Son Excellence
Rufus T. Firefly
« Firefly nommé nouveau chef de l'État
de Freedonie » titre un journal avec la photo
du nouveau chef de l'État. Le visage est barré d'une
grosse moustache et d'épais sourcils. Une fine paire de lunettes
rondes entoure les yeux. Accoudé à son bureau, un
cigare à la main et les yeux levés vers le ciel, il
a l'air de s'ennuyer. « Réception monstre en l'honneur
du chef de l'État ce soir. La nomination de Rufus T. Firefly
accueillie par les hourras des Freedoniens. Rufus T. Firefly prend
en main les rênes du gouvernement freedonien, dès aujourd'hui.
D'après ce que nous savons, Madame Gloria Teasdale, riche
veuve du regretté Chester V. Teasdale est à l'origine
de la nomination de Firefly, et, selon toutes les sources, le nouveau
chef de l'État accomplira son devoir d'une main de fer…
» est-il écrit.
Rufus T. Firefly vient en effet d'être nommé à
la tête du gouvernement de l'État de Freedonie par
une richissime veuve répondant au nom de Madame Teasdale.
Cette dernière accepte d'apporter une aide financière
substantielle à l'État de Freedonie à la condition
que Rufus T. Firefly soit nommé Premier ministre. «
Confrontée à une crise comme celle-ci, je sens que
la Freedonie a besoin d'un nouveau chef. Un homme de progrès,
un combattant sans peur, un homme comme Rufus T. Firefly »
n'avait-elle pas hésité à clamer aux oreilles
de Zander, le président du conseil. Le couronnement peut
avoir lieu.
Dans la salle de réception où le bal est donné,
une foule nombreuse a répondu à l'invitation du nouveau
chef de l'État. Les hommes sont en habit de soirée,
les femmes en robe longue. Au-dessus du grand escalier d’entrée,
flotte un imposant drapeau de la Freedonie. Chaque arrivée
des convives est ponctuée d’une salve de trompettes
et de l'annonce de leurs noms faite par un laquais. Après
un défilé ininterrompu de personnalités, parmi
lesquelles le très respecté ambassadeur de l'État
de Sylvanie, Trentino, tout le monde est réuni pour accueillir
le Premier ministre. Bob Roland, le secrétaire de Firefly,
rassure Madame Teasdale. « Son Excellence se pique d'être
toujours à l'heure. Depuis que je le connais, il n'a jamais
été en retard à un rendez-vous… il surgira
très élégamment à dix heures exactement.
» lui dit-il en poussant la chansonnette. Sur ces paroles,
Madame Teasdale lui emboîte le pas et, se mettant également
à chanter, prie ses invités, les habitants de la Freedonie,
de chanter à l'unisson l'hymne sacré de la patrie,
quand les dix coups retentiront. Les dix coups retentissent. Après
que deux hérauts ont soufflé dans leur trompette,
deux rangées de gardes royaux apparaissent pour former une
haie d'honneur sur le chemin que doit emprunter le chef de l'État.
Ils sont aussitôt suivis par des danseuses avançant
sur les pointes et qui, portant un panier, déversent des
pétales de rose sur le sol. Pendant que les convives reprennent
en chœur le chant de Madame Teasdale, les danseuses se sont
assises de part et d'autre du passage parsemé de pétales
et les gardes, derrière elles, ont mis sabre au clair et
le lèvent pour former une haie d'honneur. L'assemblée
entonne enfin l'hymne à pleins poumons : « Vive, vive
la Freedonie. Et sa liberté chérie ! » Puis
le silence général s'installe en attendant l'arrivée
de Son Excellence… qui n'apparaît pas.
Duck Soup
(Soupe au canard) dans lequel, à l'instigation de
la bienfaitrice Madame Teasdale, Rufus T. Firefly prendra les rênes
du pouvoir dans le royaume de Freedonie, sera le cinquième
film des frères Marx, réalisé en 1933. Sur
le visage du chef de l'État fraîchement nommé,
se devinent les traits de Groucho. Bob, le secrétaire attitré
de Firefly, est joué par Zeppo. Madame Teasdale, la milliardaire
qui vient généreusement en aide au royaume de Freedonie
au bord de la faillite, est interprétée par Magaret
Dumont. Absents de cette grande réception, Chico et Harpo
seront les derniers de la famille Marx à faire leur apparition
et, sous les noms de Chicolini et Pinky, incarneront deux espions
au service de Trentino, l'ambassadeur de l'État voisin, la
Sylvanie. Cet ambassadeur, joué par Louis Calhern, a l'ambition
d'annexer la Freedonie et outre la collaboration des deux inséparables
compères, comptera sur l'aide d'une dangereuse espionne,
Vera Marcal, interprétée par Raquel Torres. Ainsi,
tous les protagonistes sont réunis pour le cinquième
film des Marx, le dernier réalisé avec la Paramount
et mis en scène par Leo Mc Carey. Le décor est posé,
imposant, fastueux, fourmillant d'élégantes et de
militaires n'attendant plus que le nouveau Premier ministre. L'intrigue
quant à elle reposera sur les rapports singulièrement
agités entre ce dernier et l'ambassadeur Trentino. Leurs
échanges, pour s'arracher notamment les faveurs de Madame
Teasdale, rythmeront la tranquillité de leur pays respectif
et, malgré tous les efforts et une abnégation exemplaire
de la vertueuse Madame Teasdale, scelleront en définitive
leur sort.
Julius alias Groucho peut désormais faire son entrée
avec la certitude de retrouver, à chacune de ses apparitions
cinématographiques, ses fidèles partenaires, s'agissant
évidemment de ses frères ou, par exemple, de Margaret
Dumont, la fidèle et chère compagne. Chauffeur attitré
du président Firefly dans Duck Soup (Soupe au
canard), Harpo sera un secrétaire « dévoué
» au service du détective Flywheel dans The Big
Store (Les Marx au grand magasin) et exercera également,
avec beaucoup d’application, la fonction de jardinier et de
cuisinier. Mais les rapports des deux frères les plus «
éloquents » de la famille marqueront un profond antagonisme
que ne manquera pas de souligner la moindre situation les mettant
en présence l'un de l'autre. Quelle est donc la nature du
sentiment qui anime Firefly lorsqu’il se trouve nez à
nez avec Pinky ? Dans le rôle de secrétaire personnel
de Groucho dans The Cocoanuts (Noix de coco),
Animal Crackers (L'Explorateur en folie) et Duck Soup
(Soupe au canard), Zeppo s’avisera très tôt
de l’extrême difficulté de travailler sous les
ordres de ce personnage, ô combien versatile. Présent
dans les cinq premières réalisations aux côtés
de ses frères, Zeppo renoncera finalement à cet exercice
excessivement périlleux s’il en est, après Duck
Soup (Soupe au canard). Les relations féminines
de Groucho prendront souvent l'apparence d'une dénommée
Margaret Dumont. Cette dernière lui donnera en effet la réplique
dans sept films, suffisant pleinement à les unir par une
estime et une complicité mutuelles. Mais si leurs tête-à-tête
amoureux attesteront d'une profonde et indéniable tendresse
l'un pour l'autre, ils témoigneront également de l’incontestable
rudesse – verbale – et de l’évident manque
de courtoisie de Groucho. Dans Duck Soup (Soupe au
canard), il s’agit de la richissime Madame Teasdale qui
sera à l’origine – farfelue ! – de la nomination
de Firefly à la tête de l’État de Freedonie.
La traditionnelle « scène de discussion » marxienne
mettra fréquemment Groucho aux prises avec l’aîné
de la famille Marx, Chico. L'enquête sur la disparition d'une
inestimable peinture, la vente de quelques tuyaux sur des courses
de chevaux, la signature de contrats,… seront l'occasion de
longues et interminables conversations entre les deux frères
que rapproche de toute évidence une même inclination
pour la parole. Dans Duck Soup (Soupe au canard),
le procès de Chicolini, accusé de trahison et après
avoir été un bref et curieux ministre de la guerre
du gouvernement de Firefly, leur donnera ainsi l’opportunité
d’en découdre âprement et joyeusement.
Quelle que soit la teneur des relations du nouveau chef de l’État
de Freedonie avec son chauffeur, son secrétaire, Madame Teasdale
et Chicolini dans Duck Soup (Soupe au canard),
Groucho montrera une grande capacité dans la parole qui semble
être la caractéristique essentielle de ce personnage
et le définir fondamentalement. En l’absence de ses
partenaires habituels, les occasions de se rendre compte de la volubilité
sans pareille, de la verve inégalable de cet incontestable
parleur, seront innombrables. Il fera preuve d’une éloquence
sans faille, il déploiera un bagou inépuisable, n'épargnant
aucun interlocuteur et laissant l’impression tenace que personne
ne peut le freiner, l'arrêter, sauf peut-être, finalement,
un petit escroc roublard et habile accoutré d'une veste étroite
et à l'accent marqué. Pour sa part, l’ambassadeur
de l’État de Sylvanie dans Duck Soup (Soupe
au canard), Trentino, à l’ambition affichée,
goûtera, à ses dépens, de l’incorrigible
verbiage de ce personnage intransigeant.
Une queue de pie comme habit, de petites lunettes rondes à
monture fine sur le nez, un gros cigare continuellement aux lèvres,
de larges sourcils et une énorme moustache – en vérité
peinte –, la démarche voûtée, ce personnage,
à la silhouette unique et respectable, incarnerait de ce
fait l’homme « grandiloquent » dépeint
par Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie.
La grandiloquence, « technique de la boursouflure, de l’ampoulé,
de l’excès », transformant « le petit en
grand et l’insignifiant en signifiant », permettant
idéalement à l’homme de se figurer une importance
et de se forger un destin, s’appliquerait exemplairement à
ce personnage. Ainsi, parmi les divers « uniformes »
dont il s’habillera, celui de président de Freedonie
ne sera pas le moins éloquent. Malgré les nombreuses
réticences des ministres de l’État de Freedonie
à l’annonce de la nomination de Firefly à la
tête du pays, la première réunion du conseil
des ministres – en sa présence – peut avoir lieu.
« Quel est donc cet homme à la moustache proéminente
de laquelle émerge un gros cigare et dont les petites lunettes
rondes soulignent un regard d’une mobilité inquiétante
» purent se demander les ministres ? Quel est donc ce Firefly
à l’égard duquel les ministres purent se rendre
compte rapidement des dispositions à gouverner et d’un
indéniable savoir-faire ? Pour autant, au-delà de
cette faculté, la grandiloquence revêt de nombreuses
et diverses caractéristiques répertoriées et
décrites par Rosset. Quel que soit l’auditoire qu’il
a en face de lui, qu’il s’agisse en premier lieu de
ministres, d’un secrétaire docile, d’étranges
espions, de la dévouée Madame Teasdale ou d’un
ambitieux ambassadeur, Groucho parle et parle abondamment. Verserait-il
en conséquence dans certaines des caractéristiques
de la grandiloquence décrites par Rosset ?
Quoi qu’il en soit, s’il s’agit bien d’outrance,
d’enflure, et quelles que soient les formes qu’elle
est à même de prendre, la grandiloquence se révèle
avant tout, pour le philosophe, comme « la parole »
permettant à l’homme de « déguiser sa
pensée » ou plus encore de « mettre toute réalité
à l’écart ». Le bruit des mots y assourdirait
pour ainsi dire la rumeur du réel commente-t-il. À
l’art de la parole se substituerait-il un art d’« exorciser
le réel » ? Au gré des situations et des événements,
Groucho démontrerait de la sorte le pouvoir exorbitant des
mots. Quel est donc ce pouvoir dépassant amplement le cadre
de sa fonction présidentielle ? À cet égard,
les premières décisions du nouveau chef du Gouvernement
allaient confirmer les craintes des ministres, craintes d’autant
plus vives que le pays était en proie à une grave
crise économique et que l’ambassadeur de l’État
voisin ne cachait pas ses ambitions. Livrée aux mains de
ce fantasque et non moins autoritaire président qu’allait-il
advenir de la Freedonie ? La surprenante nomination au poste de
ministre de la Guerre de Chicolini, espion à la solde de
l’ambassadeur Trentino, et les relations tumultueuses de Firefly
avec ce même Trentino, allaient, au grand désespoir
de Madame Teasdale, sceller le sort des deux pays rivaux. La guerre
était-elle inévitable ?
Nonobstant le déroulement des multiples et successives rencontres
entre Firefly et Trentino, laissant en définitive peu de
chance de préserver les derniers espoirs de paix entre les
deux pays rivaux, l’exercice du pouvoir orchestré par
Firefly mettra à jour le rôle joué par la grandiloquence
dans son rapport ténu à la réalité.
Signalerait-elle, selon Rosset, un écart « critique
» entre le réel et sa représentation et subséquemment
aboutirait-elle à percevoir le langage comme un « outrage
au réel » ? S’il y a bien un écart entre
le réel et sa représentation, aboutissant à
la valorisation grandiloquente de l’image au détriment
de la réalité, de quelle « violence »
peut dès lors se revendiquer la parole grandiloquente ?
« C’est la seule façon de voyager. » s’était
exclamé le président Firefly après être
tombé une troisième fois dans le piège tendu
par son chauffeur. Attendu à la Chambre, pressé de
rencontrer l’ambassadeur Trentino pour l’insulter ou,
furieux, quittant la réception organisée par Madame
Teasdale, Firefly restera sur place à observer le side-car,
conduit par Pinky, s’éloigner. S’il apparaîtra
au premier abord désarmé face à l’inventivité
iconoclaste de Harpo interprétant le chauffeur, Groucho,
dans ses atours de président, n’en démontrera
pas moins « le pouvoir général de l’illusion
» auquel fait référence Rosset dans Principes
de sagesse et de folie. Comment biaiser avec l’existence,
avec la « loi », avec la « simple et irréfutable
singularité de ce qui existe ici et maintenant » ?
