne s’agissait plus en définitive de ces objets insolites à l’égard desquels d’aucuns n’avaient pas manqué de souligner le caractère incongru.
L'objectif avoué était de « normaliser » les frères Marx, de les « civiliser ».
Y est-il parvenu et s’il y est parvenu, à quel prix ?

Dans ses mémoires Groucho se souvient de la première entrevue avec Irving Thalberg qui aboutira à leur collaboration et la narre de façon à la fois précise et plaisante. Orchestrée par Chico autour bien évidemment d’une table de bridge, la discussion s’engage : « J’aimerais faire un ou deux films avec vous, les gars. Je veux dire de ”vrais“ films », propose Thalberg à Groucho qui ne manque pas de s’emporter immédiatement. « Qu’est-ce que vous racontez ? Noix de coco, L’Explorateur en folie et Soupe au canard n’étaient pas de bons films ? Ils n’étaient pas assez drôles ? » s’interroge et interroge Groucho. « Bien sûr que si, répond Thalberg, mais ce ne sont pas de vrais films. Ils n’ont aucune intrigue. » Harpo intervient alors à son tour : « Le public les a aimés. Soupe au canard a fait autant rire que n’importe quel autre film comique. Y compris ceux de Chaplin. » Thalberg le reconnut, mais ajouta aussitôt : « C’est un très bon film comique. Mais il n’est pas nécessaire de mettre autant de gags dans un film. Je vais faire un film avec vous qui fera rire deux fois moins que Soupe au canard, mais qui aura une véritable intrigue et qui rapportera deux fois plus, je vous le parie. » Une fois le contrat signé, ils se mirent d’accord sur le nom des scénaristes avec lesquels les frères Marx travailleraient. Il revint à ces derniers de les désigner – il s’agit de Kaufman et Ryskind –, ce choix étant le seul, de l’avis de Groucho, qu’ils donnèrent à Thalberg. « Nous avions bien fait de ne pas parier. Notre premier film avec lui, Une nuit à l’Opéra, rapporta deux fois plus que Soupe au canard. » conclut finalement Groucho soulagé.

Dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), lors de la première à l’opéra de New York, Driftwood, Fiorello et Tomasso œuvreront ainsi en chœur dans le dessein de faire reconnaître le talent de chanteur de Ricardo Baroni, le rival de Lasparri. Ils parviendront bien sûr à leurs fins semant une confusion inextricable dans la salle de l’opéra. Baroni chantera et finira par être engagé après avoir fait un triomphe en duo avec la soprano Rosa Castaldi, qu’il finira par épouser. Dans A Day at the Races (Un jour aux courses), à l'instar de Stuffy, s'improvisant jockey pour les soins de l'intrigue et de la douce Judy, les frères Marx pouvaient désormais se risquer dans les travées de l'hippodrome et sur le champ de courses pour faire triompher le bien. Stuffy à la faveur d'un quiproquo gagnera la course et sauvera in extremis le sanatorium de la faillite. Judy épousera Gil et le docteur Hackenbush pourra demander en mariage Madame Upjohn.

