Cinéma et Folie, d'une singularité à l'autre : l'aventure des Marx Brothers
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Fascicule 5
Groucho ou la parole crapuleuse
 
 
 
 
 

Son Excellence Rufus T. Firefly

« Firefly nommé nouveau chef de l'État de Freedonie » titre un journal avec la photo du nouveau chef de l'État. Le visage est barré d'une grosse moustache et d'épais sourcils. Une fine paire de lunettes rondes entoure les yeux. Accoudé à son bureau, un cigare à la main et les yeux levés vers le ciel, il a l'air de s'ennuyer. « Réception monstre en l'honneur du chef de l'État ce soir. La nomination de Rufus T. Firefly accueillie par les hourras des Freedoniens. Rufus T. Firefly prend en main les rênes du gouvernement freedonien, dès aujourd'hui. D'après ce que nous savons, Madame Gloria Teasdale, riche veuve du regretté Chester V. Teasdale est à l'origine de la nomination de Firefly, et, selon toutes les sources, le nouveau chef de l'État accomplira son devoir d'une main de fer… » est-il écrit.
Rufus T. Firefly vient en effet d'être nommé à la tête du gouvernement de l'État de Freedonie par une richissime veuve répondant au nom de Madame Teasdale. Cette dernière accepte d'apporter une aide financière substantielle à l'État de Freedonie à la condition que Rufus T. Firefly soit nommé Premier ministre. « Confrontée à une crise comme celle-ci, je sens que la Freedonie a besoin d'un nouveau chef. Un homme de progrès, un combattant sans peur, un homme comme Rufus T. Firefly » n'avait-elle pas hésité à clamer aux oreilles de Zander, le président du conseil. Le couronnement peut avoir lieu.

Dans la salle de réception où le bal est donné, une foule nombreuse a répondu à l'invitation du nouveau chef de l'État. Les hommes sont en habit de soirée, les femmes en robe longue. Au-dessus du grand escalier d’entrée, flotte un imposant drapeau de la Freedonie. Chaque arrivée des convives est ponctuée d’une salve de trompettes et de l'annonce de leurs noms faite par un laquais. Après un défilé ininterrompu de personnalités, parmi lesquelles le très respecté ambassadeur de l'État de Sylvanie, Trentino, tout le monde est réuni pour accueillir le Premier ministre. Bob Roland, le secrétaire de Firefly, rassure Madame Teasdale. « Son Excellence se pique d'être toujours à l'heure. Depuis que je le connais, il n'a jamais été en retard à un rendez-vous… il surgira très élégamment à dix heures exactement. » lui dit-il en poussant la chansonnette. Sur ces paroles, Madame Teasdale lui emboîte le pas et, se mettant également à chanter, prie ses invités, les habitants de la Freedonie, de chanter à l'unisson l'hymne sacré de la patrie, quand les dix coups retentiront. Les dix coups retentissent. Après que deux hérauts ont soufflé dans leur trompette, deux rangées de gardes royaux apparaissent pour former une haie d'honneur sur le chemin que doit emprunter le chef de l'État. Ils sont aussitôt suivis par des danseuses avançant sur les pointes et qui, portant un panier, déversent des pétales de rose sur le sol. Pendant que les convives reprennent en chœur le chant de Madame Teasdale, les danseuses se sont assises de part et d'autre du passage parsemé de pétales et les gardes, derrière elles, ont mis sabre au clair et le lèvent pour former une haie d'honneur. L'assemblée entonne enfin l'hymne à pleins poumons : « Vive, vive la Freedonie. Et sa liberté chérie ! » Puis le silence général s'installe en attendant l'arrivée de Son Excellence… qui n'apparaît pas.

Duck Soup (Soupe au canard) dans lequel, à l'instigation de la bienfaitrice Madame Teasdale, Rufus T. Firefly prendra les rênes du pouvoir dans le royaume de Freedonie, sera le cinquième film des frères Marx, réalisé en 1933. Sur le visage du chef de l'État fraîchement nommé, se devinent les traits de Groucho. Bob, le secrétaire attitré de Firefly, est joué par Zeppo. Madame Teasdale, la milliardaire qui vient généreusement en aide au royaume de Freedonie au bord de la faillite, est interprétée par Magaret Dumont. Absents de cette grande réception, Chico et Harpo seront les derniers de la famille Marx à faire leur apparition et, sous les noms de Chicolini et Pinky, incarneront deux espions au service de Trentino, l'ambassadeur de l'État voisin, la Sylvanie. Cet ambassadeur, joué par Louis Calhern, a l'ambition d'annexer la Freedonie et outre la collaboration des deux inséparables compères, comptera sur l'aide d'une dangereuse espionne, Vera Marcal, interprétée par Raquel Torres. Ainsi, tous les protagonistes sont réunis pour le cinquième film des Marx, le dernier réalisé avec la Paramount et mis en scène par Leo Mc Carey. Le décor est posé, imposant, fastueux, fourmillant d'élégantes et de militaires n'attendant plus que le nouveau Premier ministre. L'intrigue quant à elle reposera sur les rapports singulièrement agités entre ce dernier et l'ambassadeur Trentino. Leurs échanges, pour s'arracher notamment les faveurs de Madame Teasdale, rythmeront la tranquillité de leur pays respectif et, malgré tous les efforts et une abnégation exemplaire de la vertueuse Madame Teasdale, scelleront en définitive leur sort.

Julius alias Groucho peut désormais faire son entrée avec la certitude de retrouver, à chacune de ses apparitions cinématographiques, ses fidèles partenaires, s'agissant évidemment de ses frères ou, par exemple, de Margaret Dumont, la fidèle et chère compagne. Chauffeur attitré du président Firefly dans Duck Soup (Soupe au canard), Harpo sera un secrétaire « dévoué » au service du détective Flywheel dans The Big Store (Les Marx au grand magasin) et exercera également, avec beaucoup d’application, la fonction de jardinier et de cuisinier. Mais les rapports des deux frères les plus « éloquents » de la famille marqueront un profond antagonisme que ne manquera pas de souligner la moindre situation les mettant en présence l'un de l'autre. Quelle est donc la nature du sentiment qui anime Firefly lorsqu’il se trouve nez à nez avec Pinky ? Dans le rôle de secrétaire personnel de Groucho dans The Cocoanuts (Noix de coco), Animal Crackers (L'Explorateur en folie) et Duck Soup (Soupe au canard), Zeppo s’avisera très tôt de l’extrême difficulté de travailler sous les ordres de ce personnage, ô combien versatile. Présent dans les cinq premières réalisations aux côtés de ses frères, Zeppo renoncera finalement à cet exercice excessivement périlleux s’il en est, après Duck Soup (Soupe au canard). Les relations féminines de Groucho prendront souvent l'apparence d'une dénommée Margaret Dumont. Cette dernière lui donnera en effet la réplique dans sept films, suffisant pleinement à les unir par une estime et une complicité mutuelles. Mais si leurs tête-à-tête amoureux attesteront d'une profonde et indéniable tendresse l'un pour l'autre, ils témoigneront également de l’incontestable rudesse – verbale – et de l’évident manque de courtoisie de Groucho. Dans Duck Soup (Soupe au canard), il s’agit de la richissime Madame Teasdale qui sera à l’origine – farfelue ! – de la nomination de Firefly à la tête de l’État de Freedonie. La traditionnelle « scène de discussion » marxienne mettra fréquemment Groucho aux prises avec l’aîné de la famille Marx, Chico. L'enquête sur la disparition d'une inestimable peinture, la vente de quelques tuyaux sur des courses de chevaux, la signature de contrats,… seront l'occasion de longues et interminables conversations entre les deux frères que rapproche de toute évidence une même inclination pour la parole. Dans Duck Soup (Soupe au canard), le procès de Chicolini, accusé de trahison et après avoir été un bref et curieux ministre de la guerre du gouvernement de Firefly, leur donnera ainsi l’opportunité d’en découdre âprement et joyeusement.
Quelle que soit la teneur des relations du nouveau chef de l’État de Freedonie avec son chauffeur, son secrétaire, Madame Teasdale et Chicolini dans Duck Soup (Soupe au canard), Groucho montrera une grande capacité dans la parole qui semble être la caractéristique essentielle de ce personnage et le définir fondamentalement. En l’absence de ses partenaires habituels, les occasions de se rendre compte de la volubilité sans pareille, de la verve inégalable de cet incontestable parleur, seront innombrables. Il fera preuve d’une éloquence sans faille, il déploiera un bagou inépuisable, n'épargnant aucun interlocuteur et laissant l’impression tenace que personne ne peut le freiner, l'arrêter, sauf peut-être, finalement, un petit escroc roublard et habile accoutré d'une veste étroite et à l'accent marqué. Pour sa part, l’ambassadeur de l’État de Sylvanie dans Duck Soup (Soupe au canard), Trentino, à l’ambition affichée, goûtera, à ses dépens, de l’incorrigible verbiage de ce personnage intransigeant.

Une queue de pie comme habit, de petites lunettes rondes à monture fine sur le nez, un gros cigare continuellement aux lèvres, de larges sourcils et une énorme moustache – en vérité peinte –, la démarche voûtée, ce personnage, à la silhouette unique et respectable, incarnerait de ce fait l’homme « grandiloquent » dépeint par Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie. La grandiloquence, « technique de la boursouflure, de l’ampoulé, de l’excès », transformant « le petit en grand et l’insignifiant en signifiant », permettant idéalement à l’homme de se figurer une importance et de se forger un destin, s’appliquerait exemplairement à ce personnage. Ainsi, parmi les divers « uniformes » dont il s’habillera, celui de président de Freedonie ne sera pas le moins éloquent. Malgré les nombreuses réticences des ministres de l’État de Freedonie à l’annonce de la nomination de Firefly à la tête du pays, la première réunion du conseil des ministres – en sa présence – peut avoir lieu. « Quel est donc cet homme à la moustache proéminente de laquelle émerge un gros cigare et dont les petites lunettes rondes soulignent un regard d’une mobilité inquiétante » purent se demander les ministres ? Quel est donc ce Firefly à l’égard duquel les ministres purent se rendre compte rapidement des dispositions à gouverner et d’un indéniable savoir-faire ? Pour autant, au-delà de cette faculté, la grandiloquence revêt de nombreuses et diverses caractéristiques répertoriées et décrites par Rosset. Quel que soit l’auditoire qu’il a en face de lui, qu’il s’agisse en premier lieu de ministres, d’un secrétaire docile, d’étranges espions, de la dévouée Madame Teasdale ou d’un ambitieux ambassadeur, Groucho parle et parle abondamment. Verserait-il en conséquence dans certaines des caractéristiques de la grandiloquence décrites par Rosset ?

Quoi qu’il en soit, s’il s’agit bien d’outrance, d’enflure, et quelles que soient les formes qu’elle est à même de prendre, la grandiloquence se révèle avant tout, pour le philosophe, comme « la parole » permettant à l’homme de « déguiser sa pensée » ou plus encore de « mettre toute réalité à l’écart ». Le bruit des mots y assourdirait pour ainsi dire la rumeur du réel commente-t-il. À l’art de la parole se substituerait-il un art d’« exorciser le réel » ? Au gré des situations et des événements, Groucho démontrerait de la sorte le pouvoir exorbitant des mots. Quel est donc ce pouvoir dépassant amplement le cadre de sa fonction présidentielle ? À cet égard, les premières décisions du nouveau chef du Gouvernement allaient confirmer les craintes des ministres, craintes d’autant plus vives que le pays était en proie à une grave crise économique et que l’ambassadeur de l’État voisin ne cachait pas ses ambitions. Livrée aux mains de ce fantasque et non moins autoritaire président qu’allait-il advenir de la Freedonie ? La surprenante nomination au poste de ministre de la Guerre de Chicolini, espion à la solde de l’ambassadeur Trentino, et les relations tumultueuses de Firefly avec ce même Trentino, allaient, au grand désespoir de Madame Teasdale, sceller le sort des deux pays rivaux. La guerre était-elle inévitable ?
Nonobstant le déroulement des multiples et successives rencontres entre Firefly et Trentino, laissant en définitive peu de chance de préserver les derniers espoirs de paix entre les deux pays rivaux, l’exercice du pouvoir orchestré par Firefly mettra à jour le rôle joué par la grandiloquence dans son rapport ténu à la réalité. Signalerait-elle, selon Rosset, un écart « critique » entre le réel et sa représentation et subséquemment aboutirait-elle à percevoir le langage comme un « outrage au réel » ? S’il y a bien un écart entre le réel et sa représentation, aboutissant à la valorisation grandiloquente de l’image au détriment de la réalité, de quelle « violence » peut dès lors se revendiquer la parole grandiloquente ?