Comment échapper aux pièges tendus par Harpo ? À
ces questions, Groucho répondra de toute évidence
par l’affirmative, au gré de longues et parlantes pérégrinations,
pérégrinations rendues encore plus éclatantes
par la possibilité du langage de – lui-même –
« divaguer », d’« errer à l’aventure
ayant perdu ses points d’ancrage dans le réel ».
Madame Teasdale, Vera Marcal, Trentino et Bob se sont inclinés
pour marquer leur déférence. Au bout de quelques instants,
Firefly n'apparaissant toujours pas, Trentino se redresse et interroge,
surpris, Madame Teasdale du regard. La haie d'honneur reste désespérément
vide. En haut des marches, cinq hérauts se consultent du
regard et se décident à souffler une nouvelle fois
dans leurs trompettes. Madame Teasdale et ses convives s'inclinent
de nouveau. « Vive, vive la Freedonie ! » chantent en
chœur les invités. Mais Firefly se fait toujours désirer.
Soudain parmi les trompettes retentit la sonnerie d'un réveil.
Dans une chambre non loin de là, un grand lit à baldaquin
trône, au-dessus duquel se trouve l'emblème de la Freedonie.
La personne qui y était couchée se redresse subitement.
Elle porte une chemise de nuit et un bonnet de nuit à pompon.
Un cigare aux lèvres et des lunettes rondes sur le nez, il
s'agit de Firefly. Sans plus attendre, il bondit sur le lit et ôte
à toute vitesse sa chemise de nuit… sous laquelle il
est tout habillé. Pendant ce temps, les invités réentonnent
l'hymne national. Tout près du lit, une barre verticale se
dresse, vers laquelle se précipite Firefly. Il l’empoigne
rudement et se laisse glisser pour atterrir un peu plus bas dans
la salle de réception, derrière la haie d'honneur.
Il s'approche et se penche pour essayer d'apercevoir celui que tout
le monde attend. Il prend place ensuite au bout de la rangée,
bien droit et au bout d'un bref instant, enlève son cigare
de la bouche et tire sur le cordon du sabre d'un soldat à
côté de lui, brandissant son arme. Le soldat tourne
la tête. « Vous attendez quelqu'un ? » lui demande
Firefly. « Oui. » lui répond le garde. Firefly
tend alors son cigare à l'unisson des sabres des gardes pendant
que l'hymne retentit une nouvelle fois à travers la salle
de réception.
La voiture de
Son Excellence !
Rosset dans Principes de sagesse et de folie
se référait aux paroles
[1] du penseur Parménide pour étayer son approche
de l'existence, de l'être, de la réalité. Pour
le philosophe, ces paroles sont les plus « profondes »
et les plus « définitives » qui n'aient jamais
été écrites sur l'existence – quelles
que soient les traductions et notamment la sienne, vis-à-vis
de laquelle il prend quelques précautions –, malgré
une banalité et une pauvreté relevées par le
philosophe. Effectivement, elles ne font qu'énoncer des évidences
que personne ne viendrait contester : « ce qui est est, ce
qui n'est pas n'est pas. Pure tautologie, dont il n'y a apparemment
rien à apprendre ni à redouter. » note Rosset.
Cependant, loin de se contenter de leur caractère indiscutable,
Rosset perçoit les sentences de Parménide comme « paradoxales
» et particulièrement « terrifiantes »
quand il prend soin de les examiner plus attentivement. Elles se
montrent dans un premier temps paradoxales car elles se distinguent
du sens commun ou de la sensibilité commune qui « chez
les hommes, sont beaucoup plus volontiers disposés à
admettre que ce qui existe n'existe pas tout à fait et que
ce qui n'existe pas possède quelque vague crédit à
l'existence, si minime et désespéré soit-il
». Dans un second temps, elles sont terrifiantes car elles
« confrontent l'homme à une réalité à
laquelle, et quel que puisse être son caractère douloureux
ou rédhibitoire, il n'est point d'échappatoire ni
d'alternatives possibles ».
L'homme serait-il en conséquence « un condamné
à la réalité, et un condamné sans appel,
aucun tribunal n'étant habilité à connaître
de ses requêtes ou de ses remontrances ». « Ce
qui existe est d'une part irréfutable en soi, réfute
d'autre part tout ce qui serait autre : aucun halo d'altérité
ou de mystère pour prêter assistance à l'étroite
singularité de ce qui existe » ajoute-t-il. Cette vérité
parménidienne est en effet peu réjouissante pour Rosset
du fait de « l'interdiction » qu'elle implique
de tout « recours », de tout « appel à
une vérité autre si plausible ou possible qu'elle
puisse être, si proche même qu'il lui arrive d'être
de la seule réalité réelle ». Rosset
développe son interprétation en la confrontant notamment
à une lecture plus classique de Parménide.
Cependant, quel que soit le regard porté sur ces sentences
et leur part d'incertitude – quant à son regard, au
même titre que les autres, la prudence est toujours de mise
–, Rosset retient avant tout la radicalité des formules
de Parménide résumable par cette phrase : «
qu'est ce qui est et que n'est pas ce qui n'est pas ». L'accent
est mis sur les implications de ces sentences et sur ce «
retour forcé à l'un » comme il l'indique et
qui est la « simple et irréfutable singularité
de ce qui existe ici et maintenant, hic et nunc »,
exprimée par Parménide en termes laissant peu de place
à la réfutation. Il s'agit de « contrainte absolue
», de « loi avec laquelle il est impossible de biaiser
», de « pacte inviolable » qui prendront sous
la plume du penseur plusieurs dénominations. Quant à
celle que retient Rosset, elle – la loi – s'apparente
à la loi générale de la réalité
: « Cette loi sans appel ni exception n'est autre que la loi
générale de la réalité, propre à
piéger immanquablement toute chose ou personne qui s'y trouveraient
mêlées, c'est-à-dire toute chose et toute personne
dès lors que celles-ci existent et s'exposent ainsi à
l'inconvénient d'être, ou encore d'être nées,
comme dirait Cioran : s'exposer à être, c'est
se condamner à n'être rien d'autre (c'est
pourquoi ce qui n'existe pas offre sans doute moins de réalité
mais aussi beaucoup plus d'“espace” que ce qui existe,
comme le dit encore Cioran). »
Trois fois, le président de l'État de Freedonie restera
sur place, accoudé au guidon ou le menton dans la main observant
la moto ou le side-car s'éloigner inexorablement. Ces contretemps
pris avec philosophie par le président Firefly ont pour responsable
un jeune homme facilement identifiable par l'accoutrement qu'il
porte : une large gabardine, un haut de forme, une chemise à
fleurs et une cravate à rayures. Prénommé Pinky,
il se présente comme le chauffeur attitré du président.
Outre sa fonction présidentielle, ce dernier travaillera
comme espion pour le compte du rival de Firefly, Trentino, ambassadeur
de l'État voisin, la Sylvanie, qui a l’ambition de
mettre la main sur la Freedonie. Ainsi, Pinky, quand il n'exercera
pas avec une authentique maîtrise son rôle de conducteur
du président Firefly, accomplira avec une aussi remarquable
maîtrise un travail de filature aidé de son complice
Chicolini, au profit de Trentino. Ce personnage atypique, aux multiples
activités – ne tient-il pas également un stand
devant le palais du gouvernement où il vend des cacahuètes
et des hot-dogs ? –, n'est autre que Harpo.
Rarement, dans leurs parcours cinématographiques respectifs,
les deux protagonistes que sont Groucho et Harpo seront amenés
à travailler ensemble. Harpo sera bien son jardinier, son
secrétaire et son cuisinier dans The Big Store (Les
Marx au grand magasin), son chauffeur dans Duck Soup
(Soupe au canard), mais à l'image de cette moto
se scindant invariablement en deux, leur collaboration restera épisodique,
de courte durée chaque fois, et révélera une
profonde incompatibilité entre les deux. Il ne s'agit pas
seulement d'une différence de statut social, la queue de
pie distinguée s'opposant naturellement à la gabardine
rapiécée, de l'usage de la parole, prolifique pour
l'un, « muette » pour l'autre, ou de traits de caractères
facilement opposables. La présence de Harpo sera avant tout
une source d'interrogations voire d'embarras pour le plus bavard
et le mieux attifé de la famille Marx, pour l'homme respectable
qu'il incarnera et qui occupera des postes bien plus en vue que
ses deux frères. Chef d'État dans Duck Soup
(Soupe au canard), il débutera comme directeur d'hôtel
dans The Cocoanuts (Noix de coco), fonction qu'il
retrouvera dans A Night in Casablanca (Une nuit à
Casablanca) et s'essayera à des postes divers de responsabilités.
Il sera dans Animal Crackers (L'Explorateur en folie)
un grand explorateur de l'Afrique, dans Horse Feathers
(Plumes de cheval), doyen d'université, dans A
Night at the Opera (Une nuit à l'Opéra)
et Room Service (Panique à l'hôtel),
producteur, dans A Day at the Races (Un jour aux courses),
docteur ou plus exactement vétérinaire, dans At
the Circus (Un jour au cirque), avocat et enfin dans
The Big Store (Les Marx au Grand Magasin) et Love
Happy (La Pêche au trésor), il interprétera
un détective privé. Dans Go West (Chercheurs
d'or) et Monkey Business (Monnaie de singe),
n'ayant pas de fonctions précises, il n'en exercera pas moins
son habileté dans la parole et cette faculté, si étrangère
à Harpo, de ramener la moindre relation à une relation
basée exclusivement sur le verbe. Son habileté est
d'abord celle d'un personnage qui maîtrise le monde et autrui
par le langage, qui médiatise tout par le langage. Face au
mutisme de Harpo, les conséquences sont alors de le rendre
particulièrement démuni et l'ingéniosité
dont fera souvent preuve Harpo pour pallier son infirmité,
coupera court à tout préalable rapprochement des deux
frères, laissant le plus loquace aux prises avec un sentiment
tenace de malaise… bien compréhensible.
Dans Duck Soup (Soupe au canard), les présentations
officielles entre Firefly et Pinky se dérouleront néanmoins
dans la salle du conseil et leur donneront l'occasion de faire plus
amplement connaissance. En arborant de somptueux tatouages à
chacune des requêtes d'un président curieux, Pinky
finira par agacer ce dernier, qui n'aura pas d'autre recours que
de le mettre à la porte. Firefly l'interrompra en effet quand,
ayant demandé à Pinky s'il a la photo de son grand-père,
celui-ci entreprend de soulever le pan de sa chemise qui doit normalement
dévoiler le tatouage représentant son… grand-père.
Auparavant, Pinky avait répondu à toutes les questions
de Firefly, en exhibant successivement sur différentes parties
de son corps, son propre visage, sa maison, une danseuse, le numéro
de téléphone de cette même danseuse… Pinky
partira finalement, hilare, avec sous le bras tout le bric-à-brac
dont il s'était dépouillé, sans oublier d'agiter
le bras pour saluer une dernière fois Firefly.
Celui qui honorera – exemplairement ? – le rôle
de poseur de questions serait-il bel et bien désarmé
face aux prodiges de Harpo ? Se retrouverait-il à court de
questions ?
Groucho ne réussit effectivement pas à mettre en échec
l'infatigable Harpo aux capacités – il est vrai –
stupéfiantes. L'« escarcelle » de Groucho qui
renferme, entre autres « artifices », un nombre inépuisable
de questions, paraît dans ce cas bien peu salutaire. «
Les pièges ordinaires, si perfectionnés qu'ils puissent
être, sont loin d'être opératoires à coup
sûr ; ils peuvent mal fonctionner et laissent de toute façon,
dans la meilleure des hypothèses, échapper quelques
proies pour une ou plusieurs prises. » remarque Rosset approfondissant,
dans Principes de sagesse et de folie, son approche de cette loi
générale de la réalité à laquelle
il est difficile de passer outre. Au regard de la caractéristique
essentielle du personnage interprété par Groucho,
y aurait-il un obstacle qu'il ne saurait franchir ? « Tout
autre est le piège du réel, qui à la fois fonctionne
à tous les coups et n'épargne personne. Piège
donc doublement traître, si l'on peut dire, encore qu'il soit
difficile de parler de traîtrise à propos d'un piège
qui, prenant tout le monde par sa définition même,
ne prend personne par surprise : mais l'esprit des hommes est ainsi
fait que ceux-ci s'estiment presque toujours trahis et pris de court
par une réalité qui s'était pourtant annoncée
à l'avance et en toutes lettres. » conclut Rosset.
Le secrétaire
de Son Excellence
Herbert alias Zeppo, le quatrième
de la famille Marx, fut lié à l’aventure de
ses frères de 1929 à 1934, années de leurs
cinq premières réalisations cinématographiques.
Dans The Cocoanuts (Noix de coco) où Chico
et Harpo joueront le rôle de clients particulièrement
turbulents et indisciplinés et Groucho celui d’un directeur
d’hôtel à la gestion peu orthodoxe, il fait partie
des employés de l’hôtel. Dans le rôle de
Jamison, il assiste le directeur de cet hôtel, Monsieur Hammer.
Dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie),
il est Horatio Jamison, l‘attaché d’un grand
explorateur des contrées africaines, le capitaine Spaulding,
invité ainsi que le musicien Ravelli et le « Professeur
» à participer à une grande réception
organisée par une richissime douairière. Il s’emploiera
tant bien que mal au cours de la réception à calmer
la versatilité de ce capitaine au comportement décidément
imprévisible. Dans Monkey Business (Monnaie
de singe), au même titre que ses frères liés
par un même sort, ils sont tous clandestins embarqués
à bord d’un transatlantique, il fait de son mieux pour
échapper à la vigilance des membres de l’équipage
quand il ne passe pas son temps à courtiser une charmante
jeune femme. Il sera engagé en compagnie de Groucho comme
homme de main par un gangster et finira doucereusement dans les
bras de sa bien aimée. Il sera ensuite Frank Wagstaff, fils
du fringant et toujours jeune Quincey Adams Wagstaff, doyen de l’université
de Huxley College dans Horse Feathers (Plumes de cheval).
