Cinéma et Folie, d'une singularité à l'autre : l'aventure des Marx Brothers
[accueil]  [préambule]  [fascicule 1]  [fascicule 2]  [fascicule 3]  [fascicule 4]  [fascicule 5]  [fascicule 6]  [fascicule 7]
 
 
 
 
Fascicule 6
le mot de passe
 
 
 
 
 

Les « Marx Brothers » au musée

Préambule

Quel lien peut-il y avoir entre les masques de Pascal-Désir Maisonneuve et les grimaces de Harpo ? Quel lien peut-il y avoir entre la « Tête aux larges oreilles », la « Tête cornue », « Le Diable » ou encore « L’Éternelle Infidèle », assemblages de coquillages réalisés dans les années trente par un brocanteur français et le « gookie » de Harpo Marx inspiré par « un » gars qui se faisait appeler Gookie et qui roulait ses cigares dans une vitrine d’un tabac d’une avenue de New York ? Quel est le rapport finalement entre un dessin au crayon d’Aloïse ou de Wölfli, une machine de Heinrich-Anton Müller et un film des frères Marx ?
La présence des frères Marx au sein de la Collection de l’Art Brut installée en Suisse relevait sans aucun doute de l’imposture. Leur irruption au sein de ce grand et bel hôtel particulier du XVIIIe siècle surplombant Lausanne, le château de Beaulieu, ne pouvait que déconcerter. Quels en étaient réellement les tenants et les aboutissants ?

En s’attachant aux pas de ces trublions que furent les frères Marx, comment ne pas se laisser tenter par une intrusion dans ce haut lieu de l’Art Brut qu’est devenu le château de Beaulieu. Après les grands hôtels qu’ils fréquentèrent avec la plus grande désinvolture, à côté des somptueuses demeures qu’ils arpentèrent sans la moindre gêne, ce château se présentait comme une halte « attendue » dans leur carrière riche en aventures mouvementées et en excursions de toute sorte. Exceptionnellement, ce château s’improvisait asile pour les membres les plus entêtés et insoumis de la famille. En toile de fond, se dessinait sans conteste la question de la place des « Marx Brothers » dans le musée du cinéma et conjointement dans ses dictionnaires. Quelle était jusqu’alors la place d’acteurs issus de la tradition vaudevillesque du début du siècle et de leurs treize réalisations cinématographiques s’étalant de The Cocoanuts (Noix de coco) tourné en 1929 à Love Happy (La Pêche au trésor) en 1949 ? En s’intéressant à des particularités issues pour la plupart d’une histoire très tôt destinée aux planches, ils semblent à jamais figés et se définir notamment par une seule et inaltérable gouaille symbolisée par Groucho et Chico et par une spectaculaire dextérité incarnée par Harpo. De la même façon, leurs méfaits sont rangés pêle-mêle dans un genre qui avait fait les beaux jours du cinéma et, à y regarder de plus près, attestant désormais des stigmates d’une époque qui était sur le point de s’achever. Les réalisateurs qui s’étaient succédé pour filmer leurs tribulations étaient quant à eux, à quelques exceptions près, tombés dans l’oubli, ravalés au rang de faiseur d’une industrie en pleine possession de ses moyens.
« Enfermés », les frères Marx l’étaient bel et bien. Devaient-ils le rester même au prix d’une intrusion des plus incongrues ?

En s’inspirant de l’aventure initiée par Dubuffet, une aventure qui prit naissance quand il arpenta, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les établissements asilaires, prenant connaissance des travaux de leurs patients, le pari était en premier lieu de les « libérer » de cet « enfermement » dont ils étaient l’objet. S’éloigner des études et « rapports » déjà écrits, tel était le point de départ et le souci de Dubuffet face à des individus et à des productions dont le sort paraissait scellé. S’éloigner des critiques et commentaires, consacrant ou non l‘univers marxien, l’estampillant de surcroît, tel était le préambule à cette « libération » des frères Marx.