« C’est la seule façon de voyager. » s’était exclamé le président Firefly après être tombé une troisième fois dans le piège tendu par son chauffeur. Attendu à la Chambre, pressé de rencontrer l’ambassadeur Trentino pour l’insulter ou, furieux, quittant la réception organisée par Madame Teasdale, Firefly restera sur place à observer le side-car, conduit par Pinky, s’éloigner. S’il apparaîtra au premier abord désarmé face à l’inventivité iconoclaste de Harpo interprétant le chauffeur, Groucho, dans ses atours de président, n’en démontrera pas moins « le pouvoir général de l’illusion » auquel fait référence Rosset dans Principes de sagesse et de folie. Comment biaiser avec l’existence, avec la « loi », avec la « simple et irréfutable singularité de ce qui existe ici et maintenant » ? Comment échapper aux pièges tendus par Harpo ? À ces questions, Groucho répondra de toute évidence par l’affirmative, au gré de longues et parlantes pérégrinations, pérégrinations rendues encore plus éclatantes par la possibilité du langage de – lui-même – « divaguer », d’« errer à l’aventure ayant perdu ses points d’ancrage dans le réel ».

Madame Teasdale, Vera Marcal, Trentino et Bob se sont inclinés pour marquer leur déférence. Au bout de quelques instants, Firefly n'apparaissant toujours pas, Trentino se redresse et interroge, surpris, Madame Teasdale du regard. La haie d'honneur reste désespérément vide. En haut des marches, cinq hérauts se consultent du regard et se décident à souffler une nouvelle fois dans leurs trompettes. Madame Teasdale et ses convives s'inclinent de nouveau. « Vive, vive la Freedonie ! » chantent en chœur les invités. Mais Firefly se fait toujours désirer. Soudain parmi les trompettes retentit la sonnerie d'un réveil. Dans une chambre non loin de là, un grand lit à baldaquin trône, au-dessus duquel se trouve l'emblème de la Freedonie. La personne qui y était couchée se redresse subitement. Elle porte une chemise de nuit et un bonnet de nuit à pompon. Un cigare aux lèvres et des lunettes rondes sur le nez, il s'agit de Firefly. Sans plus attendre, il bondit sur le lit et ôte à toute vitesse sa chemise de nuit… sous laquelle il est tout habillé. Pendant ce temps, les invités réentonnent l'hymne national. Tout près du lit, une barre verticale se dresse, vers laquelle se précipite Firefly. Il l’empoigne rudement et se laisse glisser pour atterrir un peu plus bas dans la salle de réception, derrière la haie d'honneur. Il s'approche et se penche pour essayer d'apercevoir celui que tout le monde attend. Il prend place ensuite au bout de la rangée, bien droit et au bout d'un bref instant, enlève son cigare de la bouche et tire sur le cordon du sabre d'un soldat à côté de lui, brandissant son arme. Le soldat tourne la tête. « Vous attendez quelqu'un ? » lui demande Firefly. « Oui. » lui répond le garde. Firefly tend alors son cigare à l'unisson des sabres des gardes pendant que l'hymne retentit une nouvelle fois à travers la salle de réception.

La voiture de Son Excellence !

Rosset dans Principes de sagesse et de folie se référait aux paroles [1] du penseur Parménide pour étayer son approche de l'existence, de l'être, de la réalité. Pour le philosophe, ces paroles sont les plus « profondes » et les plus « définitives » qui n'aient jamais été écrites sur l'existence – quelles que soient les traductions et notamment la sienne, vis-à-vis de laquelle il prend quelques précautions –, malgré une banalité et une pauvreté relevées par le philosophe. Effectivement, elles ne font qu'énoncer des évidences que personne ne viendrait contester : « ce qui est est, ce qui n'est pas n'est pas. Pure tautologie, dont il n'y a apparemment rien à apprendre ni à redouter. » note Rosset. Cependant, loin de se contenter de leur caractère indiscutable, Rosset perçoit les sentences de Parménide comme « paradoxales » et particulièrement « terrifiantes » quand il prend soin de les examiner plus attentivement. Elles se montrent dans un premier temps paradoxales car elles se distinguent du sens commun ou de la sensibilité commune qui « chez les hommes, sont beaucoup plus volontiers disposés à admettre que ce qui existe n'existe pas tout à fait et que ce qui n'existe pas possède quelque vague crédit à l'existence, si minime et désespéré soit-il ». Dans un second temps, elles sont terrifiantes car elles « confrontent l'homme à une réalité à laquelle, et quel que puisse être son caractère douloureux ou rédhibitoire, il n'est point d'échappatoire ni d'alternatives possibles ».
L'homme serait-il en conséquence « un condamné à la réalité, et un condamné sans appel, aucun tribunal n'étant habilité à connaître de ses requêtes ou de ses remontrances ». « Ce qui existe est d'une part irréfutable en soi, réfute d'autre part tout ce qui serait autre : aucun halo d'altérité ou de mystère pour prêter assistance à l'étroite singularité de ce qui existe » ajoute-t-il. Cette vérité parménidienne est en effet peu réjouissante pour Rosset du fait de « l'interdiction » qu'elle implique de tout « recours », de tout « appel à une vérité autre si plausible ou possible qu'elle puisse être, si proche même qu'il lui arrive d'être de la seule réalité réelle ». Rosset développe son interprétation en la confrontant notamment à une lecture plus classique de Parménide.
Cependant, quel que soit le regard porté sur ces sentences et leur part d'incertitude – quant à son regard, au même titre que les autres, la prudence est toujours de mise –, Rosset retient avant tout la radicalité des formules de Parménide résumable par cette phrase : « qu'est ce qui est et que n'est pas ce qui n'est pas ». L'accent est mis sur les implications de ces sentences et sur ce « retour forcé à l'un » comme il l'indique et qui est la « simple et irréfutable singularité de ce qui existe ici et maintenant, hic et nunc », exprimée par Parménide en termes laissant peu de place à la réfutation. Il s'agit de « contrainte absolue », de « loi avec laquelle il est impossible de biaiser », de « pacte inviolable » qui prendront sous la plume du penseur plusieurs dénominations. Quant à celle que retient Rosset, elle – la loi – s'apparente à la loi générale de la réalité : « Cette loi sans appel ni exception n'est autre que la loi générale de la réalité, propre à piéger immanquablement toute chose ou personne qui s'y trouveraient mêlées, c'est-à-dire toute chose et toute personne dès lors que celles-ci existent et s'exposent ainsi à l'inconvénient d'être, ou encore d'être nées, comme dirait Cioran : s'exposer à être, c'est se condamner à n'être rien d'autre (c'est pourquoi ce qui n'existe pas offre sans doute moins de réalité mais aussi beaucoup plus d'“espace” que ce qui existe, comme le dit encore Cioran). »

Trois fois, le président de l'État de Freedonie restera sur place, accoudé au guidon ou le menton dans la main observant la moto ou le side-car s'éloigner inexorablement. Ces contretemps pris avec philosophie par le président Firefly ont pour responsable un jeune homme facilement identifiable par l'accoutrement qu'il porte : une large gabardine, un haut de forme, une chemise à fleurs et une cravate à rayures. Prénommé Pinky, il se présente comme le chauffeur attitré du président. Outre sa fonction présidentielle, ce dernier travaillera comme espion pour le compte du rival de Firefly, Trentino, ambassadeur de l'État voisin, la Sylvanie, qui a l’ambition de mettre la main sur la Freedonie. Ainsi, Pinky, quand il n'exercera pas avec une authentique maîtrise son rôle de conducteur du président Firefly, accomplira avec une aussi remarquable maîtrise un travail de filature aidé de son complice Chicolini, au profit de Trentino. Ce personnage atypique, aux multiples activités – ne tient-il pas également un stand devant le palais du gouvernement où il vend des cacahuètes et des hot-dogs ? –, n'est autre que Harpo.

Rarement, dans leurs parcours cinématographiques respectifs, les deux protagonistes que sont Groucho et Harpo seront amenés à travailler ensemble. Harpo sera bien son jardinier, son secrétaire et son cuisinier dans The Big Store (Les Marx au grand magasin), son chauffeur dans Duck Soup (Soupe au canard), mais à l'image de cette moto se scindant invariablement en deux, leur collaboration restera épisodique, de courte durée chaque fois, et révélera une profonde incompatibilité entre les deux. Il ne s'agit pas seulement d'une différence de statut social, la queue de pie distinguée s'opposant naturellement à la gabardine rapiécée, de l'usage de la parole, prolifique pour l'un, « muette » pour l'autre, ou de traits de caractères facilement opposables. La présence de Harpo sera avant tout une source d'interrogations voire d'embarras pour le plus bavard et le mieux attifé de la famille Marx, pour l'homme respectable qu'il incarnera et qui occupera des postes bien plus en vue que ses deux frères. Chef d'État dans Duck Soup (Soupe au canard), il débutera comme directeur d'hôtel dans The Cocoanuts (Noix de coco), fonction qu'il retrouvera dans A Night in Casablanca (Une nuit à Casablanca) et s'essayera à des postes divers de responsabilités. Il sera dans Animal Crackers (L'Explorateur en folie) un grand explorateur de l'Afrique, dans Horse Feathers (Plumes de cheval), doyen d'université, dans A Night at the Opera (Une nuit à l'Opéra) et Room Service (Panique à l'hôtel), producteur, dans A Day at the Races (Un jour aux courses), docteur ou plus exactement vétérinaire, dans At the Circus (Un jour au cirque), avocat et enfin dans The Big Store (Les Marx au Grand Magasin) et Love Happy (La Pêche au trésor), il interprétera un détective privé. Dans Go West (Chercheurs d'or) et Monkey Business (Monnaie de singe), n'ayant pas de fonctions précises, il n'en exercera pas moins son habileté dans la parole et cette faculté, si étrangère à Harpo, de ramener la moindre relation à une relation basée exclusivement sur le verbe. Son habileté est d'abord celle d'un personnage qui maîtrise le monde et autrui par le langage, qui médiatise tout par le langage. Face au mutisme de Harpo, les conséquences sont alors de le rendre particulièrement démuni et l'ingéniosité dont fera souvent preuve Harpo pour pallier son infirmité, coupera court à tout préalable rapprochement des deux frères, laissant le plus loquace aux prises avec un sentiment tenace de malaise… bien compréhensible.

Dans Duck Soup (Soupe au canard), les présentations officielles entre Firefly et Pinky se dérouleront néanmoins dans la salle du conseil et leur donneront l'occasion de faire plus amplement connaissance. En arborant de somptueux tatouages à chacune des requêtes d'un président curieux, Pinky finira par agacer ce dernier, qui n'aura pas d'autre recours que de le mettre à la porte. Firefly l'interrompra en effet quand, ayant demandé à Pinky s'il a la photo de son grand-père, celui-ci entreprend de soulever le pan de sa chemise qui doit normalement dévoiler le tatouage représentant son… grand-père. Auparavant, Pinky avait répondu à toutes les questions de Firefly, en exhibant successivement sur différentes parties de son corps, son propre visage, sa maison, une danseuse, le numéro de téléphone de cette même danseuse… Pinky partira finalement, hilare, avec sous le bras tout le bric-à-brac dont il s'était dépouillé, sans oublier d'agiter le bras pour saluer une dernière fois Firefly.

Celui qui honorera – exemplairement ? – le rôle de poseur de questions serait-il bel et bien désarmé face aux prodiges de Harpo ? Se retrouverait-il à court de questions ?
Groucho ne réussit effectivement pas à mettre en échec l'infatigable Harpo aux capacités – il est vrai – stupéfiantes. L'« escarcelle » de Groucho qui renferme, entre autres « artifices », un nombre inépuisable de questions, paraît dans ce cas bien peu salutaire. « Les pièges ordinaires, si perfectionnés qu'ils puissent être, sont loin d'être opératoires à coup sûr ; ils peuvent mal fonctionner et laissent de toute façon, dans la meilleure des hypothèses, échapper quelques proies pour une ou plusieurs prises. » remarque Rosset approfondissant, dans Principes de sagesse et de folie, son approche de cette loi générale de la réalité à laquelle il est difficile de passer outre. Au regard de la caractéristique essentielle du personnage interprété par Groucho, y aurait-il un obstacle qu'il ne saurait franchir ? « Tout autre est le piège du réel, qui à la fois fonctionne à tous les coups et n'épargne personne. Piège donc doublement traître, si l'on peut dire, encore qu'il soit difficile de parler de traîtrise à propos d'un piège qui, prenant tout le monde par sa définition même, ne prend personne par surprise : mais l'esprit des hommes est ainsi fait que ceux-ci s'estiment presque toujours trahis et pris de court par une réalité qui s'était pourtant annoncée à l'avance et en toutes lettres. » conclut Rosset.