Il s’ingéniera à se défaire de l’attention
toute particulière que lui portera son père, estimant
que la vie qu’il mène, en compagnie de la belle Connie
Bailey, n’est pas tout à fait de son goût et
est peu recommandable pour le nom qu’il porte. Enfin dans
Duck Soup (Soupe au canard), Bob Roland, le dernier
personnage qu’interprétera Zeppo, répondra avec
beaucoup d’abnégation aux caprices
du nouveau président de l’État de Freedonie,
Rufus T. Firefly, affublé qu’il sera du titre de secrétaire
personnel. Il perpétuera ainsi un rôle qu’il
avait inauguré quelques années auparavant quand il
était d’abord au service d’un directeur d’hôtel
et ensuite, à celui d’un célèbre et populaire
explorateur.
À la différence de frères rapidement coutumiers
des plateaux de cinéma, ne se privant pas de mettre à
profit une longue et riche expérience théâtrale,
Zeppo fait une entrée plus discrète. Dans The
Cocoanuts (Noix de coco), où il fait de brèves
apparitions, son rôle reste mal défini et aurait assurément
nécessité quelques développements. Se succéderont
d’autres rôles qui, en réalité, laisseront
peu de chance au quatrième de la famille Marx de se constituer
un véritable personnage, une véritable identité.
Sauf à se montrer aussi manifestement exubérant qu’eux,
il ne pouvait que souffrir de la forte présence de ses frères.
Qu’il soit Jamison, l’assistant de Hammer ou de Spaulding,
Roland, le secrétaire de Firefly, clandestin ou le fils Wagstaff,
il demeurera au cours de ses cinq réalisations, effacé.
Habillé d’un complet toujours impeccable, beau garçon,
danseur à l’occasion, il se contentera, – dépourvu
du bagou et de la prestance nécessaires –, d’être
un jeune premier, jetant son dévolu, quand il n’en
est pas empêché par ses frères, sur de belles
jeunes femmes. Cet effacement est peut-être dû aussi
au fait qu’il apparaît toujours dans le sillage de celui
qui, dans Horse Feathers (Plumes de cheval), interprétera
son père. Confronté moins à la loquacité
de Chico et Harpo – autrement bienveillante – qu’à
celle – exacerbée – de Groucho, auquel il semble
immanquablement lié, il ne pourra que se rendre à
l’évidence. La rédaction des lettres du capitaine
Spaulding ou du président Firefly est un exercice aussi périlleux
qu’éprouvant. Privé de la débrouillardise
de Harpo ou de la roublardise de Chico, il renoncera finalement,
abandonnant en même temps ses frères et le cinéma,
et préférant s’occuper de leur carrière,
ceux-ci n’y voyant en définitive aucun inconvénient.
Était-ce par convenance personnelle ? Était-ce à
cause du peu de place que lui laissaient des frères à
l’éloquence autrement exubérante et dévastatrice
?
Quoi qu’il en soit, Zeppo, dans les quelques rôles qu’il
interprétera, eut le temps de constater la difficulté
de contenir le flux verbal de ce singulier personnage, flux, qui,
une fois mis en branle, paraît impossible à endiguer
et fait peu de cas de l’interlocuteur. Confronté à
l’arrogance d’un capitaine, au sarcasme d’un doyen
d’université ou à l’impétuosité
d’un président d’État, il succombera sous
l’art de la conversation, sous l’exercice de la parole
dans lequel excelle Groucho et dont il ne manquera pas d’user
et d’abuser, en toute occasion. Fréquemment à
son service, Zeppo en subira invariablement les dommages.
Dans Le réel, traité de l’idiotie,
Rosset dans un chapitre intitulé « approximations du
réel », se penche sur la capacité du langage
à rendre, à évoquer le « réel
». Il s’interroge sur le sort d’une chose et de
sa désignation par le langage et est amené à
déduire, dans certains cas, une « existence »
propre à tous les deux. « Il y a ainsi des mots qui
renvoient, qu’on le veuille ou non, à un certain réel
; et d’autres qui se passent, à l’occasion, de
toute référence à une quelconque réalité.
» écrit Rosset. « Or il arrive qu’un langage
soit entièrement ou principalement constitué de tels
mots, étrangers ou indifférents au réel. »
constate-t-il, avant de proposer qu’« un tel langage
peut être défini comme langage grandiloquent
». Ainsi sous le terme de « grandiloquence »,
Rosset perçoit fondamentalement « un glissement »,
« un dérapage », « une sorte d’accident
du langage », rendant le réel par des mots qui
n’ont plus de rapport avec lui et ne méritant pas dès
lors de s’y attarder outre mesure. Mais loin de constituer
une exception pour le philosophe, la grandiloquence serait bien
au contraire une règle : « C’est plutôt
l’inverse qui est vrai : cet accident du langage – qui
consiste à manquer le réel – est le cas général
et c’est le bonheur du langage, consistant à évoquer
le réel, qui fait figure d’exception. » «
Parler le réel, c’est le manquer » retient
Rosset, « parler est inévitablement déborder
le réel ». Si la grandiloquence dans un sens plus conventionnel
désigne une outrance verbale, elle n’est que le signe
– visible – d’une outrance plus générale
qui est « la possibilité au langage de “di-vaguer”
: c’est-à-dire d’errer à l’aventure
(divagari) ayant perdu ses points d’ancrage dans
le réel. »
La première réunion du conseil des ministres en présence
du nouveau président et de son secrétaire a lieu dans
la salle du Conseil. Un écriteau apposé sur la porte
prévient de ne les déranger sous aucun prétexte.
De l’autre côté de la porte un bruit régulier
se fait entendre. Il s’agit d’une petite balle en caoutchouc
que fait invariablement rebondir le chef du gouvernement, debout,
derrière son bureau. À sa droite se tient son secrétaire,
Bob, assis et impassible. Devant lui, de part et d’autre d’une
longue table, sont installés ses ministres qui attendent
patiemment l’ouverture de la séance. Chaque fois qu’il
fait rebondir la balle, Firefly s’empare d’un des osselets
qui sont alignés devant lui sur son bureau. Il finit toutefois
par rater à la fois la balle et les osselets qui tombent
à terre. Décontenancé par cette maladresse,
il en profite pour ouvrir la séance. « La séance
est ouverte » déclare-t-il en se saisissant d’un
maillet avec lequel il donne quelques coups sur son bureau. La parole
est prise en premier par le ministre des Finances, placé
à sa gauche, qui se lève aussitôt. « Votre
Excellence, voici le rapport du département du Trésor.
» et il ajoute, en tendant le rapport à Firefly : «
J’espère que vous le trouverez clair. » «
Clair ? » s’interroge Firefly, y jetant un regard furtif
pendant que le ministre se rassied. « Hein ! En
fait, un enfant de quatre ans arriverait à comprendre ce
rapport. Allez me chercher un enfant de quatre ans ! Je n’arrive
pas à comprendre quoi que ce soit ! » dit-il en se
tournant vers son secrétaire à qui il donne le rapport.
Puis s’adressant à ses ministres, Firefly reprend le
cours de la séance. « Et maintenant membres du Cabinet
abordons les affaires anciennes. » et il tape deux nouveaux
coups de maillet sur son bureau. Mais à peine le ministre
du Commerce s’est-il levé et à peine a-t-il
commencé à parler, qu’il passe aux affaires
nouvelles. « Asseyez-vous ! C’est une affaire nouvelle.
Pas d’affaires anciennes ? » demande-t-il. « Très
bien… abordons les affaires nouvelles » reprend Firefly
en tapant avec son maillet. Le même ministre prenant de nouveau
la parole se fait encore une fois interrompre. « Trop tard,
c’est déjà une affaire ancienne ! Asseyez-vous
! » dit finalement Firefly au ministre désabusé
qui se rassoit pendant que son homologue de la Guerre se lève.
Mais ce dernier n’a pas plus de chance, Firefly l’interrompt
aussi sèchement : « Le ministre de la Guerre est bouché,
ce qui me fait penser que la plomberie l’est également.
Prenez cela en note… Non laissez, je le ferai moi-même.
» Il s’assoit et s’empare d’une très
longue plume de faisan avec laquelle il se met à écrire
en tortillant la plume avec ostentation pendant que le ministre
du Travail se lève pour prendre la parole. « Le ministère
du Travail aimerait signaler que les travailleurs de Freedonie demandent
une réduction d’horaire. » La réponse
ne se fait pas attendre. « Très bien, nous leur accorderons
cette réduction. En commençant par réduire
l’heure du déjeuner à vingt minutes. »
répond d’un ton ferme Firefly qui s’était
levé. « Et maintenant, messieurs, nous devons chercher
un nouveau trésorier. » « Mais vous en avez nommé
un la semaine dernière ! » lui rétorque le ministre
des Finances. « C’est celui-là que je cherche.
» dit Firefly avant que le ministre de la Guerre ne prenne
la parole. « Messieurs, messieurs ! C’est assez ! Que
penseriez-vous de relever l’impôt ? » Firefly
s’est renversé dans son fauteuil, un cigare à
la main. « Que diriez-vous d’enlever le tapis ? »
« J’insiste à nouveau pour qu’on relève
l’impôt. » reprend le ministre très énergiquement.
« Il a raison. Il faut relever les pots avant de retirer le
tapis. » commente Firefly en se redressant et se tournant
vers Bob. « J’adresse tout mon temps et toute mon énergie
à ma tâche, et où cela nous mène-t-il
! » interroge le ministre en s’adressant à ses
collègues. « Cela vous amène à être
profondément ennuyeux au bout d’un certain temps !
» dit placidement le président qui fait sortir le ministre
de ses gongs. « Monsieur, vous mettez ma patience à
l’épreuve ! » « Je vous en prie, faites.
» répond Firefly qui se lève et salue son ministre.
« Venez donc me voir pour éprouver la mienne un de
ces jours. » « C’est la goutte d’eau qui
fait déborder le vase ! Je démissionne ! Je me lave
les mains de toute cette histoire ! » finit par dire d’un
ton révolté le ministre de la Guerre qui quitte sur
le champ le conseil. « Bonne idée. Vous pouvez vous
laver le cou aussi. »
La grandiloquence est généralement et justement perçue
comme « une manière d’exagération, une
façon d’en dire plus qu’il ne serait juste pour
décrire une situation, un sentiment, un objet quelconques ».
L’étymologie du mot en confirme d’ailleurs le
sens : « le “grandi-loquent“ n’a que des
grands mots à la bouche, il présente comme très
grand et très important quelque chose qui, considéré
plus calmement, apparaîtrait aussitôt sous les auspices
de l’anodin et du petit ». Ainsi Rosset conçoit
la grandiloquence comme une « technique de la boursouflure
[…], de l’ampoulé, de l’excès »
qui « gonfle démesurément le “volume”
de ce dont elle parle ». Elle transforme « le petit
en grand et l’insignifiant en signifiant » permettant
« accessoirement à l’homme de s’y forger
un destin et de s’y figurer une importance ».
La première réunion du conseil réunissant tous
les ministres de la Freedonie en présence du nouveau chef
du Gouvernement vient ainsi de s’achever. Prié par
la richissime Madame Teasdale de redonner à l’État
de Freedonie la place enviable qu’il occupait lorsque son
mari en était le président, Groucho vient d’être
intronisé chef de Gouvernement. La Freedonie se devait de
mettre à sa tête un « homme de progrès
», un « combattant sans peur », un « Rufus
T. Firefly », n’en déplaise à Zander,
l’ancien chef de Gouvernement obligé de démissionner
et à des ministres peu enthousiastes. Nombre de ministres
manifestèrent en effet leur scepticisme et se montrèrent
très réservés de la décision prise par
Madame Teasdale de remettre les rênes du pouvoir entre les
mains de ce parfait inconnu. En vain, ils essayèrent de la
faire changer d’avis, alors que le peuple de Freedonie, acquis
à sa cause – Ne l’a-t-il pas accueilli sous les
hourras ! – et Madame Teasdale elle-même se montraient
comblés et convaincus que Firefly accomplirait sa tâche
et répondrait à leur attente.
Au cours de cette brève et unique réunion du conseil,
les ministres purent rapidement se rendre compte, aussi bien des
réelles dispositions à gouverner de Firefly que de
l’étendue d’un certain savoir-faire prompt à
s’exprimer en toute occasion. Sous les yeux impassibles de
son secrétaire, face à la réticence voire à
l’opposition de certains de ses ministres, Firefly se hâta
de démontrer que l’exercice du pouvoir ne lui était
pas si étranger et qu’il saurait se montrer à
la hauteur de son rôle. Il apparaîtra ainsi particulièrement
persuasif et pour le moins convaincant. Qu’il s’agisse
d’un rapport que lui remet le ministre des Finances ou de
revendications plus ou moins légitimes du ministre du Commerce,
du Travail ou de la Guerre, ne s’embarrassant, il est vrai,
d’aucun subterfuge, il saura répondre et se montrer
intraitable quitte à déclencher momentanément
la stupeur parmi ses ministres et éventuellement le courroux.
Le ministre de la Guerre sera le premier des ministres à
faire les frais de l’extrême détermination du
nouveau chef de gouvernement en se voyant contraint de démissionner.
Devant la tâche immense qui attendait Firefly, les ministres
en place étaient toutefois en droit d’être inquiets.