Les fascicules

L’aventure orchestrée par Dubuffet reposait sur une approche différente, originale, faisant la part belle voire exclusive aux œuvres. Plus que les écrits consacrés explicitement à la notion d’Art Brut – écrits à classer prudemment à part –, les publications des fascicules de la Compagnie de l’Art Brut le démontrent amplement et rendent compte de la primauté donnée aux œuvres. À l’identique, il fallait faire de même avec les œuvres des frères Marx dont la vie, connue et abondamment commentée, serait volontairement éludée. Il fallait épouser un cheminement qui donnerait le moins prise à la légende qui se forgea autour de leur histoire personnelle – alimentant bon gré mal gré la genèse de leurs œuvres. En délaissant l’histoire d’une famille nombreuse vivant à Manhattan au début du vingtième siècle et se destinant très tôt à la scène théâtrale, mais aussi l’histoire d’un art, histoire aussi technique qu’esthétique, importaient avant tout leurs prestations cinématographiques et seulement qu’elles, matière assurément à l’établissement d’un autre « diagnostic ». Ce parti pris, privilégiant ces facétieuses tribulations et ses seuls auteurs, était assurément un gage de nouveauté, non dénué, il est certain, de paradoxe : étudier Harpo Marx sans savoir qu’il fut Adolph, Groucho sans savoir qu’il fut Julius et Chico, sans savoir qu’il fut Leonard ; étudier The Cocoanuts (Noix de coco) ou Animal Crackers (L’Explorateur en folie), sans savoir qu’ils étaient l’adaptation de pièces de théâtre… Comme il intéressait peu l’initiateur de la notion d’Art Brut de s’attarder sur le parcours des auteurs des travaux qu’il réunira et sur les raisons qui les avaient fait entrer dans ces lieux cloisonnés – même si les deux avaient des répercussions inévitables sur les œuvres –, il fallait s’en tenir à leurs seuls faits et gestes. Les questions relatives à l’origine de leur style, qui prit naissance un soir dans la ville de Texas, de leur sobriquet, de la fausse moustache de Groucho, du silence de Harpo, seraient volontairement écartées, trop sujettes à caution de surcroît.

Cependant la comparaison avec la démarche de Dubuffet ne s’arrêtait pas exclusivement à la seule volonté de faire « table rase » et tirerait parti des questions qu’elle avait immanquablement soulevées. Au détour de cette aventure, aussi controversée soit-elle, pointaient des questions essentielles qui avaient, pour la plupart, trait à la création. Aux publications, aux nombreuses et importantes expositions, se greffe un ensemble disparate d’écrits qui, pendant la lente mise en place de la Compagnie de l’Art Brut, se donnait pour ambition d’instituer les contours de la notion. Ainsi au premier rang de ces questions figurait celle de la folie, et précisément de sa perception et du rôle que Dubuffet lui attribua, avec son inévitable corollaire, l’enfermement.
En quoi concernerait-elle les frères Marx et leurs réalisations cinématographiques ?

Folie(s)

Dubuffet s’expliqua longuement sur le rôle et la place de la folie au sein de la notion d’Art Brut. Se démarquant nettement de la perception que l’époque en avait, il s’échina avant tout à la considérer sans le moindre fard, refusant l’idée qu’elle soit liée à la maladie, et s’attacha à lui assigner une véritable place au sein non seulement de l’« art brut » mais aussi de l’Art. Dans l’optique plus globale que représentera l’Art Brut, elle apparaissait comme la voie, royale sans aucun doute, à une spontanéité, une ingénuité, une originalité… recherchée par Dubuffet dans l’exercice créatif. En réalité, loin d’être exclusive, elle s’inscrivait dans un vaste plaidoyer en faveur de la création et son rôle était exalté, vivifiant et fécond. Accréditant l’idée d’une véritable et authentique créativité, elle était la marque d’un affranchissement de la culture, des conventions, des habitudes… Malgré les efforts de l’auteur du concept d’Art Brut, il ne put en définitive taire les malentendus que son utilisation fit naître au sein de cette notion en devenir et fut notamment à l’origine du désengagement d’André Breton de la Compagnie de l’Art Brut, en raison d’un désaccord sur la manière d’envisager les œuvres des « fous ». Pourtant demeuraient une conception originale, « saine » de la folie et un rapprochement avec l’expression artistique pour le moins précieux. Précieuse, cette conception l’était, en vue de s’attacher à la folie marxienne. Le postulat dubuffetien, consistant à percevoir et à revendiquer purement et simplement l’expression artistique comme phénomène pathologique, permettait en réalité d’en finir une bonne fois pour toutes avec la « folie » marxienne.