Le secrétaire de Son Excellence

Herbert alias Zeppo, le quatrième de la famille Marx, fut lié à l’aventure de ses frères de 1929 à 1934, années de leurs cinq premières réalisations cinématographiques. Dans The Cocoanuts (Noix de coco) où Chico et Harpo joueront le rôle de clients particulièrement turbulents et indisciplinés et Groucho celui d’un directeur d’hôtel à la gestion peu orthodoxe, il fait partie des employés de l’hôtel. Dans le rôle de Jamison, il assiste le directeur de cet hôtel, Monsieur Hammer. Dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), il est Horatio Jamison, l‘attaché d’un grand explorateur des contrées africaines, le capitaine Spaulding, invité ainsi que le musicien Ravelli et le « Professeur » à participer à une grande réception organisée par une richissime douairière. Il s’emploiera tant bien que mal au cours de la réception à calmer la versatilité de ce capitaine au comportement décidément imprévisible. Dans Monkey Business (Monnaie de singe), au même titre que ses frères liés par un même sort, ils sont tous clandestins embarqués à bord d’un transatlantique, il fait de son mieux pour échapper à la vigilance des membres de l’équipage quand il ne passe pas son temps à courtiser une charmante jeune femme. Il sera engagé en compagnie de Groucho comme homme de main par un gangster et finira doucereusement dans les bras de sa bien aimée. Il sera ensuite Frank Wagstaff, fils du fringant et toujours jeune Quincey Adams Wagstaff, doyen de l’université de Huxley College dans Horse Feathers (Plumes de cheval). Il s’ingéniera à se défaire de l’attention toute particulière que lui portera son père, estimant que la vie qu’il mène, en compagnie de la belle Connie Bailey, n’est pas tout à fait de son goût et est peu recommandable pour le nom qu’il porte. Enfin dans Duck Soup (Soupe au canard), Bob Roland, le dernier personnage qu’interprétera Zeppo, répondra avec beaucoup d’abnégation aux caprices du nouveau président de l’État de Freedonie, Rufus T. Firefly, affublé qu’il sera du titre de secrétaire personnel. Il perpétuera ainsi un rôle qu’il avait inauguré quelques années auparavant quand il était d’abord au service d’un directeur d’hôtel et ensuite, à celui d’un célèbre et populaire explorateur.

À la différence de frères rapidement coutumiers des plateaux de cinéma, ne se privant pas de mettre à profit une longue et riche expérience théâtrale, Zeppo fait une entrée plus discrète. Dans The Cocoanuts (Noix de coco), où il fait de brèves apparitions, son rôle reste mal défini et aurait assurément nécessité quelques développements. Se succéderont d’autres rôles qui, en réalité, laisseront peu de chance au quatrième de la famille Marx de se constituer un véritable personnage, une véritable identité. Sauf à se montrer aussi manifestement exubérant qu’eux, il ne pouvait que souffrir de la forte présence de ses frères. Qu’il soit Jamison, l’assistant de Hammer ou de Spaulding, Roland, le secrétaire de Firefly, clandestin ou le fils Wagstaff, il demeurera au cours de ses cinq réalisations, effacé. Habillé d’un complet toujours impeccable, beau garçon, danseur à l’occasion, il se contentera, – dépourvu du bagou et de la prestance nécessaires –, d’être un jeune premier, jetant son dévolu, quand il n’en est pas empêché par ses frères, sur de belles jeunes femmes. Cet effacement est peut-être dû aussi au fait qu’il apparaît toujours dans le sillage de celui qui, dans Horse Feathers (Plumes de cheval), interprétera son père. Confronté moins à la loquacité de Chico et Harpo – autrement bienveillante – qu’à celle – exacerbée – de Groucho, auquel il semble immanquablement lié, il ne pourra que se rendre à l’évidence. La rédaction des lettres du capitaine Spaulding ou du président Firefly est un exercice aussi périlleux qu’éprouvant. Privé de la débrouillardise de Harpo ou de la roublardise de Chico, il renoncera finalement, abandonnant en même temps ses frères et le cinéma, et préférant s’occuper de leur carrière, ceux-ci n’y voyant en définitive aucun inconvénient.

Était-ce par convenance personnelle ? Était-ce à cause du peu de place que lui laissaient des frères à l’éloquence autrement exubérante et dévastatrice ?
Quoi qu’il en soit, Zeppo, dans les quelques rôles qu’il interprétera, eut le temps de constater la difficulté de contenir le flux verbal de ce singulier personnage, flux, qui, une fois mis en branle, paraît impossible à endiguer et fait peu de cas de l’interlocuteur. Confronté à l’arrogance d’un capitaine, au sarcasme d’un doyen d’université ou à l’impétuosité d’un président d’État, il succombera sous l’art de la conversation, sous l’exercice de la parole dans lequel excelle Groucho et dont il ne manquera pas d’user et d’abuser, en toute occasion. Fréquemment à son service, Zeppo en subira invariablement les dommages.

Dans Le réel, traité de l’idiotie, Rosset dans un chapitre intitulé « approximations du réel », se penche sur la capacité du langage à rendre, à évoquer le « réel ». Il s’interroge sur le sort d’une chose et de sa désignation par le langage et est amené à déduire, dans certains cas, une « existence » propre à tous les deux. « Il y a ainsi des mots qui renvoient, qu’on le veuille ou non, à un certain réel ; et d’autres qui se passent, à l’occasion, de toute référence à une quelconque réalité. » écrit Rosset. « Or il arrive qu’un langage soit entièrement ou principalement constitué de tels mots, étrangers ou indifférents au réel. » constate-t-il, avant de proposer qu’« un tel langage peut être défini comme langage grandiloquent ». Ainsi sous le terme de « grandiloquence », Rosset perçoit fondamentalement « un glissement », « un dérapage », « une sorte d’accident du langage », rendant le réel par des mots qui n’ont plus de rapport avec lui et ne méritant pas dès lors de s’y attarder outre mesure. Mais loin de constituer une exception pour le philosophe, la grandiloquence serait bien au contraire une règle : « C’est plutôt l’inverse qui est vrai : cet accident du langage – qui consiste à manquer le réel – est le cas général et c’est le bonheur du langage, consistant à évoquer le réel, qui fait figure d’exception. » « Parler le réel, c’est le manquer » retient Rosset, « parler est inévitablement déborder le réel ». Si la grandiloquence dans un sens plus conventionnel désigne une outrance verbale, elle n’est que le signe – visible – d’une outrance plus générale qui est « la possibilité au langage de “di-vaguer” : c’est-à-dire d’errer à l’aventure (divagari) ayant perdu ses points d’ancrage dans le réel. »

La première réunion du conseil des ministres en présence du nouveau président et de son secrétaire a lieu dans la salle du Conseil. Un écriteau apposé sur la porte prévient de ne les déranger sous aucun prétexte. De l’autre côté de la porte un bruit régulier se fait entendre. Il s’agit d’une petite balle en caoutchouc que fait invariablement rebondir le chef du gouvernement, debout, derrière son bureau. À sa droite se tient son secrétaire, Bob, assis et impassible. Devant lui, de part et d’autre d’une longue table, sont installés ses ministres qui attendent patiemment l’ouverture de la séance. Chaque fois qu’il fait rebondir la balle, Firefly s’empare d’un des osselets qui sont alignés devant lui sur son bureau. Il finit toutefois par rater à la fois la balle et les osselets qui tombent à terre. Décontenancé par cette maladresse, il en profite pour ouvrir la séance. « La séance est ouverte » déclare-t-il en se saisissant d’un maillet avec lequel il donne quelques coups sur son bureau. La parole est prise en premier par le ministre des Finances, placé à sa gauche, qui se lève aussitôt. « Votre Excellence, voici le rapport du département du Trésor. » et il ajoute, en tendant le rapport à Firefly : « J’espère que vous le trouverez clair. » « Clair ? » s’interroge Firefly, y jetant un regard furtif pendant que le ministre se rassied. « Hein ! En fait, un enfant de quatre ans arriverait à comprendre ce rapport. Allez me chercher un enfant de quatre ans ! Je n’arrive pas à comprendre quoi que ce soit ! » dit-il en se tournant vers son secrétaire à qui il donne le rapport. Puis s’adressant à ses ministres, Firefly reprend le cours de la séance. « Et maintenant membres du Cabinet abordons les affaires anciennes. » et il tape deux nouveaux coups de maillet sur son bureau. Mais à peine le ministre du Commerce s’est-il levé et à peine a-t-il commencé à parler, qu’il passe aux affaires nouvelles. « Asseyez-vous ! C’est une affaire nouvelle. Pas d’affaires anciennes ? » demande-t-il. « Très bien… abordons les affaires nouvelles » reprend Firefly en tapant avec son maillet. Le même ministre prenant de nouveau la parole se fait encore une fois interrompre. « Trop tard, c’est déjà une affaire ancienne ! Asseyez-vous ! » dit finalement Firefly au ministre désabusé qui se rassoit pendant que son homologue de la Guerre se lève. Mais ce dernier n’a pas plus de chance, Firefly l’interrompt aussi sèchement : « Le ministre de la Guerre est bouché, ce qui me fait penser que la plomberie l’est également. Prenez cela en note… Non laissez, je le ferai moi-même. » Il s’assoit et s’empare d’une très longue plume de faisan avec laquelle il se met à écrire en tortillant la plume avec ostentation pendant que le ministre du Travail se lève pour prendre la parole. « Le ministère du Travail aimerait signaler que les travailleurs de Freedonie demandent une réduction d’horaire. » La réponse ne se fait pas attendre. « Très bien, nous leur accorderons cette réduction. En commençant par réduire l’heure du déjeuner à vingt minutes. » répond d’un ton ferme Firefly qui s’était levé. « Et maintenant, messieurs, nous devons chercher un nouveau trésorier. » « Mais vous en avez nommé un la semaine dernière ! » lui rétorque le ministre des Finances. « C’est celui-là que je cherche. » dit Firefly avant que le ministre de la Guerre ne prenne la parole. « Messieurs, messieurs ! C’est assez ! Que penseriez-vous de relever l’impôt ? » Firefly s’est renversé dans son fauteuil, un cigare à la main. « Que diriez-vous d’enlever le tapis ? » « J’insiste à nouveau pour qu’on relève l’impôt. » reprend le ministre très énergiquement. « Il a raison. Il faut relever les pots avant de retirer le tapis. » commente Firefly en se redressant et se tournant vers Bob. « J’adresse tout mon temps et toute mon énergie à ma tâche, et où cela nous mène-t-il ! » interroge le ministre en s’adressant à ses collègues. « Cela vous amène à être profondément ennuyeux au bout d’un certain temps ! » dit placidement le président qui fait sortir le ministre de ses gongs. « Monsieur, vous mettez ma patience à l’épreuve ! » « Je vous en prie, faites. » répond Firefly qui se lève et salue son ministre. « Venez donc me voir pour éprouver la mienne un de ces jours. » « C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Je démissionne ! Je me lave les mains de toute cette histoire ! » finit par dire d’un ton révolté le ministre de la Guerre qui quitte sur le champ le conseil. « Bonne idée. Vous pouvez vous laver le cou aussi. »

La grandiloquence est généralement et justement perçue comme « une manière d’exagération, une façon d’en dire plus qu’il ne serait juste pour décrire une situation, un sentiment, un objet quelconques ». L’étymologie du mot en confirme d’ailleurs le sens : « le “grandi-loquent“ n’a que des grands mots à la bouche, il présente comme très grand et très important quelque chose qui, considéré plus calmement, apparaîtrait aussitôt sous les auspices de l’anodin et du petit ». Ainsi Rosset conçoit la grandiloquence comme une « technique de la boursouflure […], de l’ampoulé, de l’excès » qui « gonfle démesurément le “volume” de ce dont elle parle ». Elle transforme « le petit en grand et l’insignifiant en signifiant » permettant « accessoirement à l’homme de s’y forger un destin et de s’y figurer une importance ».

La première réunion du conseil réunissant tous les ministres de la Freedonie en présence du nouveau chef du Gouvernement vient ainsi de s’achever. Prié par la richissime Madame Teasdale de redonner à l’État de Freedonie la place enviable qu’il occupait lorsque son mari en était le président, Groucho vient d’être intronisé chef de Gouvernement. La Freedonie se devait de mettre à sa tête un « homme de progrès », un « combattant sans peur », un « Rufus T. Firefly », n’en déplaise à Zander, l’ancien chef de Gouvernement obligé de démissionner et à des ministres peu enthousiastes. Nombre de ministres manifestèrent en effet leur scepticisme et se montrèrent très réservés de la décision prise par Madame Teasdale de remettre les rênes du pouvoir entre les mains de ce parfait inconnu. En vain, ils essayèrent de la faire changer d’avis, alors que le peuple de Freedonie, acquis à sa cause – Ne l’a-t-il pas accueilli sous les hourras ! – et Madame Teasdale elle-même se montraient comblés et convaincus que Firefly accomplirait sa tâche et répondrait à leur attente.
Au cours de cette brève et unique réunion du conseil, les ministres purent rapidement se rendre compte, aussi bien des réelles dispositions à gouverner de Firefly que de l’étendue d’un certain savoir-faire prompt à s’exprimer en toute occasion. Sous les yeux impassibles de son secrétaire, face à la réticence voire à l’opposition de certains de ses ministres, Firefly se hâta de démontrer que l’exercice du pouvoir ne lui était pas si étranger et qu’il saurait se montrer à la hauteur de son rôle. Il apparaîtra ainsi particulièrement persuasif et pour le moins convaincant. Qu’il s’agisse d’un rapport que lui remet le ministre des Finances ou de revendications plus ou moins légitimes du ministre du Commerce, du Travail ou de la Guerre, ne s’embarrassant, il est vrai, d’aucun subterfuge, il saura répondre et se montrer intraitable quitte à déclencher momentanément la stupeur parmi ses ministres et éventuellement le courroux. Le ministre de la Guerre sera le premier des ministres à faire les frais de l’extrême détermination du nouveau chef de gouvernement en se voyant contraint de démissionner.
Devant la tâche immense qui attendait Firefly, les ministres en place étaient toutefois en droit d’être inquiets. Satisferait-il les espoirs fondés sur lui ? Parviendrait-il à redresser le pays qui connaissait une grave crise économique ? Les questions ne manquaient pas.
Quel est donc en effet cet homme à la « moustache » proéminente de laquelle émerge un gros cigare et dont les petites lunettes rondes soulignent un regard d’une mobilité inquiétante ?
Après avoir été directeur d’hôtel, explorateur, professeur, Groucho Marx revêtira dans Duck Soup (Soupe au canard) ses nouveaux habits de chef de gouvernement avec la plus grande décontraction. Habillé comme à son habitude de son éternelle queue de pie, qu’il ne délaissera qu’en de très rares occasions, arborant un gros cigare qui ne quittera jamais ses lèvres, il fait ses premiers pas de président sans le moindre complexe, assurément confiant en ses stupéfiantes facultés d’adaptation. Prêt à en découdre avec des ministres peu enclins à le suivre, il mettra à profit une grande force de persuasion qui semble le définir et une habileté langagière qu’il a eu le temps d’affiner au cours de premiers rôles, lorsqu’il se retrouvera dans des situations pour le moins semblables et tout aussi délicates.