Satisferait-il les espoirs fondés sur lui ? Parviendrait-il
à redresser le pays qui connaissait une grave crise économique
? Les questions ne manquaient pas.
Quel est donc en effet cet homme à la « moustache »
proéminente de laquelle émerge un gros cigare et dont
les petites lunettes rondes soulignent un regard d’une mobilité
inquiétante ?
Après avoir été directeur d’hôtel,
explorateur, professeur, Groucho Marx revêtira dans Duck
Soup (Soupe au canard) ses nouveaux habits de chef
de gouvernement avec la plus grande décontraction. Habillé
comme à son habitude de son éternelle queue de pie,
qu’il ne délaissera qu’en de très rares
occasions, arborant un gros cigare qui ne quittera jamais ses lèvres,
il fait ses premiers pas de président sans le moindre complexe,
assurément confiant en ses stupéfiantes facultés
d’adaptation. Prêt à en découdre avec
des ministres peu enclins à le suivre, il mettra à
profit une grande force de persuasion qui semble le définir
et une habileté langagière qu’il a eu le temps
d’affiner au cours de premiers rôles, lorsqu’il
se retrouvera dans des situations pour le moins semblables et tout
aussi délicates.
Dans The Cocoanuts (Noix de coco), sa première
apparition cinématographique le montre poursuivi par le personnel
d’un hôtel, qui lui réclame à cor et à
cri des salaires impayés depuis de nombreuses semaines. Groucho
dans le rôle de Monsieur Hammer, le gérant de l’hôtel,
se lance alors dans une longue tirade dans laquelle les recommandations,
les conseils les plus… extravagants se mêlent aux promesses
les plus… saugrenues. « Vous voulez votre argent ? On
veut être payé ! Mon argent ? Est-ce que je vous demande
de l’argent, moi ? Si Washington avait dû payer ses
soldats ! Où en serait le pays ? Non mes amis…
L’argent ne vous rendra jamais heureux et vice versa ! Pas
très fin ce que j’ai dit là ! » Après
s’être attardé sur l’avenir de l’hôtel
– « Si vous travaillez dur, nous oublierons tout au
sujet de vos gages ! Et cet établissement deviendra un hôtel
! J’achèterai même du papier à lettre.
Vous aurez des couvertures sans devoir payer de supplément.
» – et après avoir vanté les possibilités
qu’offre la Floride, – « Il y a trois ans, je
suis arrivé en Floride sans un sou en poche. À présent,
j’ai un sou en poche. » –, il se tirera de cette
situation où l’avait jeté assurément
sa manière peu conformiste de gérer son établissement,
en se ralliant notamment au monde féroce du travail. «
Vous voulez devenir esclave de ça ? Sûrement pas car
le motif de cet esclavage : ce sont les gages ! Je veux que vous
soyez libres ! La liberté prime tout ! Quoi qu’en disent
certains magazines ! Soyez libres, mes amis ! Un pour tous et tous
pour moi. » Le personnel de l’hôtel, se ralliera
progressivement à ses arguments, lui fera même une
ovation quand il lui annoncera qu’il sera convié au
mariage du fils de Tante Fanny… dans quelques années,
et finira, rassuré, par se mettre à danser. «
D’ici là, mettez-en un coup. Travaillez d’arrache-pied
! Et oubliez vos gages ! Il est inutile d’y songer ! Vous
ne les aurez quand même pas. » seront les derniers mots
de Monsieur Hammer.
Dans Monkey Business (Monnaie de singe), passager
clandestin poursuivi par le personnel d’un transatlantique
sur lequel il s’est embarqué, Groucho, s’est
réfugié dans la cabine du couple Briggs, occupé
à se disputer âprement. Le mari sorti, il est convié
de sortir de la penderie dans laquelle il s’était caché,
par la charmante épouse en quête d’explication.
En l’absence du mari, il s’empressera de la séduire,
après lui avoir promis, préalablement, de la libérer
de ce même mari particulièrement possessif. Mais le
retour soudain de ce dernier interrompt vite le tango endiablé
qu’ils dansaient tous les deux. Atterrissant malencontreusement
dans les bras du mari, il ne se démontrera aucunement et
devant les menaces de Alky Briggs, dangereux malfrat, il réussira
à se dépêtrer de cette situation pour le moins
compromettante. « Comment osez-vous ? » s’écrie-t-il.
« C’est une honte ! S’introduire dans la maison
d’un autre homme ! Je n’ai pas l’habitude de menacer
les gens, mais je vous préviens qu’il y aura une lettre
à ce sujet dans le Times de demain ! » Devant
la perplexité de Briggs décidé à ne
pas se laisser faire, il poursuivra avec une même assurance.
« Voilà, comment on me remercie d’avoir libéré
une jeune fille innocente qui, bien qu’elle se cache pour
le moment dans la penderie, vient d’accepter d’être
la mère de ses enfants. » dit-il avant de le saluer
et de se retirer à nouveau… dans la penderie. Finalement
il sortira sain et sauf de cette confrontation avec ce dangereux
malfrat qui, perdant patience, était prêt à
lui régler son compte. Il finira même par être
enrôlé aux côtés du malfrat, qui, quoique
déboussolé, s’était montré suffisamment
impressionné devant tant d’à-propos et de sang-froid
pour lui proposer d’être son garde du corps. «
Je crois que nous nous entendrons bien. La première année,
nous aurons peut-être quelques querelles d’amoureux,
mais c’est inévitable, n’est-ce-pas ? »
conclura Groucho, soulagé.
Ainsi, Groucho réussit chaque fois à se tirer de mauvais
pas où l’avait jeté dans The Cocoanuts
(Noix de coco), une manière de gérer peu
banale, lui mettant à dos tout le personnel hôtelier,
ou dans Monkey Business (Monnaie de singe), un statut de clandestin
pour le moins éprouvant, poursuivi qu’il sera par les
membres de l’équipage ou par de dangereux individus.
Avant d’être nommé président de la Freedonie,
il avait été également président de
Huxley College dans Horse Feathers (Plumes de cheval).
Professeur, Quincey Adams Wagstaff venait d’être nommé
à la tête de cette université et, lors de son
investiture, avait témoigné dans l’amphithéâtre
du collège, devant le corps professoral et des élèves
particulièrement attentifs, d’ambitions et de «
dispositions » aussi fortes et aussi belles que celles qu’il
prodiguera face à ses ministres et aux habitants de la Freedonie
dans Duck Soup (Soupe au canard). L’hymne
national qui avait été entonné par tous les
habitants de la Freedonie à l’occasion du couronnement
de Firefly équivalait dans Horse Feathers (Plumes
de cheval) au chant du professeur Wagstaff repris en chœur
par tous les professeurs comblés et n’hésitant
pas, en dansant en mesure, à former un imposant et non moins
surprenant cortège derrière le chanteur. Dans Animal
Crackers (L’Explorateur en folie), il est un
grand explorateur. Les récits d’aventures africaines
deviendront par sa bouche de véritables épopées
qui raviront tous les invités de Madame Rittenhouse dont
il est l’hôte de marque.
Quels que soient les personnages qu’il incarnera, quelles
que soient les situations dans lesquelles il se retrouvera, au gré
des intrigues et au hasard des événements, il n’y
aura pas d’obstacles qu’il ne franchira par le seul
recours aux possibilités du langage. Loin de se limiter à
ces quelques rôles, avec une même détermination
et une même audace, il enrichira un tableau de chasse déjà
évocateur et complétera une galerie de personnages
à la respectabilité toujours évidente et aux
attributs toujours – faussement ! – importants, propres
en quelque sorte à lui forger un destin. Après Duck
Soup (Soupe au canard), succéderont à
Rufus T. Firefly, les producteurs de spectacles Otis P. Driftwood
et Gordon Miller, le docteur Hugo Z. Hackenbush, l’avocat
J. Cheever Loophole, les détectives privés Wolf J.
Flywheel et Sam Grunion, le gérant d’un hôtel,
Ronald Kornblow,… Dans A Day at the Races (Un
jour aux courses), faux médecin, « authentique
» vétérinaire, il est appelé à
la rescousse dans une clinique et au chevet d’une cliente
malade. Il devra faire preuve de ses qualités réelles
de médecin devant une cohorte de médecins de la clinique,
aussi incrédules les uns que les autres, et par la suite
devant le docteur Leopold X. Steinberg dépêché
spécialement pour s’assurer de l’authenticité
de ses références. Jusqu’à l’auscultation
de cette cliente souffrante et non moins précieuse, dont
la richesse peut le cas échéant sauver l’établissement,
la supercherie fonctionnera. Enfin s’il fallait un dernier
exemple pour démontrer la perspicacité de Groucho,
l’intrigue de Room Service (Panique à
l’hôtel) en serait l’illustration parfaite.
Gordon Miller, producteur de théâtre désargenté,
multipliant les engagements auprès de gens aussi différents
qu’un gérant d’hôtel, un auteur de pièce
de théâtre, un financier et enfin un serveur, devra
faire face à ses « créanciers » venus
chacun à leur tour réclamer leur dû. Condamné
à rester dans une chambre de l’hôtel, aidé
par la présence très utile de ses frères, il
se démènera comme un bon diable pour se sortir de
cet imbroglio dans lequel il s’était allégrement
fourré.
Son Excellence
et Madame Teasdale
Technique de la boursouflure, de l’ampoulé,
de l’excès, Rosset, dans Le réel, traité
de l’idiotie, définit la grandiloquence comme
une « enflure », c’est-à-dire une «
augmentation » quantitative d’une part et qualitative
d’autre part de ce qui est dit. Il s’agit d’abord
d’une augmentation quantitative qui porte sur le contenu,
« ce dont parle la grandiloquence devient soudain énorme
», et ensuite d’une augmentation qualitative, «
le contenu démesurément grossi s’exprimant d’une
manière outrée ». Des choses énormes
sont dîtes et elles sont dîtes de manière énorme
remarque Rosset dans son analyse de la grandiloquence, en notant
qu’il y a « inflation et de ce dont on parle, et de
la manière d’en parler. » Distinguant l’inflation
du contenu et l’inflation de l’expression, l’«
enflure du contenu » s’exprime dans un langage qui est
– lui-même – excessif.
Pourtant si l’enflure du contenu se signale avant tout par
le style, elle peut également s’exprimer dans un langage
sobre et retenu note Rosset. Dans ce cas de figure, loin de diminuer
l’effet de grandiloquence, la simplicité du style le
renforcerait. La démesure du propos serait rendue plus sensible
par le ton mesuré. « Pourquoi hausser le ton,
si ce qu’on raconte est intéressant par lui-même
? » se demande le philosophe à l’évocation
d’un événement, aussi anodin soit-il. Délaissant
provisoirement la manière au profit du fait rapporté,
la présentation sobre de cet événement se révélerait
aussi grandiloquente sinon plus que sa présentation ampoulée.
La « sobriété » signalerait en conséquence
moins une atténuation de la grandiloquence que son comble.
Ainsi la grandiloquence se caractérise-t-elle par un effet
d’enflure, « réalisé aussi bien par l’extension
de ce qui est à dire que par celle du dire lui-même
». Cependant Rosset est loin de se contenter de ces deux formes
de grandiloquence. Il la repère également dans la
brièveté et la concision. À l’extension
s’ajouterait ainsi la réduction. Le contenu enflé
donnerait la place à un contenu minimisé, miniaturisé
ayant pour résultat similaire d’intensifier l’expression.
Pour illustrer son propos, Rosset prend comme exemple le slogan,
l’argument publicitaire ou politique… dans lesquels
« le raccourci de la formule est au service d’une intensification
de l’expression ». Néanmoins il prend soin de
la distinguer de la « caricature » qui peut être
naturellement liée à la grandiloquence mais qui aboutit
selon lui « à un effet qui est indifféremment
de grossissement ou de rapetissement ». Il évoque également
à propos de la brièveté et de ses effets de
grandiloquence, la litote – « la brièveté
affectée » – dont le rapport avec la grandiloquence
est évident et qu’il présente comme la caricature,
l’échec du « secret », « la brièveté
tout court » en quelque sorte qui, quant à elle ne
verserait pas dans les caractéristiques d’une certaine
grandiloquence.
Le personnage respectable qu’interprétera Groucho parle,
parle abondamment, discourt, discourt librement, quel que soit l’auditoire
qu’il a en face de lui, livre en quantité, en grande
quantité, des méchancetés, des gentillesses
plus rarement, laisse échapper en profusion des remarques
pour la plupart désobligeantes, des grossièretés,
des goujateries, des vacheries, se réfère à
des histoires dont il ne dévoilera jamais le contenu, comme
celle – sa préférée ? – de l’Irlandais,
livre des jeux de mots plus ou moins réussis et convenables,
des calembours, emploie des formules toutes faites, des aphorismes,
recourt régulièrement au coq à l’âne,
ne se prive pas de ponctuer ses commentaires de fréquents
apartés. Bref, Groucho n’est pas économe et
prône indéniablement la quantité en livrant
pêle-mêle son retentissant verbiage à un entourage
circonspect et muet.
Horse Feathers (Plumes de cheval) s’ouvre
sur l’amphithéâtre de Huxley College qui réunit
le corps professoral ainsi que les étudiants, à l’occasion
de la nomination du nouveau président, le professeur Quincy
Adams Wagstaff. Présenté à l’assistance,
l’homme qui présidera aux destinées de cette
grande institution, un cigare à la main – malgré
l’avertissement de ne pas fumer de son prédécesseur
–, après avoir revêtu rapidement l’habit
de professeur – à peine a-t-il eu le temps de se raser
–, prend la parole. « Membres de la faculté,
messieurs de la faculté, étudiants de Huxley College,
messieurs de Huxley College, je crois que je n’oublie personne.