En effet, si cette dernière semblait autorisée, par le constat de sa mention – abusive ! – et l’utilisation – fréquente ! – qui en fut faite dans l’examen de l’univers marxien, elle restait à soumettre voire à définir. Fallait-il souscrire benoîtement à l’hypothèse généralement admise d’une « folie » marxienne ? À observer le trio s’ébattre joyeusement et âprement, il est évident que le rapport était allégrement établi. Le genre burlesque qui donna ses heures les plus glorieuses au septième art que deviendra le cinéma ne pouvait pas ne pas intriguer le profane. À cette constatation d’un genre maintenant archétypal, au terme duquel se distinguaient les bouillonnants frères Marx, il était aisé de s’en remettre à une quelconque folie. Quoi qu’il en soit, sauf à la détacher d’un emploi à la fois commun et commode et à s’entendre opportunément sur une définition, son usage était excessif et se faisait la plupart du temps à tort. Ainsi, arc-bouté sur une hypothétique folie marxienne, il fallait désormais en dégager le véritable sens, bien que celui-ci ne fût pas simple. Si les commentaires et les critiques des interminables joutes verbales opposant Groucho et Chico ajoutées aux extravagances de Harpo, convoquaient – très naturellement – la question de la véritable nature de leurs exactions, le diagnostic restait à confirmer ou à infirmer. Ainsi le postulat dubuffetien permettait pour le moins de ne pas s’aventurer dans des recherches périlleuses et finalement de s’affranchir dans un premier temps du rapport institué entre la folie et les tribulations de Groucho, Chico et Harpo.

L’enfermement en question

Si étaient mises en lumière les circonvolutions qui avaient trait à la création – à l’instar d’une folie à plus d’un titre révélatrice –, la démarche orchestrée par Dubuffet avait pour ambition de les circonscrire. Malgré sa volonté et son obstination, il est à noter qu’elle ne parvint pas à éviter diverses objections qui lui furent faites. Dubuffet dut s’expliquer à plusieurs reprises et rependre un concept qui, initialement, n’était pas exempt d’approximations. À la différence du rôle de la folie dont il se débarrassera – promptement ! – au sein de cette notion novatrice que se voulait l’Art Brut, il ne put, en réalité, en faire de même avec les contours incertains de ce qui représentait à ses yeux une réponse nécessaire et radicale à l‘art homologué et régulièrement loué. Malgré tout, un concept se forgea, surmontant de nombreuses vicissitudes et devait perdurer jusqu’à aujourd'hui aboutissant à la création d’un musée.
Issu des hôpitaux psychiatriques, ce concept s’étendit à des individus en marge de la société. Étaient retenus des travaux aux formes inédites et à la technique originale, mais dont la force d’expression avait depuis longtemps déserté le monde de l’art. Étaient retenus des travaux à la maladresse et à la pauvreté manifestes mais dont la teneur intéressait au premier chef Dubuffet en butte aux artefacts de la création. Réalisés le plus souvent dans l’anonymat, complet pour certains, en toute clandestinité pour d’autres, ils mettaient en jeu la seule inventivité de leurs auteurs dont le parcours, loin – indemne – de toute influence, garantissait de surcroît les vertus que Dubuffet voulait retrouver dans une œuvre, à savoir la spontanéité, l’authenticité… Bref, l’Art Brut, prenant le contre-pied des codes établis et du courant dominant de l’art, se fondait sur l’idée d’une ignorance de la sphère artistique, sur une évidente virginité dont les « bienfaits » étaient inévitablement accentués par les circonstances, c’est-à-dire par l’isolement, forcé ou non.