Dans The Cocoanuts (Noix de coco), sa première apparition cinématographique le montre poursuivi par le personnel d’un hôtel, qui lui réclame à cor et à cri des salaires impayés depuis de nombreuses semaines. Groucho dans le rôle de Monsieur Hammer, le gérant de l’hôtel, se lance alors dans une longue tirade dans laquelle les recommandations, les conseils les plus… extravagants se mêlent aux promesses les plus… saugrenues. « Vous voulez votre argent ? On veut être payé ! Mon argent ? Est-ce que je vous demande de l’argent, moi ? Si Washington avait dû payer ses soldats ! Où en serait le pays ? Non mes amis… L’argent ne vous rendra jamais heureux et vice versa ! Pas très fin ce que j’ai dit là ! » Après s’être attardé sur l’avenir de l’hôtel – « Si vous travaillez dur, nous oublierons tout au sujet de vos gages ! Et cet établissement deviendra un hôtel ! J’achèterai même du papier à lettre. Vous aurez des couvertures sans devoir payer de supplément. » – et après avoir vanté les possibilités qu’offre la Floride, – « Il y a trois ans, je suis arrivé en Floride sans un sou en poche. À présent, j’ai un sou en poche. » –, il se tirera de cette situation où l’avait jeté assurément sa manière peu conformiste de gérer son établissement, en se ralliant notamment au monde féroce du travail. « Vous voulez devenir esclave de ça ? Sûrement pas car le motif de cet esclavage : ce sont les gages ! Je veux que vous soyez libres ! La liberté prime tout ! Quoi qu’en disent certains magazines ! Soyez libres, mes amis ! Un pour tous et tous pour moi. » Le personnel de l’hôtel, se ralliera progressivement à ses arguments, lui fera même une ovation quand il lui annoncera qu’il sera convié au mariage du fils de Tante Fanny… dans quelques années, et finira, rassuré, par se mettre à danser. « D’ici là, mettez-en un coup. Travaillez d’arrache-pied ! Et oubliez vos gages ! Il est inutile d’y songer ! Vous ne les aurez quand même pas. » seront les derniers mots de Monsieur Hammer.
Dans Monkey Business (Monnaie de singe), passager clandestin poursuivi par le personnel d’un transatlantique sur lequel il s’est embarqué, Groucho, s’est réfugié dans la cabine du couple Briggs, occupé à se disputer âprement. Le mari sorti, il est convié de sortir de la penderie dans laquelle il s’était caché, par la charmante épouse en quête d’explication. En l’absence du mari, il s’empressera de la séduire, après lui avoir promis, préalablement, de la libérer de ce même mari particulièrement possessif. Mais le retour soudain de ce dernier interrompt vite le tango endiablé qu’ils dansaient tous les deux. Atterrissant malencontreusement dans les bras du mari, il ne se démontrera aucunement et devant les menaces de Alky Briggs, dangereux malfrat, il réussira à se dépêtrer de cette situation pour le moins compromettante. « Comment osez-vous ? » s’écrie-t-il. « C’est une honte ! S’introduire dans la maison d’un autre homme ! Je n’ai pas l’habitude de menacer les gens, mais je vous préviens qu’il y aura une lettre à ce sujet dans le Times de demain ! » Devant la perplexité de Briggs décidé à ne pas se laisser faire, il poursuivra avec une même assurance. « Voilà, comment on me remercie d’avoir libéré une jeune fille innocente qui, bien qu’elle se cache pour le moment dans la penderie, vient d’accepter d’être la mère de ses enfants. » dit-il avant de le saluer et de se retirer à nouveau… dans la penderie. Finalement il sortira sain et sauf de cette confrontation avec ce dangereux malfrat qui, perdant patience, était prêt à lui régler son compte. Il finira même par être enrôlé aux côtés du malfrat, qui, quoique déboussolé, s’était montré suffisamment impressionné devant tant d’à-propos et de sang-froid pour lui proposer d’être son garde du corps. « Je crois que nous nous entendrons bien. La première année, nous aurons peut-être quelques querelles d’amoureux, mais c’est inévitable, n’est-ce-pas ? » conclura Groucho, soulagé.

Ainsi, Groucho réussit chaque fois à se tirer de mauvais pas où l’avait jeté dans The Cocoanuts (Noix de coco), une manière de gérer peu banale, lui mettant à dos tout le personnel hôtelier, ou dans Monkey Business (Monnaie de singe), un statut de clandestin pour le moins éprouvant, poursuivi qu’il sera par les membres de l’équipage ou par de dangereux individus. Avant d’être nommé président de la Freedonie, il avait été également président de Huxley College dans Horse Feathers (Plumes de cheval). Professeur, Quincey Adams Wagstaff venait d’être nommé à la tête de cette université et, lors de son investiture, avait témoigné dans l’amphithéâtre du collège, devant le corps professoral et des élèves particulièrement attentifs, d’ambitions et de « dispositions » aussi fortes et aussi belles que celles qu’il prodiguera face à ses ministres et aux habitants de la Freedonie dans Duck Soup (Soupe au canard). L’hymne national qui avait été entonné par tous les habitants de la Freedonie à l’occasion du couronnement de Firefly équivalait dans Horse Feathers (Plumes de cheval) au chant du professeur Wagstaff repris en chœur par tous les professeurs comblés et n’hésitant pas, en dansant en mesure, à former un imposant et non moins surprenant cortège derrière le chanteur. Dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), il est un grand explorateur. Les récits d’aventures africaines deviendront par sa bouche de véritables épopées qui raviront tous les invités de Madame Rittenhouse dont il est l’hôte de marque.

Quels que soient les personnages qu’il incarnera, quelles que soient les situations dans lesquelles il se retrouvera, au gré des intrigues et au hasard des événements, il n’y aura pas d’obstacles qu’il ne franchira par le seul recours aux possibilités du langage. Loin de se limiter à ces quelques rôles, avec une même détermination et une même audace, il enrichira un tableau de chasse déjà évocateur et complétera une galerie de personnages à la respectabilité toujours évidente et aux attributs toujours – faussement ! – importants, propres en quelque sorte à lui forger un destin. Après Duck Soup (Soupe au canard), succéderont à Rufus T. Firefly, les producteurs de spectacles Otis P. Driftwood et Gordon Miller, le docteur Hugo Z. Hackenbush, l’avocat J. Cheever Loophole, les détectives privés Wolf J. Flywheel et Sam Grunion, le gérant d’un hôtel, Ronald Kornblow,… Dans A Day at the Races (Un jour aux courses), faux médecin, « authentique » vétérinaire, il est appelé à la rescousse dans une clinique et au chevet d’une cliente malade. Il devra faire preuve de ses qualités réelles de médecin devant une cohorte de médecins de la clinique, aussi incrédules les uns que les autres, et par la suite devant le docteur Leopold X. Steinberg dépêché spécialement pour s’assurer de l’authenticité de ses références. Jusqu’à l’auscultation de cette cliente souffrante et non moins précieuse, dont la richesse peut le cas échéant sauver l’établissement, la supercherie fonctionnera. Enfin s’il fallait un dernier exemple pour démontrer la perspicacité de Groucho, l’intrigue de Room Service (Panique à l’hôtel) en serait l’illustration parfaite. Gordon Miller, producteur de théâtre désargenté, multipliant les engagements auprès de gens aussi différents qu’un gérant d’hôtel, un auteur de pièce de théâtre, un financier et enfin un serveur, devra faire face à ses « créanciers » venus chacun à leur tour réclamer leur dû. Condamné à rester dans une chambre de l’hôtel, aidé par la présence très utile de ses frères, il se démènera comme un bon diable pour se sortir de cet imbroglio dans lequel il s’était allégrement fourré.

Son Excellence et Madame Teasdale

Technique de la boursouflure, de l’ampoulé, de l’excès, Rosset, dans Le réel, traité de l’idiotie, définit la grandiloquence comme une « enflure », c’est-à-dire une « augmentation » quantitative d’une part et qualitative d’autre part de ce qui est dit. Il s’agit d’abord d’une augmentation quantitative qui porte sur le contenu, « ce dont parle la grandiloquence devient soudain énorme », et ensuite d’une augmentation qualitative, « le contenu démesurément grossi s’exprimant d’une manière outrée ». Des choses énormes sont dîtes et elles sont dîtes de manière énorme remarque Rosset dans son analyse de la grandiloquence, en notant qu’il y a « inflation et de ce dont on parle, et de la manière d’en parler. » Distinguant l’inflation du contenu et l’inflation de l’expression, l’« enflure du contenu » s’exprime dans un langage qui est – lui-même – excessif.
Pourtant si l’enflure du contenu se signale avant tout par le style, elle peut également s’exprimer dans un langage sobre et retenu note Rosset. Dans ce cas de figure, loin de diminuer l’effet de grandiloquence, la simplicité du style le renforcerait. La démesure du propos serait rendue plus sensible par le ton mesuré. « Pourquoi hausser le ton, si ce qu’on raconte est intéressant par lui-même ? » se demande le philosophe à l’évocation d’un événement, aussi anodin soit-il. Délaissant provisoirement la manière au profit du fait rapporté, la présentation sobre de cet événement se révélerait aussi grandiloquente sinon plus que sa présentation ampoulée. La « sobriété » signalerait en conséquence moins une atténuation de la grandiloquence que son comble.
Ainsi la grandiloquence se caractérise-t-elle par un effet d’enflure, « réalisé aussi bien par l’extension de ce qui est à dire que par celle du dire lui-même ». Cependant Rosset est loin de se contenter de ces deux formes de grandiloquence. Il la repère également dans la brièveté et la concision. À l’extension s’ajouterait ainsi la réduction. Le contenu enflé donnerait la place à un contenu minimisé, miniaturisé ayant pour résultat similaire d’intensifier l’expression. Pour illustrer son propos, Rosset prend comme exemple le slogan, l’argument publicitaire ou politique… dans lesquels « le raccourci de la formule est au service d’une intensification de l’expression ». Néanmoins il prend soin de la distinguer de la « caricature » qui peut être naturellement liée à la grandiloquence mais qui aboutit selon lui « à un effet qui est indifféremment de grossissement ou de rapetissement ». Il évoque également à propos de la brièveté et de ses effets de grandiloquence, la litote – « la brièveté affectée » – dont le rapport avec la grandiloquence est évident et qu’il présente comme la caricature, l’échec du « secret », « la brièveté tout court » en quelque sorte qui, quant à elle ne verserait pas dans les caractéristiques d’une certaine grandiloquence.