Épilogue

Groucho se doutait-il, après avoir donné rendez-vous à Madame Claypool, qu’il tomberait sur une cabine aussi étroite ? Se doutait-il que sa malle renfermait non seulement des chemises et des costumes mais également trois passagers clandestins ? Se doutait-il que cette même cabine serait le théâtre d’un défilé ininterrompu de personnes ? Le rendez-vous avec Madame Claypool approchait tandis qu’à l’intérieur de la cabine, les femmes de chambre se démenaient tant bien que mal pendant que Tomasso, endormi, s’agrippait à leur dos, les mécaniciens martelaient les tuyaux, la manucure s’occupait des ongles de Driftwood avant ceux de Fiorello, l’inconnue recherchait désespérément sa tante et une rangée de serveurs se frayait difficilement un chemin, les bras chargés des plateaux du déjeuner.
A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra) fut perçu dans l’itinéraire cinématographique des frères Marx par les critiques et les historiens du cinéma comme une tentative, lucrative certes, vivifiante pour les saltimbanques qu’étaient les frères Marx. Le film eut un succès comblant à la fois son producteur et les principaux intéressés dont il faut rappeler que le contrat avec la Paramount tardait à être renouvelé et à en croire les dires de Groucho et de Harpo dans leurs « autobiographies » respectives se révéla comme une expérience – artistique – importante. Les rapports de travail qui s’instituèrent entre les frères Marx et Thalberg contribuèrent grandement, apparaît-il, au succès de ce film, rapports dont une série de rendez-vous peut témoigner de la teneur et de l’incomparable connivence. Ce film plaça également la prestation des frères Marx parmi la meilleure, sinon la meilleure qu’ils firent. Les critiques qu’il suscita furent pour la plupart élogieuses, mentionnant chaque fois cette volonté – réussie – du grand magnat, volonté d’un producteur perfectionniste et géniale de raisonner la propre folie marxienne. Néanmoins d’autres furent plus réservées et si étaient mentionnés certains moments de bravoure – tel l’entassement dans la cabine numéro 58 –, elles déplorèrent que les ravages occasionnés habituellement par les frères Marx, que leur exubérance, que leur incivisme foncier, que leur sauvagerie naturelle s’étaient érodés. Finalement le signe d’un inexorable déclin était pressenti que conforterait la suite des tribulations marxiennes. Les propos de Groucho dans ses mémoires se révéleraient-ils de circonstance ? Quoi qu’il en soit, cette courte parenthèse dans l’itinéraire cinématographique des frères Marx faisait désormais s’opposer les partisans du produit M.G.M. à ceux de la Paramount. Mais, outre cette « querelle d’experts », cette courte parenthèse n’en cristallisait pas moins la question de la vraie nature de l’univers marxien. En effet, l’exiguïté de la cabine numéro 58 rappellerait à point nommé l’affection des frères Marx pour le confinement et poserait la question de ses indéniables prolongements quant aux prédispositions de ces trublions. Si paradoxe il y a, il réside en cette minuscule cabine dans laquelle viendra opportunément s’entasser une série de personnages hétéroclites. Enfermés, les frères Marx n’en seraient-ils pas plus prolixes ?