S’il est peu probable que les réalisations cinématographiques marxiennes des années trente renvoient aux « mêmes » maladresses et à une technique « aussi » rudimentaire, aiguisant tant la curiosité de Dubuffet, peuvent-elles toutefois se prévaloir des qualités promues par Dubuffet ? Ces films à la teneur insolite – sous le couvert de la définition de Clément Rosset – s’inscrivent avant tout dans une histoire, celle entre autres de l’évolution du cinéma à l’aube de transformations importantes et de prérogatives stylistiques ancrées dans le genre de l’époque. Fallait-il pour autant ne voir qu’une confrontation – heureuse ou malheureuse – d’acteurs, aussi doués soient-ils, avec cet art en pleine mutation ? Loin de passer sous silence le passé riche de ces acteurs, aguerris par des années passées sur les planches, faisant écho à l’hypothèse de Dubuffet d’une – improbable – virginité, la question de la véritable valeur de leurs pochades se posait pourtant. À défaut de prendre en compte les gaucheries stylistiques et autres impérities formelles, le caractère insolite de ces objets renvoyait aux mêmes questions interpellant Dubuffet et en constituait en tant que tel l’intérêt et l’attrait qu’une approche nouvelle, débarrassée de tout présupposé, pouvait faire apparaître. En même temps que se soustraire au sujet, qui prêta tant à controverse au sein de la notion d’Art Brut, le sujet si cher à Dubuffet d’une authentique création et des – seules ! – conditions de son épanouissement, il restait, certes, à taire toute méprise mais aussi à mettre en évidence les qualités et richesses pressenties.

Le symbole Thalberg

Il y eut un homme, Irving Thalberg, producteur de la Metro-Golwin-Mayer, qui, en produisant deux films des frères Marx, A Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra) et A Day at the Races (Un jour aux courses), apporta son dû à l’épineuse et impénétrable question de la véracité d’une œuvre. À la lumière des préceptes évoqués par Dubuffet, formulant le profil d’une salutaire « pureté » de la création artistique, cette brève parenthèse dans l’itinéraire cinématographique marxien, est instructive. Il n’y a malheureusement – ou heureusement – pas de réponse à la question de savoir de quelle manière filmer le visage de Harpo lors de ses extraordinaires contractions. En définitive, le paradoxe de cette collaboration avec Irving Thalberg se trouvait, sus à l’enfermement et aux « bénéfices », aux « bienfaits » relevés par Dubuffet dans les travaux des auteurs apparentés à l’Art Brut, dans la capacité des frères Marx à se mouvoir et à s’exprimer dans une minuscule cabine, qu’elle apparaisse ou non comme une résurgence de la scène théâtrale. Enfermés dans cette minuscule cabine, n’en étaient-ils pas plus prolixes ?
Au même titre qu’il était nécessaire de faire ressortir le rôle joué par Dubuffet au lendemain de la deuxième guerre mondiale dans l’engouement multiple que suscita l’« art des fous », le rôle du légendaire producteur au sein de cette entreprise qu’est et que deviendra le cinéma, se posait avec la même acuité. L’amalgame entre le peintre théoricien et le producteur était tentant. Quel rôle attribuer finalement à ce dernier dans la perception de l’univers marxien auréolé des succès de leur pièce de théâtre et ancré dans une tradition très forte ? Salutaire ou non, cette « parenthèse thalbergienne » ajoute d’une part au délicat dilemme de l’authenticité d’une œuvre, au sens dubuffetien, et d’autre part maintient la question de sa véritable valeur et bien sûr de sa réelle importance. À l’initiative de Dubuffet, des travaux réalisés avec peu de moyens et dans des circonstances peu orthodoxes étaient mis en lumière à des fins proprement artistiques. Controversé ou non, le rôle qu’il tint, n’en (dé)montrait pas moins le champ particulièrement ouvert de la création. Tel était aussi le paradoxe de cette aventure. De quel titre pouvaient finalement se prévaloir les masques de Pascal-Désir Maisonneuve sans l’intervention déterminée du théoricien que fut également Dubuffet ? Sans la contribution prépondérante de ce dernier, le brocanteur français pouvait-il s’« enorgueillir » d’être un artiste ?