Le personnage respectable qu’interprétera Groucho parle, parle abondamment, discourt, discourt librement, quel que soit l’auditoire qu’il a en face de lui, livre en quantité, en grande quantité, des méchancetés, des gentillesses plus rarement, laisse échapper en profusion des remarques pour la plupart désobligeantes, des grossièretés, des goujateries, des vacheries, se réfère à des histoires dont il ne dévoilera jamais le contenu, comme celle – sa préférée ? – de l’Irlandais, livre des jeux de mots plus ou moins réussis et convenables, des calembours, emploie des formules toutes faites, des aphorismes, recourt régulièrement au coq à l’âne, ne se prive pas de ponctuer ses commentaires de fréquents apartés. Bref, Groucho n’est pas économe et prône indéniablement la quantité en livrant pêle-mêle son retentissant verbiage à un entourage circonspect et muet.
Horse Feathers (Plumes de cheval) s’ouvre sur l’amphithéâtre de Huxley College qui réunit le corps professoral ainsi que les étudiants, à l’occasion de la nomination du nouveau président, le professeur Quincy Adams Wagstaff. Présenté à l’assistance, l’homme qui présidera aux destinées de cette grande institution, un cigare à la main – malgré l’avertissement de ne pas fumer de son prédécesseur –, après avoir revêtu rapidement l’habit de professeur – à peine a-t-il eu le temps de se raser –, prend la parole. « Membres de la faculté, messieurs de la faculté, étudiants de Huxley College, messieurs de Huxley College, je crois que je n’oublie personne. » proclame le professeur après avoir tapé plusieurs fois sur le bureau avec un maillet. « Je trouvais que mon rasoir manquait de tranchant jusqu’à ce que je vous fasse ce discours. Cela me rappelle une histoire si obscène que j’ai honte moi-même rien que d’y penser. » Il s’arrête un instant. « En regardant vos visages concentrés, je comprends pourquoi ce collège se porte si mal. Dans le collège que je viens de quitter, c’est moi qui avais le vilain rôle ! La situation était affreuse. Mais tout le monde y a mis du sien. Et ce fut la fin de tout ! » poursuit le professeur. « Pas de questions ? » demande-t-il subitement à l’assistance. « Pas de réponses ? Pas de chiffons, pas de bouteilles ? enchaîne-t-il en élevant peu à peu la voix. « Mettons un peu d’ambiance ici ! » finit-il par dire d’un ton guilleret et en tapant quelques coups de maillet sur le bureau. « Qui dit 76 ? Qui dit 1776 ? Allons jusqu’à 1776 ! » Et après un bref moment, il continue son allocution. « Vous aimeriez savoir pourquoi je suis là ! Je suis venu ici pour en faire sortir mon fils ! Je me rappelle le jour de son départ. C’était un enfant, un garçon imberbe. Je les ai embrassés tous les deux en même temps. » dit-il d’un air compassé. « Et à présent où est mon fils ? » demande-t-il en scrutant de droite à gauche l’assemblée. Parmi les étudiants il aperçoit son fils, une jeune fille sur les genoux. Voulez-vous vous lever ? » demande-t-il à la jeune fille. « Votre ombre le cache ! » La jeune fille se lève découvrant le fils du professeur. « On fait ses devoirs à l’école, hein ? » s’exclame-t-il d’un air amusé.
Outre l’objectif avoué de faire partir son fils de Huxley College, dans laquelle il mène à ses yeux une vie peu recommandable – si quelqu’un doit déshonorer la famille avec la « veuve du collège », il préfère s’en charger – Wagstaff ne cachera pas son désir de s’occuper en priorité de la rencontre qui opposera l’équipe de football de Huxley à celle de Darwin. Aux impératifs pédagogiques et à la qualité de l’instruction dispensée dans l’université seront privilégiés l’enseignement sportif et l’indispensable succès sportif de son équipe de football dont l’université et lui-même pourront tirer partie. Il est vrai que depuis 1888, date à laquelle l’équipe de football n’a plus été gagnante, l’université a connu, chaque année, un nouveau recteur. À cet égard, le président est invité par le doyen de l’université à présenter les grandes lignes de son programme. « J’ai parfois l’impression de perdre la raison ! Où ça finira-t-il ? Qu’en retirez-vous ? » se lamente dans un premier temps Wagstaff avant d’apostropher le doyen : « Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous retrouvez votre femme ? Tenez, je vais rentrer chez vous retrouvez votre femme et, hormis l’amélioration, elle s’apercevra de rien. Disposez et allez me chercher l’acte de mariage ! » « Recteur Wagstaff, à présent que vous marchez sur mes traces… » s’interpose timidement le doyen un peu ébaubi, avant d’être interrompu sèchement par Wagstaff. « C’est donc cela ? Je m’interrogeais. S’ils sont à vous, faites les cirer ! » s’emporte Wagstaff en examinant ses souliers. Cependant le doyen, patient, réitérera une troisième fois sa demande auprès du professeur qui consentira finalement, à lui exposer – en chantant – ses intentions. Ces intentions sont simples et se résument à ces quelques mots : « Je suis contre », du titre de la chanson qu’il entonnera.

Qu’il s’agisse de discours d’investiture, comme celui plein d’à propos de Horse Feathers (Plumes de cheval), de cérémonie de mariage, de vente aux enchères improvisée ou de banquet dans The Cocoanuts (Noix de coco) et At the Circus (Un jour au cirque), qu’il égayera à sa manière, de relater des aventures dans les contrées dangereuses de l’Afrique dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) ou d’un examen médical rudement mené dans A Day at the Races (Un jour aux courses) de Madame Upjohn, avec néanmoins l’aide salvatrice de ses frères, les mots se succèdent à un rythme soutenu, rapide, endiablé, le débit est saccadé, furieux, impétueux, la voix se fait tantôt rageuse, autoritaire, tantôt enjouée, guillerette ne laissant dans la plupart des cas aucune échappatoire à une assemblée, quoiqu’assurément conquise et sous le charme, parfaitement désarmée. Le personnel hôtelier de The Cocoanuts (Noix de coco), les professeurs de Horse Feathers (Plumes de cheval), les invités de Madame Rittenhouse ou les habitants de la Freedonie n’auront pas d’autre issue que de se ranger, en mesure, derrière le tempo du « virtuose » qu’est en quelque sorte Groucho.

À l’aise dans « l’abondant » et « le verbeux », Groucho l’est également dans « le rapide » et « le court »[2] et parvient, opposé à un seul interlocuteur, à une véritable plénitude et à une efficacité pleine et entière. L’interrogatoire peut débuter, les questions, le plus souvent pièges, s’enchaîner à un rythme rapide sans que les réponses ne viennent entraver leur flot continu, les devinettes, être posées, sans jamais avoir de solution, les phrases, se répéter inlassablement, les jeux de mots ou les calembours, se mêler aux apartés. Si nécessaire, il use du défi, de l’insulte épisodiquement, dans le dessein évident de prendre l’« adversaire » en faute, de le désarçonner, sans qu’aucune chance ne lui soit laissée. Une fois la mécanique mise en marche, il est difficile pour l’interlocuteur d’y faire face.

Dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), le capitaine Spaulding fait la connaissance de Roscoe W. Chandler, amateur d’art et collectionneur réputé, lors de la réception organisée par Madame Rittenhouse. « Mon nom est Spaulding, Capitaine Spaulding. » dit-t-il en lui serrant la main. « Et moi, Roscoe W. Chandler. » répond le collectionneur. « Oh ! Roscoe W. Chandler, hé bien quel plaisir pour vous ! » dit le capitaine avant de s’asseoir à une table avec le collectionneur qui lui demande, d’un ton à la fois poli et flatté, s’il n’a pas entendu parler de lui : « Vous avez entendu parler de moi ? ». « Oui » répond aussitôt le capitaine, « Il y a des années que j’entends parler de vous, Monsieur Chandler, et je commence à en avoir marre. » « Et bien entendu, j’ai moi aussi entendu parler du grand Capitaine Spaulding. » commente Chandler un peu surpris. « C’est parfait ! Vous avez entendu parler de moi et j’ai entendu parler de vous, et est-ce que vous avez entendu parler de celle des deux Irlandais ? » demande le capitaine. « Oh oui, je la connais, oh ! oh ! oh ! » acquiesce le collectionneur en s’esclaffant. « Très bien, maintenant que je vous ai fait mourir de rire, passons aux choses sérieuses. Je m’appelle Spaulding, Capitaine Spaulding. » fait le capitaine en se levant de sa chaise et en serrant une nouvelle fois la main du collectionneur qui s’est levé également. « Je suis Roscoe W. Chandler. » répond mécaniquement le collectionneur. Après cette entrée en vigueur, pour le moins dénuée de prérogative, les présentations se poursuivront rythmées par les incessantes questions du capitaine à l’adresse du collectionneur qui s’évertuera tant bien que mal à répondre, et qu’agrémenteront les boniments continuels du capitaine. Ainsi après s’être de nouveau présenté, le capitaine enchaîne : « Savez-vous ce que signifie le T ? » « Thomas » dit benoîtement le collectionneur après s’être donné la peine de réfléchir quelques instants. « Non » répond le capitaine. « Edgard ! Mais vous étiez tout près. Je parierais que vous êtes toujours tout près, d’ailleurs, de vos sous… » poursuit-il en s’asseyant à nouveau, suivi par le collectionneur. « Ceci dit, voici ce dont je voulais vous parler, Monsieur Chandler, que diriez-vous de financer une expédition scientifique. » « Eh bien, en voilà une question ! » « En effet, voilà une question. Je vous félicite, Monsieur Chandler. Vous savez reconnaître une question quand vous en voyez une. Et ceci nous ramène à notre point de départ : Que diriez-vous de financer une expédition ? » Le capitaine suggère finalement que le collectionneur finance sa retraite, persuadé que s’il n’explore plus, « la science y trouvera un rude avantage. » Devant la moue dubitative de ce dernier, il enchaîne avec une autre question : « Qu’avez-vous fait pour le pays ? » lui demande-t-il, curieux. « Je me suis occupé d’œuvres d’art. » répond modestement le collectionneur qui arbore une mine satisfaite quand le capitaine lui demande aussitôt son opinion sur l’art. « Quelle est votre opinion sur l’art ? » lui demande en effet le capitaine. Mais s’est-il à peine réjoui de la question et a-t-il à peine commencé à répondre qu’il est interrompu : « Je retire la question. Ce type prend les choses trop au sérieux. Ce n’est pas prudent de lui poser une question simple. » Le collectionneur n’en aura pas fini pour autant avec le capitaine et la conversation se prolongera démesurément, avec un capitaine Spaulding disert, n’ayant de cesse de relancer le collectionneur Chandler qui en réalité n’aura ni le temps ni l’opportunité de s’exprimer.

Chandler sera l’un des premiers d’une longue liste à se trouver confronté au flot verbal d’un des personnages interprétés par Groucho et à s’échiner – en vain –, quand la possibilité lui en est offerte, à lui tenir tête. Aux questions qui resteront sans réponses, devant les devinettes qui n’auront pas de solution, l’abondance des jeux de mots, les calembours, les coq-à-l’âne, les redites, les apartés perpétuels, il demeurera impuissant, accablé qu’il sera par l’enchaînement mécanique et implacable, par le rythme proprement hypnotique des propos qu’accentue si nécessaire un ton ferme et autoritaire. L’« adversaire » de Groucho – qu’il semble souverainement ignorer – paraît n’avoir aucune chance, aucun répit, malgré des titres ou une fonction dont il peut, le cas échéant, se prévaloir. Il est et restera invariablement coi. À la suite du collectionneur, d’autres protagonistes s’ajouteront à la liste, et subiront avec un même sentiment d’impuissance, ce sort peu enviable : au premier chef, Bob Roland, son secrétaire attitré, le malfrat Alky Briggs, Hennessy, un inspecteur de police, Herman Gottlieb, le directeur de l’Opéra de New York, Wagner, le directeur de l’hôtel de Room Service (Panique à l’hôtel), le docteur Leopold X Steinberg, Morgan, Whitmore, Wagner, Baxter, etc.

Ainsi, si Groucho parle d’égal à égal à des directeurs de théâtre, des gérants d’hôtel, des inspecteurs de police – il mènera lui-même l’enquête du tableau volé dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) –, des médecins réputés – vétérinaire de profession, il mettra un point d’honneur à s’occuper personnellement de Madame Upjohn dans A Day at the Races (Un jour aux courses) –, il sait également se montrer à son avantage auprès de la gent féminine. Cette dernière ne le laissera pas indifférent et sera l’objet de sa part d’une attention toute particulière. Aux admonestations dont il s’est fait le spécialiste, à l’intonation ferme et résolu des propos qu’il profère sans relâche, au ton excessivement autoritaire qu’il adopte si aisément, font place quelquefois une intonation plus mesurée, douce, un ton assurément flatteur et badin. Groucho sait être aimant, attentionné, délicat quand il s’adresse aux dames et plus encore, charmeur, séducteur, quand il s’est mis en tête d’obtenir leurs faveurs. Elles l’intriguent, l’intéressent, l’inspirent et, en retour, il les courtisera sans repos, les poursuivra de ses avances, les harcèlera de déclarations passionnées quand il ne s’agira pas de déclarations maritales.