Le peintre Dubuffet, à la recherche d’un « art immédiat et sans exercice », d’un art « brut » en quelque sorte, privilégiera l’« inculture » dans son sens large, c’est-à-dire l’absence de formation artistique, l’absence de toute tradition culturelle, l’absence d’influence quelle qu’elle soit, propice à l’élaboration personnelle d’une œuvre, au déploiement d’un système d’expression libre. La « folie » sera le terrain de prédilection du collectionneur Dubuffet, car, au sein des hôpitaux psychiatriques, il trouvera les circonstances favorables à ce processus créatif qu’il voudra, neuf, spontané, authentique. Réalisées clandestinement avec en corollaire un solide anonymat, les productions, que de telles conditions imposées ne peuvent pas ne pas nécessairement engendrer, combleront le peintre Dubuffet. De l’enfermement, des fêtes – à leur propre usage – verront le jour constatera-t-il et dont il se voudra le témoin privilégié. Il s’agira d’une œuvre qui a pu et su se développer de manière autonome, et dont chaque étape de son élaboration a été inventée ou réinventée. Pour le théoricien qu’il deviendra, ces œuvres manifesteront une richesse inégalable, des qualités jusqu’alors insoupçonnables et finalement, démontreront la vanité de ce qu’il appellera les arts culturels et sous son impulsion, exposeront leur redoutable force subversive. « Place à l’incivisme » et « Honneurs aux valeurs sauvages », articles aux titres évocateurs, étayeront de leur mieux ce choix d’un art brut, dont l’article de l’exposition d’octobre 1949, « L’Art Brut préféré aux arts culturels », énonça le commencement.
Pourtant, abstraction faite des implications de l’enfermement, s’il attribuait à la folie un rôle dans le processus créatif, ô combien, bénéfique, précieux, voire essentiel, sa « valorisation » n’en sous-entendait pas moins une conception précise de la création à proprement dite. « Ce qu’on attend de l’art n’est pas à coup sûr, qu’il soit normal. On en attend au contraire – rares sans doute qui contrediront à cela – qu’il soit le plus possible inédit et imprévu. On en attend aussi qu’il soit fortement imaginatif. Prêtent à sourire après cela les imputations portées à certaines œuvres d’être trop imprévues ou imaginatives et leur relégation de ce fait au département d’un art pathologique. Le mieux, le plus cohérent, serait de prononcer, pour en finir, que la création d’art, où qu’elle apparaisse, est toujours dans tous les cas pathologiques. […] C’est notre seul désir de rencontrer des œuvres représentatives de la création cérébrale surgissant en toute spontanéité et ingénuité dans sa pureté brute (par là nous voulons dire indemne des polarisations de la culture, des mimétismes de l’art culturel) qui nous a conduits à porter nos recherches – une part de celles-ci du moins – du côté de ceux qui sont par excellence les champions du non-alignement, les porte-étendards de la pensée personnelle et non conditionnée, les grands adonnés à l’imaginatif et grands refuseurs de toute donnée inculquée. » écrivait Dubuffet dans « Place à l’incivisme », un article présentant la grande exposition au Musée des Arts Décoratifs à Paris en 1967.
Ces valeurs sauvages prônées par Dubuffet, cet appel résolu à l’incivisme, pourraient-ils d’une certaine manière correspondre aux diverses « fêtes » du trio marxien ? Concernant l’aventure singulière des frères Marx, faudrait-il s’en remettre aux propos, voire à la théorie de Dubuffet ? Plus scrupuleusement, au sujet d’une hypothétique folie marxienne repérée couramment, faudrait-il l’appréhender à la lumière de telles dispositions. Si la spontanéité, l’ingénuité, tant recherchées par Dubuffet et dévolues en particulier aux établissements asilaires, seraient l’apanage de la famille Marx, ne serait-ce pas contre elles que la volonté et le désir de Thalberg s’inscriront ? Ce dernier alla contre la pureté « brute » qu’incarnaient à leur manière les frères Marx, et, pour paraphraser Dubuffet, voulut raisonner ces « champions du non-alignement », ces « porte-étendars de la pensée personnelle et non conditionnée », ces « grands adonnés à l’imaginatif », ces « grands refuseurs de toute donnée inculquée » dans l’espoir d’en extraire un langage pour le moins accessible et compréhensible par tous, un comique en quelque sorte plus approprié. Afin de contrôler l’absurdité de chacune de leur aventure, pouvait-il en toute impunité se dresser contre les mouvements d’humeurs du loquace Groucho, du roublard Chico et enfin de l’inventif Harpo ? Ces derniers, aux grands espaces, au grand air, à la « liberté » proposée, préféreront finalement se débattre dans le confinement d’une minuscule cabine.
S’ensuivent les inévitables querelles d’experts. Se font jour les tentatives plus ou moins vaines de sortir les frères Marx de ce clivage et par la même occasion de ce dilemme de la cabine numéro 58.

Ponctuelle à son rendez-vous, quelques minutes après que Driftwood l’a invitée à le rejoindre dans sa cabine, Madame Claypool apparaît dans le couloir. Elle s’arrête devant la cabine numéro 58 et s'apprête à ouvrir la porte. Dans un fracas indescriptible, Driftwood, la manucure, les stewards et toutes les autres personnes sont catapultés à l'extérieur, atterrissant pêle-mêle aux pieds de Madame Claypool qui, effrayée, recule brusquement en poussant un grand cri. Pour leur premier rendez-vous de travail avec le producteur Thalberg, les frères Marx, trouvant la porte trop longtemps fermée à leur goût, allumèrent tous trois un cigare et soufflèrent la fumée sous la porte jusqu’à ce que, enfumé, le producteur fût obligé d’ouvrir. Pendant leur deuxième rendez-vous, attendant patiemment dans le bureau de Thalberg qui s’était absenté, ils s’installèrent autour de la cheminée et firent cuire des pommes de terre. Enfin, priés d’attendre de nouveau lors d’un troisième rendez-vous, ils s’enhardirent pour obstruer avec des armoires la porte du bureau du producteur qui fut ainsi empêché de sortir.

 
 
 
   
   
 
     
 
© jeanhelio - 2013