La théorie en question

Les œuvres patiemment conservées par Dubuffet et étiquetées sous l’appellation Art Brut souffriraient-elles tant de la présence subreptice des tribulations de quatre frères Marx ? Si la présence des réalisations cinématographiques marxiennes aux côtés des dessins de Wölfli ou d’Aloïse, des sculptures de Heinrich-Anton Müller, avait de quoi surprendre, elle s’inscrivait a fortiori dans les efforts consentis par Dubuffet en vue de jalonner une notion aux contours peu évidents. La somme d’écrits consacrés explicitement à la notion fut importante de la part d’un Dubuffet théoricien cette fois. En évitant de s’attarder sur les méandres de l’histoire de la Compagnie de l’Art Brut, en excluant de s’attacher outre mesure à un ensemble d’articles se révélant comme l’assise de la notion, cette entreprise – théorique – de Dubuffet était surtout à retenir. Fruit de la curiosité d’un peintre, de la volonté d’un homme, de l’audace d’un passionné d’art,… certes, mais la démarche de Dubuffet était loin d’être exempte d’objections d’un point de vue – strictement – rationnel. Parallèlement aux fascicules et aux expositions, était désormais sollicité le cheminement « sensé », « logique » de l’aventure initiée par Dubuffet, à partir duquel se détachait la question de son bien-fondé. En perspective se dressait le parcours chaotique de l’élaboration de cette notion qui éclairerait de ses lumières – c’est-à-dire des conditions de son élaboration – la tentative de cerner les tenants et les aboutissants des folles tribulations marxiennes. Pleine d’enseignements dans le dessein d’appréhender ces dernières avec ce regard neuf, comme il a déjà été stipulé – résolument éloigné des habitudes et des conventions –, l’aventure dubuffettienne, perçue sous ce seul angle, recouperait, à n’en pas douter, l’issue de l’approche des frasques marxiennes derrière, principalement, la figure de Groucho et sa parole grandiloquente. En d’autres termes, à l’aune d’une parole à bien des égards « suspicieuse », les propos de Dubuffet s’inscrivaient en toile de fond du pari de mener à terme l’analyse, l’étude du véritable sens des réalisations marxiennes. La théorie était bel et bien en question.

La création du musée

Le pari de Dubuffet, pari à la fois esthétique et théorique, aboutit finalement à la création d’un musée. Aujourd’hui, installé à Lausanne, ce musée réunit les œuvres, patiemment collectées par Dubuffet pendant de nombreuses décennies, dans deux importantes collections, la collection « Neuve Invention » s’ajoutant sur le tard à la collection principale. Pourtant au regard des écrits de Dubuffet et des principes attenants à l’Art Brut, un lieu unique d’exposition réservé à ces productions singulières n’allait pas de soi. Avant d’élire domicile à Lausanne, il connut d’ailleurs de nombreuses péripéties. En effet, art « insolite » en dehors des courants artistiques majeurs, hors des circuits institutionnels, solidement réfractaire à la sphère culturelle, aux arts culturels pour reprendre l’expression de Dubuffet, élaboré par des individus peu soucieux de reconnaissance, se définissant par leur marginalité, dans la confidentialité ou l’anonymat, l’idée d’un musée – de l’Art Brut – était en elle-même contradictoire. La diffusion des œuvres, leur promotion, allaient à l’encontre de l’intérêt et des vertus que Dubuffet « soupçonnait » – à raison – dans la clandestinité, le « secret », en matière de création. Aboutissant à la dépréciation et à l’assujettissement de l’œuvre, il était inéluctable pour le pourfendeur des arts culturels, que toute divulgation, quelle qu’elle soit, portait atteinte autant à l’acte créateur qu’au créateur. Se refusant à toute compromission, il ne transigera pas, instaurant même une ligne de partage entre les productions d’Art Brut ainsi que ses auteurs et le milieu culturel, constamment en point de mire, pour ses afféteries incompatibles avec la pensée d’une œuvre authentique. De cette intransigeance, naîtra une collection annexe, nommée ensuite « Neuve Invention » et dont fera partie Gaston Chaissac, en raison du seul rapport de ces auteurs avec le milieu culturel et de leur connaissance de ce même milieu. Ainsi Dubuffet, dans sa quête d’un art véridique, éleva au rang d’œuvre d’art, après les avoir acquis et collectionnés, des productions et des travaux de toute sorte façonnés par des auteurs marginaux, solitaires pour la plupart, mais ne pouvait se résoudre, en accord avec les règles d’« indépendance » et d’« abstinence », à les promouvoir.
Cependant, au fil des années, l’obstination de Dubuffet s’atténuera. Des cas de figure peu en concorde avec l’orthodoxie de l’Art Brut se multiplieront, mettant en évidence le rapport complexe de l’auteur à ses œuvres, et se fera jour l’idée d’offrir une véritable tribune à cet art insolite. Dès lors, d’exposition en exposition, l’idée d’un musée prit finalement corps, quitte à entrer définitivement en contradiction avec les principes de l’Art Brut revendiqués par Dubuffet. Le simple fait de les montrer, de les exposer publiquement, inaugurait un mouvement qui allait aboutir à la transformation du château de Beaulieue en musée. L’Art Brut, se définissant initialement contre le système culturel, en ferait désormais partie. Néanmoins le dilemme de le faire figurer au musée fut vite résolu par Dubuffet pressentant dans l’« officialisation » de la collection de l’Art Brut, un moyen d’œuvrer sur le terrain même de la culture afin évidemment d’en contester le rôle. Englué dans une contradiction infranchissable, après avoir repéré et nommé ces créations singulières, après avoir délimité, par ses nombreux écrits, le champ rigoriste d’une notion originale, le porte-parole de l’Art Brut prenait le parti en définitive de leur force subversive, de leur puissance roborative.