» proclame le professeur après avoir tapé plusieurs
fois sur le bureau avec un maillet. « Je trouvais que mon
rasoir manquait de tranchant jusqu’à ce que je vous
fasse ce discours. Cela me rappelle une histoire si obscène
que j’ai honte moi-même rien que d’y penser. »
Il s’arrête un instant. « En regardant vos visages
concentrés, je comprends pourquoi ce collège se porte
si mal. Dans le collège que je viens de quitter, c’est
moi qui avais le vilain rôle ! La situation était affreuse.
Mais tout le monde y a mis du sien. Et ce fut la fin de tout ! »
poursuit le professeur. « Pas de questions ? » demande-t-il
subitement à l’assistance. « Pas de réponses
? Pas de chiffons, pas de bouteilles ? enchaîne-t-il en élevant
peu à peu la voix. « Mettons un peu d’ambiance
ici ! » finit-il par dire d’un ton guilleret
et en tapant quelques coups de maillet sur le bureau. « Qui
dit 76 ? Qui dit 1776 ? Allons jusqu’à 1776 !
» Et après un bref moment, il continue son allocution.
« Vous aimeriez savoir pourquoi je suis là ! Je suis
venu ici pour en faire sortir mon fils ! Je me rappelle le jour
de son départ. C’était un enfant, un garçon
imberbe. Je les ai embrassés tous les deux en même
temps. » dit-il d’un air compassé. «
Et à présent où est mon fils ? » demande-t-il
en scrutant de droite à gauche l’assemblée.
Parmi les étudiants il aperçoit son fils, une jeune
fille sur les genoux. Voulez-vous vous lever ? » demande-t-il
à la jeune fille. « Votre ombre le cache ! »
La jeune fille se lève découvrant le fils du professeur.
« On fait ses devoirs à l’école, hein
? » s’exclame-t-il d’un air amusé.
Outre l’objectif avoué de faire partir son fils de
Huxley College, dans laquelle il mène à ses yeux une
vie peu recommandable – si quelqu’un doit déshonorer
la famille avec la « veuve du collège », il préfère
s’en charger – Wagstaff ne cachera pas son désir
de s’occuper en priorité de la rencontre qui opposera
l’équipe de football de Huxley à celle de Darwin.
Aux impératifs pédagogiques et à la qualité
de l’instruction dispensée dans l’université
seront privilégiés l’enseignement sportif et
l’indispensable succès sportif de son équipe
de football dont l’université et lui-même pourront
tirer partie. Il est vrai que depuis 1888, date à laquelle
l’équipe de football n’a plus été
gagnante, l’université a connu, chaque année,
un nouveau recteur. À cet égard, le président
est invité par le doyen de l’université à
présenter les grandes lignes de son programme. « J’ai
parfois l’impression de perdre la raison ! Où ça
finira-t-il ? Qu’en retirez-vous ? » se lamente dans
un premier temps Wagstaff avant d’apostropher le doyen : «
Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous retrouvez votre femme ? Tenez,
je vais rentrer chez vous retrouvez votre femme et, hormis l’amélioration,
elle s’apercevra de rien. Disposez et allez me chercher l’acte
de mariage ! » « Recteur Wagstaff, à présent
que vous marchez sur mes traces… » s’interpose
timidement le doyen un peu ébaubi, avant d’être
interrompu sèchement par Wagstaff. « C’est donc
cela ? Je m’interrogeais. S’ils sont à vous,
faites les cirer ! » s’emporte Wagstaff en examinant
ses souliers. Cependant le doyen, patient, réitérera
une troisième fois sa demande auprès du professeur
qui consentira finalement, à lui exposer – en chantant
– ses intentions. Ces intentions sont simples et se résument
à ces quelques mots : « Je suis contre », du
titre de la chanson qu’il entonnera.
Qu’il s’agisse de discours d’investiture, comme
celui plein d’à propos de Horse Feathers (Plumes
de cheval), de cérémonie de mariage, de vente
aux enchères improvisée ou de banquet dans The
Cocoanuts (Noix de coco) et At the Circus
(Un jour au cirque), qu’il égayera à
sa manière, de relater des aventures dans les contrées
dangereuses de l’Afrique dans Animal Crackers (L’Explorateur
en folie) ou d’un examen médical rudement mené
dans A Day at the Races (Un jour aux courses)
de Madame Upjohn, avec néanmoins l’aide salvatrice
de ses frères, les mots se succèdent à un rythme
soutenu, rapide, endiablé, le débit est saccadé,
furieux, impétueux, la voix se fait tantôt rageuse,
autoritaire, tantôt enjouée, guillerette ne laissant
dans la plupart des cas aucune échappatoire à une
assemblée, quoiqu’assurément conquise et sous
le charme, parfaitement désarmée. Le personnel hôtelier
de The Cocoanuts (Noix de coco), les professeurs
de Horse Feathers (Plumes de cheval), les invités
de Madame Rittenhouse ou les habitants de la Freedonie n’auront
pas d’autre issue que de se ranger, en mesure, derrière
le tempo du « virtuose » qu’est en quelque sorte
Groucho.
À l’aise dans « l’abondant » et «
le verbeux », Groucho l’est également dans «
le rapide » et « le court »[2]
et parvient, opposé à un seul interlocuteur, à
une véritable plénitude et à une efficacité
pleine et entière. L’interrogatoire peut débuter,
les questions, le plus souvent pièges, s’enchaîner
à un rythme rapide sans que les réponses ne viennent
entraver leur flot continu, les devinettes, être posées,
sans jamais avoir de solution, les phrases, se répéter
inlassablement, les jeux de mots ou les calembours, se mêler
aux apartés. Si nécessaire, il use du défi,
de l’insulte épisodiquement, dans le dessein évident
de prendre l’« adversaire » en faute, de le désarçonner,
sans qu’aucune chance ne lui soit laissée. Une fois
la mécanique mise en marche, il est difficile pour l’interlocuteur
d’y faire face.
Dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie),
le capitaine Spaulding fait la connaissance de Roscoe W. Chandler,
amateur d’art et collectionneur réputé, lors
de la réception organisée par Madame Rittenhouse.
« Mon nom est Spaulding, Capitaine Spaulding. »
dit-t-il en lui serrant la main. « Et moi, Roscoe W. Chandler.
» répond le collectionneur. « Oh ! Roscoe W.
Chandler, hé bien quel plaisir pour vous ! » dit le
capitaine avant de s’asseoir à une table avec le collectionneur
qui lui demande, d’un ton à la fois poli et flatté,
s’il n’a pas entendu parler de lui : « Vous avez
entendu parler de moi ? ». « Oui » répond
aussitôt le capitaine, « Il y a des années que
j’entends parler de vous, Monsieur Chandler, et je commence
à en avoir marre. » « Et bien entendu, j’ai
moi aussi entendu parler du grand Capitaine Spaulding. » commente
Chandler un peu surpris. « C’est parfait ! Vous avez
entendu parler de moi et j’ai entendu parler de vous, et est-ce
que vous avez entendu parler de celle des deux Irlandais ? »
demande le capitaine. « Oh oui, je la connais, oh ! oh ! oh
! » acquiesce le collectionneur en s’esclaffant. «
Très bien, maintenant que je vous ai fait mourir de rire,
passons aux choses sérieuses. Je m’appelle Spaulding,
Capitaine Spaulding. » fait le capitaine en se levant de sa
chaise et en serrant une nouvelle fois la main du collectionneur
qui s’est levé également. « Je suis Roscoe
W. Chandler. » répond mécaniquement le collectionneur.
Après cette entrée en vigueur, pour le moins dénuée
de prérogative, les présentations se poursuivront
rythmées par les incessantes questions du capitaine à
l’adresse du collectionneur qui s’évertuera tant
bien que mal à répondre, et qu’agrémenteront
les boniments continuels du capitaine. Ainsi après s’être
de nouveau présenté, le capitaine enchaîne :
« Savez-vous ce que signifie le T ? » « Thomas
» dit benoîtement le collectionneur après s’être
donné la peine de réfléchir quelques instants.
« Non » répond le capitaine. « Edgard !
Mais vous étiez tout près. Je parierais que vous êtes
toujours tout près, d’ailleurs, de vos sous…
» poursuit-il en s’asseyant à nouveau, suivi
par le collectionneur. « Ceci dit, voici ce dont je voulais
vous parler, Monsieur Chandler, que diriez-vous de financer une
expédition scientifique. » « Eh bien, en voilà
une question ! » « En effet, voilà une question.
Je vous félicite, Monsieur Chandler. Vous savez reconnaître
une question quand vous en voyez une. Et ceci nous ramène
à notre point de départ : Que diriez-vous de financer
une expédition ? » Le capitaine suggère
finalement que le collectionneur finance sa retraite, persuadé
que s’il n’explore plus, « la science y trouvera
un rude avantage. » Devant la moue dubitative de ce dernier,
il enchaîne avec une autre question : « Qu’avez-vous
fait pour le pays ? » lui demande-t-il, curieux. « Je
me suis occupé d’œuvres d’art. » répond
modestement le collectionneur qui arbore une mine satisfaite quand
le capitaine lui demande aussitôt son opinion sur l’art.
« Quelle est votre opinion sur l’art ? » lui demande
en effet le capitaine. Mais s’est-il à peine réjoui
de la question et a-t-il à peine commencé à
répondre qu’il est interrompu : « Je retire la
question. Ce type prend les choses trop au sérieux. Ce n’est
pas prudent de lui poser une question simple. » Le collectionneur
n’en aura pas fini pour autant avec le capitaine et la conversation
se prolongera démesurément, avec un capitaine Spaulding
disert, n’ayant de cesse de relancer le collectionneur Chandler
qui en réalité n’aura ni le temps ni l’opportunité
de s’exprimer.
Chandler sera l’un des premiers d’une longue liste à
se trouver confronté au flot verbal d’un des personnages
interprétés par Groucho et à s’échiner
– en vain –, quand la possibilité lui en est
offerte, à lui tenir tête. Aux questions qui resteront
sans réponses, devant les devinettes qui n’auront pas
de solution, l’abondance des jeux de mots, les calembours,
les coq-à-l’âne, les redites, les apartés
perpétuels, il demeurera impuissant, accablé qu’il
sera par l’enchaînement mécanique et implacable,
par le rythme proprement hypnotique des propos qu’accentue
si nécessaire un ton ferme et autoritaire. L’« adversaire
» de Groucho – qu’il semble souverainement ignorer
– paraît n’avoir aucune chance, aucun répit,
malgré des titres ou une fonction dont il peut, le cas échéant,
se prévaloir. Il est et restera invariablement coi. À
la suite du collectionneur, d’autres protagonistes s’ajouteront
à la liste, et subiront avec un même sentiment d’impuissance,
ce sort peu enviable : au premier chef, Bob Roland, son secrétaire
attitré, le malfrat Alky Briggs, Hennessy, un inspecteur
de police, Herman Gottlieb, le directeur de l’Opéra
de New York, Wagner, le directeur de l’hôtel de Room
Service (Panique à l’hôtel), le
docteur Leopold X Steinberg, Morgan, Whitmore, Wagner, Baxter, etc.
Ainsi, si Groucho parle d’égal à égal
à des directeurs de théâtre, des gérants
d’hôtel, des inspecteurs de police – il mènera
lui-même l’enquête du tableau volé dans
Animal Crackers (L’Explorateur en folie)
–, des médecins réputés – vétérinaire
de profession, il mettra un point d’honneur à s’occuper
personnellement de Madame Upjohn dans A Day at the Races
(Un jour aux courses) –, il sait également
se montrer à son avantage auprès de la gent féminine.
Cette dernière ne le laissera pas indifférent et sera
l’objet de sa part d’une attention toute particulière.
Aux admonestations dont il s’est fait le spécialiste,
à l’intonation ferme et résolu des propos qu’il
profère sans relâche, au ton excessivement autoritaire
qu’il adopte si aisément, font place quelquefois une
intonation plus mesurée, douce, un ton assurément
flatteur et badin. Groucho sait être aimant, attentionné,
délicat quand il s’adresse aux dames et plus encore,
charmeur, séducteur, quand il s’est mis en tête
d’obtenir leurs faveurs. Elles l’intriguent, l’intéressent,
l’inspirent et, en retour, il les courtisera sans repos, les
poursuivra de ses avances, les harcèlera de déclarations
passionnées quand il ne s’agira pas de déclarations
maritales.
Dans Monkey Business (Monnaie de singe), le transatlantique
à bord duquel se trouvent Groucho et ses frères, passagers
clandestins, vient d’accoster à New York. Une grande
et élégante femme, Madame Swempsky, célèbre
cantatrice, apparaît près de la passerelle devant une
kyrielle de valises. Elle est rejointe par une cohorte de journalistes
qui s’empressent de l’interviewer. Survient, la silhouette
courbée et d’un pas rapide, Groucho qui, un cigare
à la bouche, grimpe sur les valises et dépassant les
journalistes d’une bonne tête, se penche par-dessus
leurs épaules. « Excusez-moi, est-il exact que vous
allez vous remarier pendant cette tournée ? » demande
un journaliste. « Eh, bien messieurs… je ne sais pas
quoi dire… » répond en riant la cantatrice avant
d’être interrompue par Groucho, perché sur les
valises. « Messieurs je ne dirai qu’un mot. »
commence-t-il, attirant les regards des journalistes et de Madame
Swempsky. Il descend de son piédestal et poursuit. «
La bicyclette ne remplacera jamais le cheval. Et d’autre part,
le cheval ne remplacera jamais la bicyclette. Ce qui fait quand
même beaucoup, un cheval sur une bicyclette, si j’en
ai jamais vu un, et je ne pense pas en avoir vu un. » Pendant
que Groucho profère ces paroles, la cantatrice détourne
le regard de manière dédaigneuse. « Je vous
autorise à imprimer cela, espèces de gribouillards…
» s’exclame finalement Groucho en accompagnant ses propos
d’un geste de défi à l’encontre des journalistes.