Dans Monkey Business (Monnaie de singe), le transatlantique à bord duquel se trouvent Groucho et ses frères, passagers clandestins, vient d’accoster à New York. Une grande et élégante femme, Madame Swempsky, célèbre cantatrice, apparaît près de la passerelle devant une kyrielle de valises. Elle est rejointe par une cohorte de journalistes qui s’empressent de l’interviewer. Survient, la silhouette courbée et d’un pas rapide, Groucho qui, un cigare à la bouche, grimpe sur les valises et dépassant les journalistes d’une bonne tête, se penche par-dessus leurs épaules. « Excusez-moi, est-il exact que vous allez vous remarier pendant cette tournée ? » demande un journaliste. « Eh, bien messieurs… je ne sais pas quoi dire… » répond en riant la cantatrice avant d’être interrompue par Groucho, perché sur les valises. « Messieurs je ne dirai qu’un mot. » commence-t-il, attirant les regards des journalistes et de Madame Swempsky. Il descend de son piédestal et poursuit. « La bicyclette ne remplacera jamais le cheval. Et d’autre part, le cheval ne remplacera jamais la bicyclette. Ce qui fait quand même beaucoup, un cheval sur une bicyclette, si j’en ai jamais vu un, et je ne pense pas en avoir vu un. » Pendant que Groucho profère ces paroles, la cantatrice détourne le regard de manière dédaigneuse. « Je vous autorise à imprimer cela, espèces de gribouillards… » s’exclame finalement Groucho en accompagnant ses propos d’un geste de défi à l’encontre des journalistes. Il se tourne aussitôt vers Madame Swempsky. « Un cigare, ma mignonne ? » Il sort un cigare de sa poche et l’offre à la cantatrice avant de le remettre illico dans sa poche. « Prêt pour la photo, Joe ? » demande alors un journaliste. Groucho s’assied sur les valises et relève la jambe de son pantalon pour la photo. « Une photo ? Voilà un peu de sexe pour votre première page. » Après que le photographe – sous les traits de Harpo – a pris la photo, Groucho continue de plus belle. Il se relève. « Et vous pouvez dire que c’est un mariage d’amour. Je l’ai épousée pour son argent. » déclare-t-il en passant son bras autour des épaules de Madame Swempsky. « Ta sensibilité me fait fondre. Et toi, cela ne te ferait pas de mal de fondre de quinze ou vingt kilos. » finit-il par lui dire en la prenant par la taille. « Oh, espèce de goujat impudent ! Je ferai un rapport à votre journal. » s’indigne Madame Swempsky, en le repoussant. Loin de s’arrêter, Groucho continue avec un même entrain. « Je vous serai reconnaissant de me laisser faire l’interview. » Il prend le calepin et le crayon d’un des journalistes et s’adresse à Madame Swempsky. « Est-il vrai que vous divorcerez dès que votre mari ne sera plus aveugle ? Est-il vrai que vous vous lavez les cheveux au bouillon ? Est-il vrai que vous avez dansé dans un cirque ambulant ? » À bout de patience, Madame Swempsky s’écrie : « C’est un outrage. Si vous n’arrêtez pas, j’appelle le capitaine. » « Alors c’est comme ça ! » rétorque Groucho prenant les journalistes à témoin. « Un bel uniforme suffit à vous tourner la tête ! Nous vous donnons les meilleures années de notre vie et puis brusquement nous ne comptons plus. Il vous faut un officier, maintenant… » « Je n’aime pas ces insinuations. » riposte Madame Swempsky. « C’est ça que je dis toujours : la discorde s’insinue quand l’argent diminue. Alors au revoir… Ravi de vous avoir rencontrée, je ne m’en prendrai qu’à moi-même. » Groucho prend une valise et serre la main de Madame Swempsky. « Ta, ta ! » lance-t-il avant de partir d’un pas alerte, le dos courbé.

Au cours de ses innombrables tribulations, quelle est exactement la place accordée aux protagonistes féminins par Groucho ? Seraient-« elles » également une cible – privilégiée ? – de son éternelle irascibilité et de son incorrigible arrogance. Abandonnerait-il, le temps d’une rencontre sentimentale ou amoureuse, l’agressivité qui le caractérise, le ton autoritaire et obséquieux qui lui est familier, les invectives et autres goujateries en tout genre dont il est si friand ? Beau parleur, chanteur à l’occasion, danseur, mettrait-il son éloquence au service de desseins moins prosaïques et laisserait-il poindre une douce sensibilité ? L’argent et la beauté ne seraient-ils que les seuls ressorts de ses incessantes tergiversations à l’encontre de conjointes ? Si les questions à ce sujet sont a fortiori nombreuses et légitimes, au regard de cet éternel soupirant, la rencontre impromptue avec Madame Swempsky laisse néanmoins présager le pire.

À l’instar des relations qu’il instituera avec les protagonistes masculins auxquels il sera opposé, il fera preuve, à l’identique, d’une égale sinon plus grande habileté langagière et montrera, à l’égard des femmes, un aussi grand souci dans l’art de séduire ou de convaincre qui, de la part de Groucho, suppose son lot de remarques salaces et de réparties cinglantes. Les femmes seront ainsi logées à la même enseigne et dans bien des cas apparaîtront comme les victimes – consentantes ? – des invariables sollicitations de Groucho. Rares sont celles qui seront épargnées – il ne s’agira pas seulement de femmes fortunées et belles au demeurant – et qui ne céderont pas à la rhétorique du plus irrespectueux, inélégant, mufle et insolent amant. Offensées, outragées, vilipendées, elles vérifieront l’impossibilité d’une conversation amoureuse et encore plus d’une étreinte. Pouvait-il en être autrement ? Les rendez-vous amoureux ou autres tête à tête, dans lesquels il se retrouvera à maintes reprises, seront, tout autant, l’occasion de constater son inextinguible bagou et son outrancier verbiage.

Ainsi, parmi ces femmes qui feront l’objet de ces sollicitations incessantes, figure celle qui fut à l’origine de sa nomination à la tête de l’État de Freedonie dans Duck Soup (Soupe au canard) : Madame Teasdale. Rompue dès The Cocoanuts (Noix de coco) aux algarades de Groucho, Margaret Dumont, l’interprète de Madame Teasdale, apparaîtra comme une interlocutrice privilégiée, une fidèle compagne pendant sept réalisations des frères Marx. Dans Duck Soup (Soupe au canard), elle est à l’initiative – saugrenue ! – de la nomination de Firefly, et perpétuera de la même façon, à chacune de ses apparitions, ce rôle, – Ô combien délicat –, de l’instigatrice, voire de l’inspiratrice, des multiples agissements de Groucho. Veuve providentielle, elle entretiendra le fil, ténu, d’une intrigue qui la mettra régulièrement sur le chemin du plus entreprenant des trois frères Marx. Madame Potter dans The Cocoanuts (Noix de coco), Madame Rittenhouse dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), Madame Claypool dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), Madame Upjohn dans A Day at the Races (Un jour aux courses), Madame Dukesburry dans At the Circus (Un jour au cirque), Madame Phelps dans The Big Store (Les Marx au grand magasin), elle est une milliardaire dont la richesse suscite immanquablement les convoitises et notamment celle, pour le moins assidue, de Groucho. Pour autant, elle l’intéresse et il l’intéresse. Avec courage et abnégation, ce plantureux personnage subira les assauts répétés de Groucho, qui, revêtu des habits les plus respectables de docteur, de détective privé, d’homme d’affaires ou encore d’explorateur ne se privera en rien pour lui déclarer, à chaque fois que l’occasion se présentera, outre sa profonde affection et tendresse, sa façon de penser.

En résumé, la grandiloquence, qui dans son sens courant désigne bien un langage versant « manifestement » dans l’outrance et l’enflure, revêt différentes formes répertoriées par Rosset parmi les possibilités qu’offre le langage et dont Groucho Marx démontrerait, à sa manière, l’étendue et également la richesse. À partir de celles-ci, il émet de surcroît l’hypothèse que « la grandiloquence est une parole privée de rapport avec ce dont elle parle » mais également l’hypothèse – le principe général ! – que la parole « aurait été donnée à l’homme non seulement pour déguiser sa pensée, mais encore, de manière plus générale, pour mettre toute réalité à l’écart, le bruit des mots y assourdissant la rumeur du réel. » N’y a-t-il pas un lien « organique » qui relie l’exercice de la parole à celui de la démesure, s’était-il demandé en prélude à son examen de la grandiloquence. Grandiloquus ne désigne-t-il pas l’association de la parole (loqui) et de l’énormité (grandis) ? La grandiloquence ne désignerait donc pas seulement un langage dont l’outrance serait la marque repérable et avérée, elle serait constitutive de la langue elle-même.

Son Excellence et Chicolini

À la différence de ses frères, Groucho n’a pas d’instruments attitrés. À la harpe de Harpo, au piano de Chico répondra seulement une voix. Mais cette voix au registre multiple et à la variété indéniable lui permettra de confirmer d’une part son emprise sur l’auditoire, en grand rhétoricien qu’il est, et d’autre part de parfaire son désir intarissable de maîtriser l’opinion, en chanteur talentueux qu’il sera également. Derrière le propos, qu’il soit excessif ou non, se révélera un usage particulièrement exemplaire voire machiavélique des possibilités que lui offrira sa voix pour, la plupart du temps, emporter la mise. Seul des trois frères à chanter, improvisant un air, une mélodie ou entonnant plus simplement une complainte, il mettra à contribution une aisance pour le chant, dans le but de se rallier une bonne fois pour toutes l’opinion. À l’instar d’un Chico et de sa manière singulière de jouer du piano, d’un Harpo dont les solos enchanteront chaque fois un public conquis, en maître de la langue qu’il est, il se complaira à user et à abuser de l’incontestable registre de sa voix, ne rechignant pas, le cas échéant, à effectuer, avec un même brio, quelques pas de danse. Quoique plutôt excentrique, il s’avère qu’il est un excellent danseur.
De l’improvisation de A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), juché sur une malle conduite par un porteur à travers les couloirs du transatlantique, à « Lydia, the tattoed lady », Lydia, la femme tatouée, chantonnée dans At the Circus (Un jour au cirque), devant la troupe de cirque réunie dans le train, nombreuses, ces interventions musicales compléteront remarquablement la particularité essentielle de ce personnage, à savoir, la virtuosité verbale caractéristique d’une certaine « grandiloquence ».

Motivée, la phraséologie grandiloquente n’est jamais aussi efficace, remarque Rosset. « Elle est d’autant plus vivace que le réel qu’elle a pour fonction d’exterminer est plus indésirable et terrifiant. » écrit-il dans Le réel, traité de l’idiotie. Parallèlement à sa tentative de distinguer les différentes formes de grandiloquence, Rosset s’interroge sur ce décalage manifeste, entre un événement, une information en provenance du réel, quels qu’ils soient, et son commentaire, sa représentation, décalage qui pour ce dernier est à la base de la grandiloquence. Il s’agit bien d’un « escamotage du réel », d’une « indifférence au réel » qui apparaît comme au cœur du mécanisme de la grandiloquence. Le réel qui s’offre à la perception humaine est escamoté au profit de ce qu’il peut prêter à dire, et il est d’autant plus ignoré qu’il est indésirable. Rosset distingue cependant dans cette appréciation du réel, le ressentiment, la haine, la sottise, qui peuvent intervenir mais ne sont néanmoins pas prédominants. Il s’agit plus du « désir de biffer le réel lui-même, lorsque celui-ci se révèle insupportable et indigeste ». Ainsi pour le philosophe, ce brouillage du réel a pour fondement « une dénégation fondamentale du réel, dans laquelle la mise en accusation de l’autre n’intervient qu’en second lieu et par voie de conséquence ». « On en veut en somme moins à l’autre qu’on en veut à la réalité. Il s’agit de supprimer le réel, dût en périr l’autre dans l’opération. » constate Rosset avant de définir la fonction de la grandiloquence dans ses grandes lignes : « Supprimer le réel grâce au langage, sollicité en dernier recours, quand les autres défenses se sont effondrées. Conjurer le réel à coups de mots […] ».

Il y a indéniablement de la part de Groucho et de tous les personnages qu’il incarnera, une propension suprême à un « escamotage du réel » pour reprendre l’expression de Rosset. Il s’agit évidemment, sous les différents « uniformes » dont il s’habillera, d’un seul et même personnage dont la faculté à ignorer le réel semble être inscrite comme règle. À l’art de la parole se substituerait dès lors un art d’exorciser le réel. La silhouette dont il ne se départira jamais, l’éternelle queue de pie, le cigare, les petites lunettes rondes ainsi que cette démarche si caractéristique, sans oublier bien sûr la moustache peinte, peut déambuler dans les couloirs de transatlantique, de train, d’université, de grands magasins ou encore d’hôtel, dans les coulisses d’un opéra ou d’un cirque, se montrer dans les réceptions ou les banquets à l’initiative de milliardaires, arpenter les lieux les plus divers tels un champ de course, un terrain de football,… avec la certitude de se sortir de toutes les situations, même les plus inconfortables. Il ne lui sera pas nécessaire et d’aucune utilité, à la différence de ses frères, d’entrer par effraction dans les demeures de milliardaires jouées entre autres par Margaret Dumont.
La grandiloquence est « un art d’exorciser le réel de manière radicale », suggère Rosset, « jusqu’à la disparition complète de ce dernier ». « Le propre de la grandiloquence – ou d’un certain pouvoir des mots – est ainsi moins d’amplifier le réel (en faisant quelque chose de rien) que de l’escamoter (en faisant rien de quelque chose) » précise Rosset en ajoutant que le « rien » qui en découle constitue son sens et sa finalité. « L’homme grandiloquent est semblable à un orateur chez lequel la fonction de la parole aurait atteint un degré d’hypertrophie entraînant une dégénérescence parallèle de toutes les autres fonctions : bavard donc, mais en même temps sourd et aveugle, à l’abri d’une réalité désormais et définitivement “extérieure” » conclut-il.
C’est pourquoi Groucho peut allégrement épouser les fonctions les plus diverses et les plus éloignées de ses « compétences », de gérant d’hôtel dans The Cocoanuts (Noix de coco) à celle de détective privé dans Love Happy (La Pêche au trésor), en passant par explorateur, professeur, imprésario, vétérinaire et chef de gouvernement dans Duck Soup (Soupe au canard) quand il ne s’improvisera pas chef de clinique, détective privé, commandant de bord épisodiquement,… Confiant en ses capacités oratoires ou plus exactement se sentant à l’abri au sein des mots, il n’éprouvera aucune peine à se vêtir du rôle de l’usurpateur et du parfait imposteur. Ainsi, il ne se sera pas seulement fait passer pour Maurice Chevalier dans Monkey Business (Monnaie de singe), dans l’espoir de pouvoir débarquer du transatlantique sur lequel, il est un très remarqué… clandestin. Sur ce même transatlantique, avec la plus grande sérénité, au préalable, il se sera invité à la table du commandant de bord, aura prêté main forte à un dangereux malfrat, en devenant son homme de main et finalement se sera improvisé docteur, en s’emparant d’une trousse de docteur pour porter secours à un homme venant de s’évanouir sur le pont.