Si l’évocation de la question de l’existence ou non d’un musée se posa avec insistance pour le créateur de la notion d’Art Brut, d’une manière ou d’une autre, elle rejaillissait sur les réalisations marxiennes et sur le sort qui, dorénavant, les attendait. Sauf à faire durer l’hypothèse de leur présence au sein de ce musée, inspirant en introduction à cette recherche une déambulation imaginaire, le sujet de leur vraie place était en effet de nouveau et bel et bien d’actualité. Une fois l’étonnement passé, leur irruption dans ce musée ajoutait – délibérément – à ne pas passer sous silence les artefacts – à prendre le terme dans son sens didactique désignant les phénomènes d’origine humaine, artificielle (dans l’étude de faits naturels) – à la tentative d’inscrire les tenants et les aboutissants de leur propre aventure. L’ambition demeurait de « libérer » les Marx du musée officiel dans lequel ils étaient présents, de les soustraire du discours officiel invariablement légué. Au regard des contradictions rencontrées – et dépassées – par Dubuffet dans la gageure que représenta la quête d’un art véritablement « brut », dans le pari d’en asseoir aussi bien la validité que le bien-fondé, l’approche des tribulations marxiennes ne pouvait se réaliser qu’avec la plus grande (in)quiétude. Quel sort attendait les Marx ?