Il se tourne aussitôt vers Madame Swempsky. « Un cigare,
ma mignonne ? » Il sort un cigare de sa poche et l’offre
à la cantatrice avant de le remettre illico dans sa poche.
« Prêt pour la photo, Joe ? » demande alors un
journaliste. Groucho s’assied sur les valises et relève
la jambe de son pantalon pour la photo. « Une photo ? Voilà
un peu de sexe pour votre première page. » Après
que le photographe – sous les traits de Harpo – a pris
la photo, Groucho continue de plus belle. Il se relève. «
Et vous pouvez dire que c’est un mariage d’amour. Je
l’ai épousée pour son argent. » déclare-t-il
en passant son bras autour des épaules de Madame Swempsky.
« Ta sensibilité me fait fondre. Et toi, cela ne te
ferait pas de mal de fondre de quinze ou vingt kilos. » finit-il
par lui dire en la prenant par la taille. « Oh, espèce
de goujat impudent ! Je ferai un rapport à votre journal.
» s’indigne Madame Swempsky, en le repoussant. Loin
de s’arrêter, Groucho continue avec un même entrain.
« Je vous serai reconnaissant de me laisser faire l’interview.
» Il prend le calepin et le crayon d’un des journalistes
et s’adresse à Madame Swempsky. « Est-il vrai
que vous divorcerez dès que votre mari ne sera plus aveugle
? Est-il vrai que vous vous lavez les cheveux au bouillon ?
Est-il vrai que vous avez dansé dans un cirque ambulant ?
» À bout de patience, Madame Swempsky s’écrie
: « C’est un outrage. Si vous n’arrêtez
pas, j’appelle le capitaine. » « Alors c’est
comme ça ! » rétorque Groucho prenant les journalistes
à témoin. « Un bel uniforme suffit à
vous tourner la tête ! Nous vous donnons les meilleures années
de notre vie et puis brusquement nous ne comptons plus. Il vous
faut un officier, maintenant… » « Je n’aime
pas ces insinuations. » riposte Madame Swempsky. « C’est
ça que je dis toujours : la discorde s’insinue quand
l’argent diminue. Alors au revoir… Ravi de vous avoir
rencontrée, je ne m’en prendrai qu’à moi-même.
» Groucho prend une valise et serre la main de Madame Swempsky.
« Ta, ta ! » lance-t-il avant de partir d’un pas
alerte, le dos courbé.
Au cours de ses innombrables tribulations, quelle est exactement
la place accordée aux protagonistes féminins par Groucho ?
Seraient-« elles » également une cible –
privilégiée ? – de son éternelle irascibilité
et de son incorrigible arrogance. Abandonnerait-il, le temps d’une
rencontre sentimentale ou amoureuse, l’agressivité
qui le caractérise, le ton autoritaire et obséquieux
qui lui est familier, les invectives et autres goujateries en tout
genre dont il est si friand ? Beau parleur, chanteur à l’occasion,
danseur, mettrait-il son éloquence au service de desseins
moins prosaïques et laisserait-il poindre une douce sensibilité
? L’argent et la beauté ne seraient-ils que les seuls
ressorts de ses incessantes tergiversations à l’encontre
de conjointes ? Si les questions à ce sujet sont a fortiori
nombreuses et légitimes, au regard de cet éternel
soupirant, la rencontre impromptue avec Madame Swempsky laisse néanmoins
présager le pire.
À l’instar des relations qu’il instituera avec
les protagonistes masculins auxquels il sera opposé, il fera
preuve, à l’identique, d’une égale sinon
plus grande habileté langagière et montrera, à
l’égard des femmes, un aussi grand souci dans l’art
de séduire ou de convaincre qui, de la part de Groucho, suppose
son lot de remarques salaces et de réparties cinglantes.
Les femmes seront ainsi logées à la même enseigne
et dans bien des cas apparaîtront comme les victimes –
consentantes ? – des invariables sollicitations de Groucho.
Rares sont celles qui seront épargnées – il
ne s’agira pas seulement de femmes fortunées et belles
au demeurant – et qui ne céderont pas à la rhétorique
du plus irrespectueux, inélégant, mufle et insolent
amant. Offensées, outragées, vilipendées, elles
vérifieront l’impossibilité d’une conversation
amoureuse et encore plus d’une étreinte. Pouvait-il
en être autrement ? Les rendez-vous amoureux ou autres
tête à tête, dans lesquels il se retrouvera à
maintes reprises, seront, tout autant, l’occasion de constater
son inextinguible bagou et son outrancier verbiage.
Ainsi, parmi ces femmes qui feront l’objet de ces sollicitations
incessantes, figure celle qui fut à l’origine de sa
nomination à la tête de l’État de Freedonie
dans Duck Soup (Soupe au canard) : Madame
Teasdale. Rompue dès The Cocoanuts (Noix
de coco) aux algarades de Groucho, Margaret Dumont, l’interprète
de Madame Teasdale, apparaîtra comme une interlocutrice privilégiée,
une fidèle compagne pendant sept réalisations des
frères Marx. Dans Duck Soup (Soupe au canard), elle
est à l’initiative – saugrenue ! – de la
nomination de Firefly, et perpétuera de la même façon,
à chacune de ses apparitions, ce rôle, – Ô
combien délicat –, de l’instigatrice, voire de
l’inspiratrice, des multiples agissements de Groucho. Veuve
providentielle, elle entretiendra le fil, ténu, d’une
intrigue qui la mettra régulièrement sur le chemin
du plus entreprenant des trois frères Marx. Madame Potter
dans The Cocoanuts (Noix de coco), Madame Rittenhouse
dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), Madame
Claypool dans A Night at the Opera (Une nuit à
l’Opéra), Madame Upjohn dans A Day at the
Races (Un jour aux courses), Madame Dukesburry dans
At the Circus (Un jour au cirque), Madame Phelps
dans The Big Store (Les Marx au grand magasin),
elle est une milliardaire dont la richesse suscite immanquablement
les convoitises et notamment celle, pour le moins assidue, de Groucho.
Pour autant, elle l’intéresse et il l’intéresse.
Avec courage et abnégation, ce plantureux personnage subira
les assauts répétés de Groucho, qui, revêtu
des habits les plus respectables de docteur, de détective
privé, d’homme d’affaires ou encore d’explorateur
ne se privera en rien pour lui déclarer, à chaque
fois que l’occasion se présentera, outre sa profonde
affection et tendresse, sa façon de penser.
En résumé, la grandiloquence, qui dans son sens courant
désigne bien un langage versant « manifestement
» dans l’outrance et l’enflure, revêt différentes
formes répertoriées par Rosset parmi les possibilités
qu’offre le langage et dont Groucho Marx démontrerait,
à sa manière, l’étendue et également
la richesse. À partir de celles-ci, il émet de surcroît
l’hypothèse que « la grandiloquence est une parole
privée de rapport avec ce dont elle parle » mais également
l’hypothèse – le principe général !
– que la parole « aurait été donnée
à l’homme non seulement pour déguiser sa pensée,
mais encore, de manière plus générale, pour
mettre toute réalité à l’écart,
le bruit des mots y assourdissant la rumeur du réel. »
N’y a-t-il pas un lien « organique » qui relie
l’exercice de la parole à celui de la démesure,
s’était-il demandé en prélude à
son examen de la grandiloquence. Grandiloquus ne désigne-t-il
pas l’association de la parole (loqui) et de l’énormité
(grandis) ? La grandiloquence ne désignerait donc
pas seulement un langage dont l’outrance serait la marque
repérable et avérée, elle serait constitutive
de la langue elle-même.
Son Excellence
et Chicolini
À la différence de ses frères,
Groucho n’a pas d’instruments attitrés. À
la harpe de Harpo, au piano de Chico répondra seulement une
voix. Mais cette voix au registre multiple et à la variété
indéniable lui permettra de confirmer d’une part son
emprise sur l’auditoire, en grand rhétoricien qu’il
est, et d’autre part de parfaire son désir intarissable
de maîtriser l’opinion, en chanteur talentueux qu’il
sera également. Derrière le propos, qu’il soit
excessif ou non, se révélera un usage particulièrement
exemplaire voire machiavélique des possibilités que
lui offrira sa voix pour, la plupart du temps, emporter la mise.
Seul des trois frères à chanter, improvisant un air,
une mélodie ou entonnant plus simplement une complainte,
il mettra à contribution une aisance pour le chant, dans
le but de se rallier une bonne fois pour toutes l’opinion.
À l’instar d’un Chico et de sa manière
singulière de jouer du piano, d’un Harpo dont les solos
enchanteront chaque fois un public conquis, en maître de la
langue qu’il est, il se complaira à user et à
abuser de l’incontestable registre de sa voix, ne rechignant
pas, le cas échéant, à effectuer, avec un même
brio, quelques pas de danse. Quoique plutôt excentrique, il
s’avère qu’il est un excellent danseur.
De l’improvisation de A Night at the Opera (Une
nuit à l’Opéra), juché sur une malle
conduite par un porteur à travers les couloirs du transatlantique,
à « Lydia, the tattoed lady », Lydia, la
femme tatouée, chantonnée dans At the Circus
(Un jour au cirque), devant la troupe de cirque réunie
dans le train, nombreuses, ces interventions musicales compléteront
remarquablement la particularité essentielle de ce personnage,
à savoir, la virtuosité verbale caractéristique
d’une certaine « grandiloquence ».
Motivée, la phraséologie grandiloquente n’est
jamais aussi efficace, remarque Rosset. « Elle est d’autant
plus vivace que le réel qu’elle a pour fonction d’exterminer
est plus indésirable et terrifiant. » écrit-il
dans Le réel, traité de l’idiotie.
Parallèlement à sa tentative de distinguer les différentes
formes de grandiloquence, Rosset s’interroge sur ce décalage
manifeste, entre un événement, une information en
provenance du réel, quels qu’ils soient, et son commentaire,
sa représentation, décalage qui pour ce dernier est
à la base de la grandiloquence. Il s’agit bien d’un
« escamotage du réel », d’une « indifférence
au réel » qui apparaît comme au cœur du
mécanisme de la grandiloquence. Le réel qui s’offre
à la perception humaine est escamoté au profit de
ce qu’il peut prêter à dire, et il est d’autant
plus ignoré qu’il est indésirable. Rosset distingue
cependant dans cette appréciation du réel, le ressentiment,
la haine, la sottise, qui peuvent intervenir mais ne sont néanmoins
pas prédominants. Il s’agit plus du « désir
de biffer le réel lui-même, lorsque celui-ci se révèle
insupportable et indigeste ». Ainsi pour le philosophe, ce
brouillage du réel a pour fondement « une dénégation
fondamentale du réel, dans laquelle la mise en accusation
de l’autre n’intervient qu’en second lieu et par
voie de conséquence ». « On en veut en somme
moins à l’autre qu’on en veut à la réalité.
Il s’agit de supprimer le réel, dût en périr
l’autre dans l’opération. » constate Rosset
avant de définir la fonction de la grandiloquence dans ses
grandes lignes : « Supprimer le réel grâce au
langage, sollicité en dernier recours, quand les autres défenses
se sont effondrées. Conjurer le réel à coups
de mots […] ».
Il y a indéniablement de la part de Groucho et de tous les
personnages qu’il incarnera, une propension suprême
à un « escamotage du réel » pour reprendre
l’expression de Rosset. Il s’agit évidemment,
sous les différents « uniformes » dont il s’habillera,
d’un seul et même personnage dont la faculté
à ignorer le réel semble être inscrite comme
règle. À l’art de la parole se substituerait
dès lors un art d’exorciser le réel. La silhouette
dont il ne se départira jamais, l’éternelle
queue de pie, le cigare, les petites lunettes rondes ainsi que cette
démarche si caractéristique, sans oublier bien sûr
la moustache peinte, peut déambuler dans les couloirs de
transatlantique, de train, d’université, de grands
magasins ou encore d’hôtel, dans les coulisses d’un
opéra ou d’un cirque, se montrer dans les réceptions
ou les banquets à l’initiative de milliardaires, arpenter
les lieux les plus divers tels un champ de course, un terrain de
football,… avec la certitude de se sortir de toutes les situations,
même les plus inconfortables. Il ne lui sera pas nécessaire
et d’aucune utilité, à la différence
de ses frères, d’entrer par effraction dans les demeures
de milliardaires jouées entre autres par Margaret Dumont.
La grandiloquence est « un art d’exorciser le réel
de manière radicale », suggère Rosset, «
jusqu’à la disparition complète de ce dernier
». « Le propre de la grandiloquence – ou d’un
certain pouvoir des mots – est ainsi moins d’amplifier
le réel (en faisant quelque chose de rien) que de l’escamoter
(en faisant rien de quelque chose) » précise Rosset
en ajoutant que le « rien » qui en découle constitue
son sens et sa finalité. « L’homme grandiloquent
est semblable à un orateur chez lequel la fonction de la
parole aurait atteint un degré d’hypertrophie entraînant
une dégénérescence parallèle de toutes
les autres fonctions : bavard donc, mais en même temps sourd
et aveugle, à l’abri d’une réalité
désormais et définitivement “extérieure” »
conclut-il.