« L’aptitude à récuser le réel par l’intermédiaire du langage constitue une faculté à la fois déplaisante, par l’hypocrisie qui s’y trouve, consciemment ou non, attachée, et fascinante, par sa surprenante et souveraine efficacité. » poursuit Rosset dans son analyse de l’homme grandiloquent. « L’homme des mots est inattaquable. » observe Rosset avant d’ajouter : « Il a toujours un mot pour détruire le réel qu’on lui montre, un autre mot pour effacer le réel émanant de sa propre personne. L’homme qui vit à l’abri des mots ne reçoit aucune information du réel qui ne passe par le crible d’un langage qui l’élimine, n’émet aucun message qui ne passe par le même crible transformant alors son propre réel en quelque chose de tout autre. »
Groucho est-il hypocrite ? Quelle que soit la réponse, son efficacité est en tout cas bien réelle. Avant d’être l’amant le plus irrévérencieux auprès de la gent féminine – le parfait « mysogine » ! –, un redoutable coureur de dot auprès de veuves fortunées – l’argent l’intéresse-t-il vraiment ? –, le pourfendeur d’institutions ou de professions, universitaire, politique, médicale et autres – Groucho Marx est-il réellement subversif ? –, un escroc hors pair et machiavélique – fustige-t-il autant les valeurs établies ? –, Groucho est avant tout grandiloquent. Il est avant tout l’« homme du sermon », l’« homme de la parole », comme l’indique Rosset qui définit cette dernière comme « la parole portée à son comble, dotée d’un statut exorbitant qui lui permet, à elle et à elle seule, de décider de ce qui est et de ce qui n’est pas réel. » S’il s’introduit avec autant d’impertinence dans les réceptions les plus mondaines, s’il s’empare avec autant d’insolence des fonctions les plus respectables, s’il explore avec autant d’opportunisme les lieux les plus divers, le fait-il avec la bienveillance et sous la protection des mots qui décident du « vrai » en lieu et place du réel qu’ils sont censés représenter. Ainsi, protégé du réel par la forteresse imprenable de son propre langage, Groucho demeure avant tout inattaquable.

La réunion du conseil des ministres présidée par Firefly s’est achevée sur un incontestable malaise des ministres. Fallait-il consentir à cette surprenante nomination dans l’espoir d’obtenir les 20 millions de dollars promis par Madame Teasdale ? Le déroulement de la réunion venait confirmer les craintes des ministres. L’inquiétude au sujet de Firefly et de sa réelle capacité de gouverner le pays était d’autant plus vive que le pays connaissait un net regain de tension avec le pays voisin, éternel rival, la Sylvanie. Les premières décisions du nouvel homme fort du régime, attendues avec impatience, n’étaient pas propres à les rassurer.
Qu’allait-il advenir de la Freedonie livrée aux mains de ce fantasque et non moins autoritaire président ?

Le portefeuille de la Guerre étant vacant, après la démission de son ministre, Firefly s’était mis en quête de trouver un remplaçant. À la faveur de circonstances – heureuses –, le ministère fut rapidement pourvu. Un marchand ambulant de cacahuètes et de hot-dogs dont le stand se trouvait à proximité du palais présidentiel fut sollicité pour le poste. Après une négociation rudement menée, – il suffira de répondre à une devinette ! – Firefly décida d’en faire son ministre de la Guerre. La nomination de ce marchand ambulant, répondant au nom de Chicolini, pouvait néanmoins être accueillie avec la plus grande suspicion. Qui est ce Chicolini, en effet ? Avant d’être un membre important du cabinet de Firefly, Chicolini travaillait pour le compte de l’ambassadeur de l’État de Sylvanie, Trentino. Ce dernier, dont l’ambition est de s’emparer de la Freedonie, ne voyait pas d’un bon œil la nomination de Firefly, et avait chargé Chicolini de surveiller tous les faits et gestes du nouveau président. Aidé d’un fidèle complice, Chicolini ne pouvait que se satisfaire de l’aubaine que venait de lui fournir Firefly. Au sein même de son gouvernement son rôle d’« espion » ne pouvait en être que facilité. Cependant il s’acquittera de ses tâches avec des fortunes diverses. La filature du président Firefly se révélera d’abord pleine d’embûches et n’apportera à l’ambassadeur, à son grand désappointement, que peu de renseignements. Il aura ensuite pour mission de dérober les plans de bataille secrets dans la demeure de Madame Teasdale, alors que la guerre semble imminente entre les deux pays. Après de rocambolesques péripéties, cette mission se révélera un échec et aboutira finalement à son arrestation et à son procès devant la cour martiale pour trahison. Enfin, membre du gouvernement de Firefly, quelques minutes lui suffiront pour se faire mettre à la porte, illico presto, par un président fort peu réceptif et de surcroît goûtant peu à son ironie.

Au regard de ces tentatives avortées, il serait pourtant hâtif de jeter l’anathème sur lui. N’est-il pas l’un des rares à s’opposer, avec « succès », dans Duck Soup (Soupe au canard), à un président aussi imprévisible et versatile ? N’est-il pas l’un des rares à être capable de lui tenir tête ?
Chicolini semble être en effet l’un des seuls protagonistes à avoir la capacité de contrarier l’ambition du chef de gouvernement et l’un des seuls à braver, crânement, sa logorrhée. Pouvait-il en être autrement de la part d’un personnage, derrière lequel il faut reconnaître Chico, dont la parole semble être également l’arme principale. Au volumineux bavardage de Groucho répondra celui, non moins volumineux de Chico que son ingéniosité, sa roublardise mais également sa désinvolture rendront néanmoins différent. Adepte de la devinette, des calembours, des jeux de mots, ne dédaignant pas à l’occasion la plaisanterie, il se présentera comme un adversaire coriace – idéal ! – à l’âpreté verbale, à la volubilité sans faille de Groucho et, son penchant avéré pour les mots, sa propension à les manipuler comme bon lui semble, par leur redoutable efficacité, seront – de la même manière – d’un recours précieux, quand il sera opposé à ce personnage aussi déroutant.
De leurs confrontations naîtront d’interminables conciliabules, dont il sera difficile de savoir qui, des deux hommes, sortira vainqueur tant ils afficheront d’appétit pour en découdre à l’infini et manifesteront une telle jubilation. Quels que soient les rôles qu’ils interpréteront, complices, associés ou simples voisins, au gré des événements, leurs rencontres seront l’occasion d’éprouver leur verve respective et de mesurer leur à-propos.
Dans The Cocoanuts (Noix de coco), afin de faire monter les enchères lors d’une vente de lots de terrain, Monsieur Hammer s’attachera les services d’un des clients de l’hôtel. Après quelques explications sur le système de la vente aux enchères, comprises tant bien que mal par le client, la vente en question se déroulera et dépassera toutes les espérances de Hammer. Groucho inaugurera ainsi une longue liste de face à face qui le placeront devant la duperie, la couardise de Chico et dont la ténacité le mettra rudement à l’épreuve. Dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), le capitaine Spaulding et le musicien Ravelli se livreront à des déductions serrées pour élucider le mystère du tableau volé. Dans A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra), le manager Driftwood conversera longuement et âprement avec Fiorello, autre manager, pour la signature du contrat du « plus grand ténor du monde ». Dans A Day at the Races (Un jour aux courses), à l’hippodrome, le docteur Hackenbush se fera donner quelques tuyaux – « sûrs » – pour les prochaines courses par Toni, transformé pour la circonstance en vendeur de crème glacée. Dans At the Circus (Un jour au cirque), Loophole, sans insigne, sera opposé au tenace Pirelli pour avoir accès au train dans lequel s’est embarquée la troupe du cirque. Dans Go West (Chercheurs d’or), Quentin Quayle, auquel il manque dix dollars pour prendre le train en direction de l’Ouest, comptera sur les frères Panello pour leur soutirer la somme manquante…
Au terme de leurs conciliabules, Groucho se rendra à l’évidence : le tableau a été mangé par des mites gauchères, le contrat sera réduit à sa partie congrue, épuré de toutes ces clauses, les tuyaux se révéleront inexacts et il se retrouvera accessoirement en possession d’une multitude de guides et de codes censés lui indiquer le cheval gagnant, l’insigne sera malheureusement un insigne de l’année précédente et finalement le train partira sans lui, avec les frères Panello à sa place… Ainsi, face à cet adversaire, l’éloquence de Groucho paraît sans effet. Par son bagout, même approximatif, son goût indéniable de l’improvisation, Chico est véritablement le seul à pouvoir endiguer le discours de Groucho. C’est pourquoi dans Duck Soup (Soupe au canard), présidé par Firefly, le procès de Chicolini pour trahison peut avoir lieu avec l’assurance pour ce dernier de s’y montrer à son avantage et avec la perspective de réussir à avoir le dernier mot…

« Ce statut exorbitant du langage est précisément celui par lequel nous définissons la grandiloquence : soit toute forme de dévotion […] à l’égard de la pure représentation. » explique finalement Rosset qui désigne cette « perversion » comme « une aberration triomphaliste du langage, dont l’effet est de transformer automatiquement toute chose en mot, c’est-à-dire d’assimiler rigoureusement la réalité de la chose à celle de sa représentation. » Inattaquable, Groucho l’est et le restera. Ainsi, à quoi peut bien correspondre cette fâcheuse manie qu’il a de prendre à témoin « le spectateur » lorsqu’il émet des propos qu’il juge pour le moins déplacés ou peu inspirés ? « On ne peut pas être drôle à chaque fois ! » s’était-il exprimé dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) après, semble-t-il, une réplique qu’il trouvait mauvaise. Il multipliera de la sorte les apartés à l’adresse du spectateur qu’il ponctuera par de superbes œillades. Inattaquable, Groucho l’est et le restera. Ainsi, à quoi peut bien correspondre cette tendance à commenter ses désillusions ou ses propres revers quand il sera opposé notamment à Chico, le seul à savoir lui faire face ? Sans se démonter, le docteur Hackenbush, dans A Day at the Races (Un jour aux courses), remettra dans le petit chariot tous les ouvrages qu’il vient d’acheter à Toni et commencera à faire l’article à l’intention d’une autre victime : « Demandez votre Tootsie-Fruitsie ! Votre délicieux ice-cream Tootsie-Fruitsie ! »
Rosset assimile enfin la grandiloquence au phénomène général de la superstition qu’il décrit comme « un choix de la représentation au détriment de ce qui est représenté, impliquant à la fois un regard négligent sur les choses et une attention dirigée exclusivement vers l’irréel » en concluant que la superstition ne s’intéresse pas au réel, ce dernier étant le « corps », ce corps que la grandiloquence récuse et que Pinky découvrira au fur et à mesure en retroussant ses manches, en soulevant le pan de sa chemise, en l’ouvrant sur le devant, pour arborer les somptueux tatouages représentant un visage – le sien ! –, une jeune femme, un petit paysage au milieu duquel se dresse une niche… et dont le président Firefly exigera finalement qu’il soit caché…

Son Excellence et l'ambassadeur de Sylvanie

Dans la salle du conseil, transformée pour la circonstance en chambre de tribunal, réunissant les hauts dignitaires du pays et une foule nombreuse, le procès de l’accusé Chicolini fut interrompu par un émissaire. Il venait annoncer que les troupes de l’État voisin, la Sylvanie, étaient sur le point de débarquer sur le sol de Freedonie. Il sera suivi de peu par Madame Teasdale, qui, dans l’espoir d’éviter la guerre entre les deux pays, avait prié l’ambassadeur de la Sylvanie de venir s’entretenir – une dernière fois – avec le président Firefly, pour tenter de trouver une solution pacifique au différend opposant les deux hommes. L’ambassadeur apparaît à son tour dans la salle du conseil entouré par une cohorte de militaires de la Sylvanie. La guerre aura-t-elle lieu ? L’inquiétude est perceptible parmi l’assemblée. L’entrevue entre les deux hommes fait s’agiter une foule, impatiente et désireuse de connaître le sort de son pays.