C’est pourquoi Groucho peut allégrement épouser
les fonctions les plus diverses et les plus éloignées
de ses « compétences », de gérant d’hôtel
dans The Cocoanuts (Noix de coco) à celle
de détective privé dans Love Happy (La
Pêche au trésor), en passant par explorateur,
professeur, imprésario, vétérinaire et chef
de gouvernement dans Duck Soup (Soupe au canard)
quand il ne s’improvisera pas chef de clinique, détective
privé, commandant de bord épisodiquement,… Confiant
en ses capacités oratoires ou plus exactement se sentant
à l’abri au sein des mots, il n’éprouvera
aucune peine à se vêtir du rôle de l’usurpateur
et du parfait imposteur. Ainsi, il ne se sera pas seulement fait
passer pour Maurice Chevalier dans Monkey Business (Monnaie
de singe), dans l’espoir de pouvoir débarquer
du transatlantique sur lequel, il est un très remarqué…
clandestin. Sur ce même transatlantique, avec la plus grande
sérénité, au préalable, il se sera invité
à la table du commandant de bord, aura prêté
main forte à un dangereux malfrat, en devenant son homme
de main et finalement se sera improvisé docteur, en s’emparant
d’une trousse de docteur pour porter secours à un homme
venant de s’évanouir sur le pont.
« L’aptitude à récuser le réel
par l’intermédiaire du langage constitue une faculté
à la fois déplaisante, par l’hypocrisie qui
s’y trouve, consciemment ou non, attachée, et fascinante,
par sa surprenante et souveraine efficacité. » poursuit
Rosset dans son analyse de l’homme grandiloquent. «
L’homme des mots est inattaquable. » observe Rosset
avant d’ajouter : « Il a toujours un mot pour détruire
le réel qu’on lui montre, un autre mot pour effacer
le réel émanant de sa propre personne. L’homme
qui vit à l’abri des mots ne reçoit aucune information
du réel qui ne passe par le crible d’un langage qui
l’élimine, n’émet aucun message qui ne
passe par le même crible transformant alors son propre réel
en quelque chose de tout autre. »
Groucho est-il hypocrite ? Quelle que soit la réponse, son
efficacité est en tout cas bien réelle. Avant d’être
l’amant le plus irrévérencieux auprès
de la gent féminine – le parfait « mysogine »
! –, un redoutable coureur de dot auprès de veuves
fortunées – l’argent l’intéresse-t-il
vraiment ? –, le pourfendeur d’institutions ou de professions,
universitaire, politique, médicale et autres – Groucho
Marx est-il réellement subversif ? –, un escroc hors
pair et machiavélique – fustige-t-il autant les valeurs
établies ? –, Groucho est avant tout grandiloquent.
Il est avant tout l’« homme du sermon », l’«
homme de la parole », comme l’indique Rosset qui définit
cette dernière comme « la parole portée à
son comble, dotée d’un statut exorbitant qui lui permet,
à elle et à elle seule, de décider de ce qui
est et de ce qui n’est pas réel. » S’il
s’introduit avec autant d’impertinence dans les réceptions
les plus mondaines, s’il s’empare avec autant d’insolence
des fonctions les plus respectables, s’il explore avec autant
d’opportunisme les lieux les plus divers, le fait-il avec
la bienveillance et sous la protection des mots qui décident
du « vrai » en lieu et place du réel qu’ils
sont censés représenter. Ainsi, protégé
du réel par la forteresse imprenable de son propre langage,
Groucho demeure avant tout inattaquable.
La réunion du conseil des ministres présidée
par Firefly s’est achevée sur un incontestable malaise
des ministres. Fallait-il consentir à cette surprenante nomination
dans l’espoir d’obtenir les 20 millions de dollars promis
par Madame Teasdale ? Le déroulement de la réunion
venait confirmer les craintes des ministres. L’inquiétude
au sujet de Firefly et de sa réelle capacité de gouverner
le pays était d’autant plus vive que le pays connaissait
un net regain de tension avec le pays voisin, éternel rival,
la Sylvanie. Les premières décisions du nouvel homme
fort du régime, attendues avec impatience, n’étaient
pas propres à les rassurer.
Qu’allait-il advenir de la Freedonie livrée aux mains
de ce fantasque et non moins autoritaire président ?
Le portefeuille de la Guerre étant vacant, après la
démission de son ministre, Firefly s’était mis
en quête de trouver un remplaçant. À la faveur
de circonstances – heureuses –, le ministère
fut rapidement pourvu. Un marchand ambulant de cacahuètes
et de hot-dogs dont le stand se trouvait à proximité
du palais présidentiel fut sollicité pour le poste.
Après une négociation rudement menée, –
il suffira de répondre à une devinette ! – Firefly
décida d’en faire son ministre de la Guerre. La nomination
de ce marchand ambulant, répondant au nom de Chicolini, pouvait
néanmoins être accueillie avec la plus grande suspicion.
Qui est ce Chicolini, en effet ? Avant d’être un membre
important du cabinet de Firefly, Chicolini travaillait pour le compte
de l’ambassadeur de l’État de Sylvanie, Trentino.
Ce dernier, dont l’ambition est de s’emparer de la Freedonie,
ne voyait pas d’un bon œil la nomination de Firefly,
et avait chargé Chicolini de surveiller tous les faits et
gestes du nouveau président. Aidé d’un fidèle
complice, Chicolini ne pouvait que se satisfaire de l’aubaine
que venait de lui fournir Firefly. Au sein même de son gouvernement
son rôle d’« espion » ne pouvait en être
que facilité. Cependant il s’acquittera de ses tâches
avec des fortunes diverses. La filature du président Firefly
se révélera d’abord pleine d’embûches
et n’apportera à l’ambassadeur, à son
grand désappointement, que peu de renseignements. Il aura
ensuite pour mission de dérober les plans de bataille secrets
dans la demeure de Madame Teasdale, alors que la guerre semble imminente
entre les deux pays. Après de rocambolesques péripéties,
cette mission se révélera un échec et aboutira
finalement à son arrestation et à son procès
devant la cour martiale pour trahison. Enfin, membre du gouvernement
de Firefly, quelques minutes lui suffiront pour se faire mettre
à la porte, illico presto, par un président
fort peu réceptif et de surcroît goûtant peu
à son ironie.
Au regard de ces tentatives avortées, il serait pourtant
hâtif de jeter l’anathème sur lui. N’est-il
pas l’un des rares à s’opposer, avec «
succès », dans Duck Soup (Soupe au canard),
à un président aussi imprévisible et versatile
? N’est-il pas l’un des rares à être capable
de lui tenir tête ?
Chicolini semble être
en effet l’un des seuls protagonistes à avoir la capacité
de contrarier l’ambition du chef de gouvernement et l’un
des seuls à braver, crânement, sa logorrhée.
Pouvait-il en être autrement de la part d’un personnage,
derrière lequel il faut reconnaître Chico, dont la
parole semble être également l’arme principale.
Au volumineux bavardage de Groucho répondra celui, non moins
volumineux de Chico que son ingéniosité, sa roublardise
mais également sa désinvolture rendront néanmoins
différent. Adepte de la devinette, des calembours, des jeux
de mots, ne dédaignant pas à l’occasion la plaisanterie,
il se présentera comme un adversaire coriace – idéal
! – à l’âpreté verbale, à
la volubilité sans faille de Groucho et, son penchant avéré
pour les mots, sa propension à les manipuler comme bon lui
semble, par leur redoutable efficacité, seront – de
la même manière – d’un recours précieux,
quand il sera opposé à ce personnage aussi déroutant.
De leurs confrontations naîtront d’interminables conciliabules,
dont il sera difficile de savoir qui, des deux hommes, sortira vainqueur
tant ils afficheront d’appétit pour en découdre
à l’infini et manifesteront une telle jubilation. Quels
que soient les rôles qu’ils interpréteront, complices,
associés ou simples voisins, au gré des événements,
leurs rencontres seront l’occasion d’éprouver
leur verve respective et de mesurer leur à-propos.
Dans The Cocoanuts (Noix de coco), afin de faire
monter les enchères lors d’une vente de lots de terrain,
Monsieur Hammer s’attachera les services d’un des clients
de l’hôtel. Après quelques explications sur le
système de la vente aux enchères, comprises tant bien
que mal par le client, la vente en question se déroulera
et dépassera toutes les espérances de Hammer. Groucho
inaugurera ainsi une longue liste de face à face qui le placeront
devant la duperie, la couardise de Chico et dont la ténacité
le mettra rudement à l’épreuve. Dans Animal
Crackers (L’Explorateur en folie), le capitaine
Spaulding et le musicien Ravelli se livreront à des déductions
serrées pour élucider le mystère du tableau
volé. Dans A Night at the Opera (Une nuit à
l’Opéra), le manager Driftwood conversera longuement
et âprement avec Fiorello, autre manager, pour la signature
du contrat du « plus grand ténor du monde ».
Dans A Day at the Races (Un jour aux courses),
à l’hippodrome, le docteur Hackenbush se fera donner
quelques tuyaux – « sûrs » – pour
les prochaines courses par Toni, transformé pour la circonstance
en vendeur de crème glacée. Dans At the Circus
(Un jour au cirque), Loophole, sans insigne, sera opposé
au tenace Pirelli pour avoir accès au train dans lequel s’est
embarquée la troupe du cirque. Dans Go West (Chercheurs
d’or), Quentin Quayle, auquel il manque dix dollars pour
prendre le train en direction de l’Ouest, comptera sur les
frères Panello pour leur soutirer la somme manquante…
Au terme de leurs conciliabules, Groucho se rendra à l’évidence
: le tableau a été mangé par des mites gauchères,
le contrat sera réduit à sa partie congrue, épuré
de toutes ces clauses, les tuyaux se révéleront inexacts
et il se retrouvera accessoirement en possession d’une multitude
de guides et de codes censés lui indiquer le cheval gagnant,
l’insigne sera malheureusement un insigne de l’année
précédente et finalement le train partira sans lui,
avec les frères Panello à sa place… Ainsi, face
à cet adversaire, l’éloquence de Groucho paraît
sans effet. Par son bagout, même approximatif, son goût
indéniable de l’improvisation, Chico est véritablement
le seul à pouvoir endiguer le discours de Groucho. C’est
pourquoi dans Duck Soup (Soupe au canard), présidé
par Firefly, le procès de Chicolini pour trahison peut avoir
lieu avec l’assurance pour ce dernier de s’y montrer
à son avantage et avec la perspective de réussir à
avoir le dernier mot…
« Ce statut exorbitant du langage est précisément
celui par lequel nous définissons la grandiloquence : soit
toute forme de dévotion […] à l’égard
de la pure représentation. » explique finalement Rosset
qui désigne cette « perversion » comme «
une aberration triomphaliste du langage, dont l’effet est
de transformer automatiquement toute chose en mot, c’est-à-dire
d’assimiler rigoureusement la réalité de la
chose à celle de sa représentation. » Inattaquable,
Groucho l’est et le restera. Ainsi, à quoi peut bien
correspondre cette fâcheuse manie qu’il a de prendre
à témoin « le spectateur » lorsqu’il
émet des propos qu’il juge pour le moins déplacés
ou peu inspirés ? « On ne peut pas être drôle
à chaque fois ! » s’était-il exprimé
dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie)
après, semble-t-il, une réplique qu’il trouvait
mauvaise. Il multipliera de la sorte les apartés à
l’adresse du spectateur qu’il ponctuera par de superbes
œillades. Inattaquable, Groucho l’est et le restera.
Ainsi, à quoi peut bien correspondre cette tendance à
commenter ses désillusions ou ses propres revers quand il
sera opposé notamment à Chico, le seul à savoir
lui faire face ? Sans se démonter, le docteur Hackenbush,
dans A Day at the Races (Un jour aux courses),
remettra dans le petit chariot tous les ouvrages qu’il vient
d’acheter à Toni et commencera à faire l’article
à l’intention d’une autre victime : « Demandez
votre Tootsie-Fruitsie ! Votre délicieux ice-cream Tootsie-Fruitsie
! »
Rosset assimile enfin la grandiloquence au phénomène
général de la superstition qu’il décrit
comme « un choix de la représentation au détriment
de ce qui est représenté, impliquant à la fois
un regard négligent sur les choses et une attention dirigée
exclusivement vers l’irréel » en concluant que
la superstition ne s’intéresse pas au réel,
ce dernier étant le « corps », ce corps que la
grandiloquence récuse et que Pinky découvrira au fur
et à mesure en retroussant ses manches, en soulevant le pan
de sa chemise, en l’ouvrant sur le devant, pour arborer les
somptueux tatouages représentant un visage – le sien
! –, une jeune femme, un petit paysage au milieu duquel se
dresse une niche… et dont le président Firefly exigera
finalement qu’il soit caché…
Son Excellence
et l'ambassadeur de Sylvanie
Dans la salle du conseil, transformée pour
la circonstance en chambre de tribunal, réunissant les hauts
dignitaires du pays et une foule nombreuse, le procès de
l’accusé Chicolini fut interrompu par un émissaire.
Il venait annoncer que les troupes de l’État voisin,
la Sylvanie, étaient sur le point de débarquer sur
le sol de Freedonie. Il sera suivi de peu par Madame Teasdale, qui,
dans l’espoir d’éviter la guerre entre les deux
pays, avait prié l’ambassadeur de la Sylvanie de venir
s’entretenir – une dernière fois – avec
le président Firefly, pour tenter de trouver une solution
pacifique au différend opposant les deux hommes. L’ambassadeur
apparaît à son tour dans la salle du conseil entouré
par une cohorte de militaires de la Sylvanie. La guerre aura-t-elle
lieu ? L’inquiétude est perceptible parmi l’assemblée.
L’entrevue entre les deux hommes fait s’agiter une foule,
impatiente et désireuse de connaître le sort de son
pays.
La nouvelle de la nomination de Rufus T. Firefly à la tête
de l’État de Freedonie n’avait pas seulement
soulevé le scepticisme et la crainte de la part des seuls
ministres de la Freedonie. Trentino, l’homme fort de la Sylvanie,
pays voisin et… ennemi héréditaire, avait accueilli
cette nomination avec un plaisir mitigé. En réalité
l’ambassadeur ne cachait pas son ambition de s‘emparer
de la Freedonie. Il s’ingéniait d’ailleurs à
faire une cour pressante à la richissime et toute-puissante
Madame Teasdale, afin de détourner son immense fortune au
profit de son pays, et, par la même occasion, de mettre la
main sur la Freedonie qui connaissait une grave crise économique.
Les avances de Trentino étaient pour lors restées
sans réponse. Ainsi sa tâche n’allait pas être
facilitée par l’arrivée de Firefly dont le charme
et la faconde ne laissaient pas indifférente celle qui était
à l’origine de sa nomination. L’arrivée
au pouvoir de Firefly constituait assurément un obstacle
à ses projets. Aussi avait-il engagé deux redoutables
espions, Chicolini et Pinky, dont la mission de filature de Firefly
pouvait s’avérer précieuse – il s’agissait
de le discréditer aux yeux de Madame Teasdale – et
outre l’aide de ces deux affidés, il pouvait également
compter sur la dangereuse Vera Marcal, danseuse de profession, acquise
entièrement à la cause sylvanienne, et dont le charme
saurait être un atout important.
Firefly, que les affaires de l’État n’accaparent
pas entièrement, devait se présenter désormais
comme un redoutable adversaire pour l’ambitieux Trentino et
un aussi redoutable rival au regard de la profonde affection que
lui témoignait Madame Teasdale. Quelle serait l’issue
de ce face à face ? Qui de Trentino ou de Firefly obtiendrait
les faveurs de la chère et dévouée Madame Teasdale
? La rivalité entre les deux hommes, qui plus est, scellerait-elle
le sort de leurs pays respectifs ?
La grandiloquence signale ainsi un « écart »
que Rosset juge « critique » entre le réel
et sa représentation. « Non un certain écart
– car c’est le propre de toute représentation,
qu’elle soit littéraire ou de tout ordre, que de différer
de ce qu’elle représente – mais un écart
maximal, impliquant destruction et disparition de la chose représentée.
» écrit le philosophe. « Dans l’expérimentation
grandiloquente du réel, les mots qui servent à apprécier
la réalité modifient celle-ci au point de la rendre
méconnaissable, ou plutôt de la rendre entièrement
autre. » précise-t-il. Rosset perçoit ainsi
– et souvent – le langage comme un « outrage au
réel » et l’homme, appréhendant le réel
par le biais d’un langage, « le plus souvent grandiloquent
». Si l’homme a une conscience du réel, autorisée
par les « prestiges » de la représentation,
la contrepartie est « le risque d’une méconnaissance
en profondeur, due à la faculté qu’à
l’homme, et seulement l’homme, de prendre l’image
pour le modèle et le mot pour la chose ».
La grandiloquence – « parfaite » – figure
en définitive pour Rosset un cas extrême de divorce
entre le réel et sa représentation. « On peut
la déclarer achevée quand rien ne reste du réel
qu’elle est censée représenter, quand elle parvient
à entièrement dévorer une réalité
qui cesse d’être référence extérieure
et devient de la sorte à la fois intériorisée
et absente : complètement intégrée au discours,
complètement absente donc du monde réel, extérieur
au discours. » ajoute-t-il. La grandiloquence, conclut Rosset,
« constitue ainsi une sorte d’impérialisme absolu
du langage, de triomphe de la représentation et, par voie
de conséquence, de dénégation implicite de
toute espèce de réalité ».[3]
À partir de cet écart entre le réel et sa représentation,
qui aboutit à une valorisation grandiloquente de l’image
au détriment de la réalité, Rosset en vient
à définir un « espace » de la violence.
Quel est-il cet espace de la violence ?
D’une part, la parole grandiloquente, comme il a été
montré, fait violence au réel et d’autre part
cette violence faite au réel est « l’indice d’une
violence virtuelle tant chez celui qui parle que chez celui qui
écoute (soit que ce dernier y participe, soit qu’il
la récuse, estimant alors que cette violence est un affront
qui appelle un rectificatif lui-même violent) ». «
La violence sanctionne toujours un outrage au niveau de la représentation
et non à celui du réel » observe Rosset.
Abandonnant l’idée d’un coup d’État
pour s’emparer de la Freedonie, Trentino s’est mis en
tête d’épouser Madame Teasdale. Il fait part
ainsi de son plan à la danseuse Vera Marcal et lui suggère
qu’elle pourrait avoir un rôle déterminant car
Madame Teasdale semble très entichée de Firefly. Il
lui suffirait d’attirer à elle, grâce à
des atouts non négligeables, le nouveau chef de l’État.
Toutefois l’exécution de ce plan ne s’annonce
pas aussi aisée face à l’étrangeté
et l’imprévisibilité de Rufus T. Firefly. Les
présentations qui auront
lieu lors de son couronnement, à l’instigation de Madame
Teasdale, préfigureront de la difficulté de la tâche
qui attendra l’ambassadeur. La première entrevue entre
les deux hommes se soldera en effet par le départ précipité
de ce dernier, offensé par les propos peu courtois de Firefly.
Au grand désespoir de Trentino, la filature du président
par ses deux espions, Chicolini et Pinky, s’avérera
peu efficace et n’apportera pas les résultats escomptés.
Qu’à cela ne tienne ! Les événements
allaient très vite hisser Chicolini à un poste important
au sein du gouvernement rival, facilitant normalement son obscure
besogne. Pinky, chauffeur attitré du président, serait,
quant à lui, d’un renfort précieux. Ainsi Trentino
leur gardait sa confiance et œuvrait de son côté
pour obtenir les faveurs, tant désirées, de Madame
Teasdale. Pendant une réception, dans le jardin de la résidence
de Madame Teasdale, Trentino profite de l’absence de Firefly
– dont s’est chargée Vera Marcal – pour
se déclarer à Madame Teasdale. Son but est qu’elle
réponde enfin « oui ». Mais l’arrivée
impromptue de Firefly – qui a quand même réussi
à s’inviter – interrompra néanmoins la
tentative de Trentino et s’ensuivra un échange
verbal très vif entre les deux hommes. L’ambassadeur
quittera la réception, excédé, en menaçant
la Freedonie d’une guerre après avoir été
giflé par Firefly. Cette altercation entre les deux hommes
laissera Madame Teasdale désemparée.
Après cet échange véhément, Madame Teasdale,
dépitée, fera tout ce qui est en son pouvoir pour
ramener Firefly à la raison. Elle organisera une entrevue
entre l’ambassadeur, prêt à oublier cette regrettable
affaire, et Son excellence, dans l’espoir d’éviter
à tout prix la guerre entre les deux pays. La rencontre a
lieu dans sa demeure et l’harmonie semble rétablie
entre les deux hommes, au grand soulagement de Madame Teasdale,
après que chacun est revenu à de meilleurs sentiments.
Mais, au gré de la conversation, s’agissant, il est
vrai, de se rappeler de ce petit nom dont Trentino l’a affublé,
Firefly le gifle de nouveau. Cette fois, la guerre paraît
inévitable. « Ma décision est claire : c’est
la guerre ! » déclare l’ambassadeur.
Sur ces entrefaites, Trentino décide avec ses ministres de
se procurer les plans de bataille de la Freedonie détenus
par Madame Teasdale dans un coffre-fort. Il charge ses deux espions,
Chicolini et Pinky de s’en emparer. Aidés par la complice
Vera Marcal, ils s’introduisent dans la demeure de Madame
Teasdale qui, inquiète, a fait appel à Firefly pour
la protéger. Elle préférerait aussi lui livrer
en main propre les plans. Les deux espions, après avoir pris
l’apparence de Firefly, ne parviennent pas toutefois à
prendre possession des plans et Chicolini est démasqué
et inculpé pour trahison. Présidé par Firefly,
le procès a lieu et sera interrompu par une ultime tentative
de conciliation de la part de Madame Teasdale qui a eu au préalable
un entretien avec l’ambassadeur. Disposé à empêcher
la guerre, il fait son apparition dans la salle du conseil accompagné
d’une cohorte de militaires de la Sylvanie. Mais s’est-il
à peine exprimé qu’il se fait gifler par Firefly.
« Cela signifie la guerre ! » lance-t-il d’un
ton officiel aussitôt repris par Firefly : « Alors ce
sera la guerre. »
Les efforts consentis par Madame Teasdale pour trouver une solution
pacifique resteront vains. Devant l’inflexibilité de
Firefly, dédaignant de recevoir les excuses de Trentino,
elle devait se rendre à l’évidence. La guerre
était inévitable et les hostilités entre les
deux pays commençaient. Firefly dont le malheur fut peut-être
de louer trop tôt le champ de bataille est-il pour autant
le seul responsable ? Successivement soldat napoléonien,
général de la guerre de Sécession, scout, hussard,
trappeur, il se retrouvera à combattre dans son poste de
commandement isolé au milieu du champ de bataille, avec son
fidèle secrétaire, Jamison, le soldat déchu
Chicolini, rallié à la cause freedonienne parce que
la nourriture y est meilleure et Pinky, homme-sandwich, chargé
de trouver des volontaires au péril de sa vie. De son quartier
général, encerclé et harcelé par l’ennemi,
il exhortera avec enthousiasme et courage ses soldats au combat,
achètera pour quelques dollars le silence complice de son
secrétaire, après avoir tiré par erreur sur
ses propres troupes, abaissera les stores dans l’espoir d’empêcher
les obus de passer, viendra au secours de Madame Teasdale, et n’oubliera
pas finalement de demander à son secrétaire de lui
rappeler de se décorer lui-même… avant que Madame
Teasdale ne célèbre la victoire de la Freedonie en
entonnant l’hymne national.
En corollaire à la violence décrite comme sanctionnant
toujours un outrage au niveau de la représentation, Rosset
fait une constatation : « Il y a ainsi en l’homme comme
une patience infinie à l’égard du réel,
et une impatience non moins totale à l’égard
de ses images. » S’agit-il plus des mots, des représentations
que du réel à proprement parler se demande-t-il ?
Les plus violentes querelles sont avant tout des querelles de mots
pour le philosophe : « on est bien d’accord sur les
choses, mais on est prêt à s’entre-tuer pour
des questions de représentations ». De quel «
petit nom » a bien pu être affublé Firefly lors
de cette énième rencontre avec l’ambassadeur
Trentino ? Tolère-t-il de se savoir parvenu, admet-il que
nul n’en ignore ? En revanche se sent-il outragé dès
lors que « la chose » se représente, se parle
? « C’est pourquoi toute violence humaine, et même
dans les cas fréquents où elle se prolonge par des
manifestations de violence physique, n’en est pas moins fondamentalement
une violence verbale, une outrance verbale : pas de coup de poing
ou de coup de feu qui ne soit précédé par la
représentation d’une image intolérable se substituant
au réel jusque-là toléré. » surenchérit
Rosset. Il s’agit donc de l’image, de l’image
en tant que telle, riche en connotations et significations « surajoutées »
au réel, le restituant de manière avantageuse dans
certains cas ou de manière insupportable dans d’autres.
Le réel, quant à lui, est bien à part : «
il se contente d’être le réel, tout simplement,
et n’est guère susceptible d’outrance –
il n’y a que les mots qui “exagèrent” ».
La violence serait-elle attachée à l’exercice
de la parole et du langage ? Elle serait le tribut à payer
contre l’octroi de la capacité humaine de représentation
du réel. Il s’agit moins d’opposer la violence
au langage, à la raison, au sens, précise Rosset,
« de se représenter l’homme comme écartelé
entre la possibilité d’une communication pacifique
fondée sur le discours, et la tentation d’un rapport
de violence, fondée sur le non-discours », que de l’inverse
: « c’est précisément où l’homme
est susceptible de discours qu’il est susceptible de violence
».
Post-scriptum
Comment biaiser avec la formule de vérité
énoncée par Parménide et à laquelle
fait référence Rosset dans Principes de sagesse
et de folie ? Il y a deux façons pour le philosophe.
La première consisterait « à estimer que,
s’il est vrai que l’être est, il convient cependant
d’accorder une certaine dose d’existence à ce
qui n’est pas : l’être est, mais le non-être
est aussi. » Cette façon – première –
de biaiser serait le principe général de toute folie
estime-t-il. La seconde consisterait « à admettre l’existence
du non-être mais en même temps à doter l’être
d’une duplicité qui permet à celui-ci, selon
les besoins du moment, d’être à la fois ce qu’il
est et ce qu’il n’est pas : l’être existe
bien, mais il est double. » Cette seconde façon s’inscrirait
dans ce que Rosset appelle « le pouvoir général
de l’illusion », la rattachant, en définitive,
à l’hallucination d’un être double. «
Il possède une plasticité telle qu’il peut tout
en étant l’être qu’il est, être aussi
bien tout autre. Il est ainsi si bien contaminé lui-même
par ce qu’il n’est pas qu’il peut sans risque
se dispenser de l’appui du non-être en cas de contestation
: ayant déjà phagocyté et intégré
l’autre à sa propre substance, il n’a plus que
faire de ses services. » précise-t-il.
Quant à cette illusion d’un être double, Rosset
mentionne un de ses aspects qu’il juge important même
si, à ses yeux, il apparaît secondaire. Il s’agit
de son utilisation crapuleuse. « C’est en effet un caractère
très fréquent à l’acte crapuleux que
de s’accompagner d’un dire contradictoire qui, tel un
doublage parasitaire prétend récuser son fait au moment
même où il l’accomplit. » commente-t-il,
mettant l’accent sur la réelle et indéniable
duplicité de la crapule. S’agissant à la fois
de propos double et de propos frauduleux, dans le double sens du
terme duplicité, la duplicité de la crapule se pose
comme un parfait exemple « contre-parménidien »
instaurant que « ce qui est est double, bénéficiant
du privilège d’être à la fois ce qu’il
est et ce qu’il n’est pas » et pouvant très
logiquement susciter l’irritation. |