La nouvelle de la nomination de Rufus T. Firefly à la tête de l’État de Freedonie n’avait pas seulement soulevé le scepticisme et la crainte de la part des seuls ministres de la Freedonie. Trentino, l’homme fort de la Sylvanie, pays voisin et… ennemi héréditaire, avait accueilli cette nomination avec un plaisir mitigé. En réalité l’ambassadeur ne cachait pas son ambition de s‘emparer de la Freedonie. Il s’ingéniait d’ailleurs à faire une cour pressante à la richissime et toute-puissante Madame Teasdale, afin de détourner son immense fortune au profit de son pays, et, par la même occasion, de mettre la main sur la Freedonie qui connaissait une grave crise économique. Les avances de Trentino étaient pour lors restées sans réponse. Ainsi sa tâche n’allait pas être facilitée par l’arrivée de Firefly dont le charme et la faconde ne laissaient pas indifférente celle qui était à l’origine de sa nomination. L’arrivée au pouvoir de Firefly constituait assurément un obstacle à ses projets. Aussi avait-il engagé deux redoutables espions, Chicolini et Pinky, dont la mission de filature de Firefly pouvait s’avérer précieuse – il s’agissait de le discréditer aux yeux de Madame Teasdale – et outre l’aide de ces deux affidés, il pouvait également compter sur la dangereuse Vera Marcal, danseuse de profession, acquise entièrement à la cause sylvanienne, et dont le charme saurait être un atout important.

Firefly, que les affaires de l’État n’accaparent pas entièrement, devait se présenter désormais comme un redoutable adversaire pour l’ambitieux Trentino et un aussi redoutable rival au regard de la profonde affection que lui témoignait Madame Teasdale. Quelle serait l’issue de ce face à face ? Qui de Trentino ou de Firefly obtiendrait les faveurs de la chère et dévouée Madame Teasdale ? La rivalité entre les deux hommes, qui plus est, scellerait-elle le sort de leurs pays respectifs ?

La grandiloquence signale ainsi un « écart » que Rosset juge « critique » entre le réel et sa représentation. « Non un certain écart – car c’est le propre de toute représentation, qu’elle soit littéraire ou de tout ordre, que de différer de ce qu’elle représente – mais un écart maximal, impliquant destruction et disparition de la chose représentée. » écrit le philosophe. « Dans l’expérimentation grandiloquente du réel, les mots qui servent à apprécier la réalité modifient celle-ci au point de la rendre méconnaissable, ou plutôt de la rendre entièrement autre. » précise-t-il. Rosset perçoit ainsi – et souvent – le langage comme un « outrage au réel » et l’homme, appréhendant le réel par le biais d’un langage, « le plus souvent grandiloquent ». Si l’homme a une conscience du réel, autorisée par les « prestiges » de la représentation, la contrepartie est « le risque d’une méconnaissance en profondeur, due à la faculté qu’à l’homme, et seulement l’homme, de prendre l’image pour le modèle et le mot pour la chose ».
La grandiloquence – « parfaite » – figure en définitive pour Rosset un cas extrême de divorce entre le réel et sa représentation. « On peut la déclarer achevée quand rien ne reste du réel qu’elle est censée représenter, quand elle parvient à entièrement dévorer une réalité qui cesse d’être référence extérieure et devient de la sorte à la fois intériorisée et absente : complètement intégrée au discours, complètement absente donc du monde réel, extérieur au discours. » ajoute-t-il. La grandiloquence, conclut Rosset, « constitue ainsi une sorte d’impérialisme absolu du langage, de triomphe de la représentation et, par voie de conséquence, de dénégation implicite de toute espèce de réalité ».[3]

À partir de cet écart entre le réel et sa représentation, qui aboutit à une valorisation grandiloquente de l’image au détriment de la réalité, Rosset en vient à définir un « espace » de la violence. Quel est-il cet espace de la violence ?
D’une part, la parole grandiloquente, comme il a été montré, fait violence au réel et d’autre part cette violence faite au réel est « l’indice d’une violence virtuelle tant chez celui qui parle que chez celui qui écoute (soit que ce dernier y participe, soit qu’il la récuse, estimant alors que cette violence est un affront qui appelle un rectificatif lui-même violent) ». « La violence sanctionne toujours un outrage au niveau de la représentation et non à celui du réel » observe Rosset.

Abandonnant l’idée d’un coup d’État pour s’emparer de la Freedonie, Trentino s’est mis en tête d’épouser Madame Teasdale. Il fait part ainsi de son plan à la danseuse Vera Marcal et lui suggère qu’elle pourrait avoir un rôle déterminant car Madame Teasdale semble très entichée de Firefly. Il lui suffirait d’attirer à elle, grâce à des atouts non négligeables, le nouveau chef de l’État. Toutefois l’exécution de ce plan ne s’annonce pas aussi aisée face à l’étrangeté et l’imprévisibilité de Rufus T. Firefly. Les présentations qui auront lieu lors de son couronnement, à l’instigation de Madame Teasdale, préfigureront de la difficulté de la tâche qui attendra l’ambassadeur. La première entrevue entre les deux hommes se soldera en effet par le départ précipité de ce dernier, offensé par les propos peu courtois de Firefly.

Au grand désespoir de Trentino, la filature du président par ses deux espions, Chicolini et Pinky, s’avérera peu efficace et n’apportera pas les résultats escomptés. Qu’à cela ne tienne ! Les événements allaient très vite hisser Chicolini à un poste important au sein du gouvernement rival, facilitant normalement son obscure besogne. Pinky, chauffeur attitré du président, serait, quant à lui, d’un renfort précieux. Ainsi Trentino leur gardait sa confiance et œuvrait de son côté pour obtenir les faveurs, tant désirées, de Madame Teasdale. Pendant une réception, dans le jardin de la résidence de Madame Teasdale, Trentino profite de l’absence de Firefly – dont s’est chargée Vera Marcal – pour se déclarer à Madame Teasdale. Son but est qu’elle réponde enfin « oui ». Mais l’arrivée impromptue de Firefly – qui a quand même réussi à s’inviter – interrompra néanmoins la tentative de Trentino et s’ensuivra un échange verbal très vif entre les deux hommes. L’ambassadeur quittera la réception, excédé, en menaçant la Freedonie d’une guerre après avoir été giflé par Firefly. Cette altercation entre les deux hommes laissera Madame Teasdale désemparée.

Après cet échange véhément, Madame Teasdale, dépitée, fera tout ce qui est en son pouvoir pour ramener Firefly à la raison. Elle organisera une entrevue entre l’ambassadeur, prêt à oublier cette regrettable affaire, et Son excellence, dans l’espoir d’éviter à tout prix la guerre entre les deux pays. La rencontre a lieu dans sa demeure et l’harmonie semble rétablie entre les deux hommes, au grand soulagement de Madame Teasdale, après que chacun est revenu à de meilleurs sentiments. Mais, au gré de la conversation, s’agissant, il est vrai, de se rappeler de ce petit nom dont Trentino l’a affublé, Firefly le gifle de nouveau. Cette fois, la guerre paraît inévitable. « Ma décision est claire : c’est la guerre ! » déclare l’ambassadeur.

Sur ces entrefaites, Trentino décide avec ses ministres de se procurer les plans de bataille de la Freedonie détenus par Madame Teasdale dans un coffre-fort. Il charge ses deux espions, Chicolini et Pinky de s’en emparer. Aidés par la complice Vera Marcal, ils s’introduisent dans la demeure de Madame Teasdale qui, inquiète, a fait appel à Firefly pour la protéger. Elle préférerait aussi lui livrer en main propre les plans. Les deux espions, après avoir pris l’apparence de Firefly, ne parviennent pas toutefois à prendre possession des plans et Chicolini est démasqué et inculpé pour trahison. Présidé par Firefly, le procès a lieu et sera interrompu par une ultime tentative de conciliation de la part de Madame Teasdale qui a eu au préalable un entretien avec l’ambassadeur. Disposé à empêcher la guerre, il fait son apparition dans la salle du conseil accompagné d’une cohorte de militaires de la Sylvanie. Mais s’est-il à peine exprimé qu’il se fait gifler par Firefly. « Cela signifie la guerre ! » lance-t-il d’un ton officiel aussitôt repris par Firefly : « Alors ce sera la guerre. »

Les efforts consentis par Madame Teasdale pour trouver une solution pacifique resteront vains. Devant l’inflexibilité de Firefly, dédaignant de recevoir les excuses de Trentino, elle devait se rendre à l’évidence. La guerre était inévitable et les hostilités entre les deux pays commençaient. Firefly dont le malheur fut peut-être de louer trop tôt le champ de bataille est-il pour autant le seul responsable ? Successivement soldat napoléonien, général de la guerre de Sécession, scout, hussard, trappeur, il se retrouvera à combattre dans son poste de commandement isolé au milieu du champ de bataille, avec son fidèle secrétaire, Jamison, le soldat déchu Chicolini, rallié à la cause freedonienne parce que la nourriture y est meilleure et Pinky, homme-sandwich, chargé de trouver des volontaires au péril de sa vie. De son quartier général, encerclé et harcelé par l’ennemi, il exhortera avec enthousiasme et courage ses soldats au combat, achètera pour quelques dollars le silence complice de son secrétaire, après avoir tiré par erreur sur ses propres troupes, abaissera les stores dans l’espoir d’empêcher les obus de passer, viendra au secours de Madame Teasdale, et n’oubliera pas finalement de demander à son secrétaire de lui rappeler de se décorer lui-même… avant que Madame Teasdale ne célèbre la victoire de la Freedonie en entonnant l’hymne national.

En corollaire à la violence décrite comme sanctionnant toujours un outrage au niveau de la représentation, Rosset fait une constatation : « Il y a ainsi en l’homme comme une patience infinie à l’égard du réel, et une impatience non moins totale à l’égard de ses images. » S’agit-il plus des mots, des représentations que du réel à proprement parler se demande-t-il ? Les plus violentes querelles sont avant tout des querelles de mots pour le philosophe : « on est bien d’accord sur les choses, mais on est prêt à s’entre-tuer pour des questions de représentations ». De quel « petit nom » a bien pu être affublé Firefly lors de cette énième rencontre avec l’ambassadeur Trentino ? Tolère-t-il de se savoir parvenu, admet-il que nul n’en ignore ? En revanche se sent-il outragé dès lors que « la chose » se représente, se parle ? « C’est pourquoi toute violence humaine, et même dans les cas fréquents où elle se prolonge par des manifestations de violence physique, n’en est pas moins fondamentalement une violence verbale, une outrance verbale : pas de coup de poing ou de coup de feu qui ne soit précédé par la représentation d’une image intolérable se substituant au réel jusque-là toléré. » surenchérit Rosset. Il s’agit donc de l’image, de l’image en tant que telle, riche en connotations et significations « surajoutées » au réel, le restituant de manière avantageuse dans certains cas ou de manière insupportable dans d’autres.
Le réel, quant à lui, est bien à part : « il se contente d’être le réel, tout simplement, et n’est guère susceptible d’outrance – il n’y a que les mots qui “exagèrent” ». La violence serait-elle attachée à l’exercice de la parole et du langage ? Elle serait le tribut à payer contre l’octroi de la capacité humaine de représentation du réel. Il s’agit moins d’opposer la violence au langage, à la raison, au sens, précise Rosset, « de se représenter l’homme comme écartelé entre la possibilité d’une communication pacifique fondée sur le discours, et la tentation d’un rapport de violence, fondée sur le non-discours », que de l’inverse : « c’est précisément où l’homme est susceptible de discours qu’il est susceptible de violence ».

Post-scriptum

Comment biaiser avec la formule de vérité énoncée par Parménide et à laquelle fait référence Rosset dans Principes de sagesse et de folie ? Il y a deux façons pour le philosophe. La première consisterait « à estimer que, s’il est vrai que l’être est, il convient cependant d’accorder une certaine dose d’existence à ce qui n’est pas : l’être est, mais le non-être est aussi. » Cette façon – première – de biaiser serait le principe général de toute folie estime-t-il. La seconde consisterait « à admettre l’existence du non-être mais en même temps à doter l’être d’une duplicité qui permet à celui-ci, selon les besoins du moment, d’être à la fois ce qu’il est et ce qu’il n’est pas : l’être existe bien, mais il est double. » Cette seconde façon s’inscrirait dans ce que Rosset appelle « le pouvoir général de l’illusion », la rattachant, en définitive, à l’hallucination d’un être double. « Il possède une plasticité telle qu’il peut tout en étant l’être qu’il est, être aussi bien tout autre. Il est ainsi si bien contaminé lui-même par ce qu’il n’est pas qu’il peut sans risque se dispenser de l’appui du non-être en cas de contestation : ayant déjà phagocyté et intégré l’autre à sa propre substance, il n’a plus que faire de ses services. » précise-t-il.
Quant à cette illusion d’un être double, Rosset mentionne un de ses aspects qu’il juge important même si, à ses yeux, il apparaît secondaire. Il s’agit de son utilisation crapuleuse. « C’est en effet un caractère très fréquent à l’acte crapuleux que de s’accompagner d’un dire contradictoire qui, tel un doublage parasitaire prétend récuser son fait au moment même où il l’accomplit. » commente-t-il, mettant l’accent sur la réelle et indéniable duplicité de la crapule. S’agissant à la fois de propos double et de propos frauduleux, dans le double sens du terme duplicité, la duplicité de la crapule se pose comme un parfait exemple « contre-parménidien » instaurant que « ce qui est est double, bénéficiant du privilège d’être à la fois ce qu’il est et ce qu’il n’est pas » et pouvant très logiquement susciter l’irritation.

 
 
 
   
   
 
     
 
© jeanhelio - 2013