L’insolite

Éclat du vrai et/ou densité du réel

Cette aventure cinématographique débutera avec The Cocoanuts (Noix de Coco) pour s’achever avec Love Happy (La Pêche au trésor), traversant deux décennies pendant lesquelles les frères Marx montrèrent, outre une « folle » impétuosité, des aptitudes et des dispositions certaines. Il fallait dès lors les exposer et en faire ressortir la richesse et l’originalité. À la faveur d’une sombre histoire de vol(s) de tableau(x), sur laquelle reposera l’intrigue de Animal Crackers (L’Explorateur en folie), le deuxième film des frères Marx, la recherche allait être menée moins dans l’ombre du concept si cher à Dubuffet, qu’à la lumière de prérogatives clairement énoncées. L’intrigue de Animal Crackers (L’Explorateur en folie), au centre de laquelle se dressera une authentique toile de maître, permettait, en même temps que de poser ces dernières, d’établir le sens exact de l’investigation.
Était-ce la recherche d’un authentique tableau, d’une valeur inestimable, dérobé lors de son inauguration ? Était-ce davantage la recherche d’une série d’imitations plus ou moins maladroitement réalisées de ce même tableau ? Au sein de la demeure de Madame Rittenhouse circulera un nombre disparate de tableaux, faux et authentiques, autour desquels s’affaireront experts et autres inspecteurs de police, faux et authentiques également. L’enquête menée de concert par le prosaïque inspecteur Hennessy et l’étonnant Capitaine Spaulding, s’improvisant pour l’occasion inspecteur, ne pouvait en définitive faire l’économie de la découverte du premier élément d’une chaîne qui en comptera trois. Il s’agit de l’« Original », à partir duquel il a été possible de confectionner des copies, à partir duquel se profile un certain « éclat du vrai » pour reprendre la conception philosophique de Clément Rosset, exposée dans Le réel, traité de l’idiotie. Sans sa présence, la série de copies n’était pas réalisable. Assimilé au « modèle », cet original, garant de l’éclat du vrai, détient en lui, et en lui seul, la clef. Rosset apparente ainsi cette alternative à la philosophie du Double, à une philosophie métaphysique, le « réel » quotidien se présentant comme une duplication dont le sens serait apporté par la vision de l’« Original ».
Toutefois, malgré les recherches et à l’occasion d’une grande confusion au sein de la demeure de Madame Rittenhouse engendrée par les vols à répétition, cet original est introuvable. L’absence du modèle aurait dès lors pour conséquence de mettre au-devant de la scène des copies qui, n’en demandant pas tant, accéderaient – temporairement – au statut d’« Original », au statut d’objet premier. Dans son approche philosophique, Rosset aboutit, dans l’éventualité de l’absence du modèle, à la substitution de l’éclat du vrai par la « densité du réel ». Cette dernière, signe pour le philosophe d’une plénitude de la réalité quotidienne, d’une unicité du monde, se compose alors non de « doubles » mais de singularités originales n’ayant de compte à rendre à aucun modèle. À la philosophie du double, métaphysique, succéderait la « philosophie du réel ».

Ainsi, poursuivre l’enquête au sujet des tribulations des frères Marx afin de la mener à son terme, sous le couvert de la philosophie de Clément Rosset, supposait d’avoir à l’esprit cette dichotomie et de se positionner en faveur de l’une ou de l’autre.
À l’aune des préceptes philosophiques de ce dernier, instaurant une ligne de partage entre deux conceptions philosophiques, les aléas et autres rebondissements de Animal Crackers (L’Explorateur en folie) avec un vol d’un tableau, d’un deuxième et enfin d’un troisième, la présence d’un collectionneur – expert – plus ou moins douteux, le traitement infligé à tous ces tableaux, vrai ou faux, par un étrange personnage, l’imbroglio né de découvertes et de disparitions simultanées ou successives, permettaient en réalité le parallèle avec les réalisations cinématographiques marxiennes. Le sort de ces dernières dépendait non pas tant de l’existence que de l’évocation d’un « Original », d’un modèle, garant du sens, détenteur de la clef, auquel accessoirement un musée serait consacré et chargé d’en assurer la probité et la pérennité. Devant lui, elles se rangeraient sagement en ordre plus ou moins dispersé et figureraient à une place plus ou moins enviable selon qu’elles réfléchissent avec plus ou moins d’éclat le « vrai » du modèle. Elles finiraient de ce fait encensées, louées ou réprimandées, vilipendées… Dans tous les cas, persisterait la vision d’un modèle à qui les prestations des frères Marx renvoyaient invariablement et vis-à-vis de laquelle les « experts » s’employaient avec plus ou moins d’acuité à honorer l’ornement.
A contrario persistait l’éventualité de l’absence d’Original avec la question du sort qui serait réservé cette fois aux films des Marx Brothers. À l’éclat du vrai se substituerait définitivement la densité du réel qui, pour Clément Rosset, loin de considérer cette perte de l’original comme perte réelle, serait le simple signal d’une désillusion, l’originalité du monde se décelant dans le quotidien, le banal, la répétition… « Délivrés » de leur modèle, les faux tableaux de Animal Crackers (L’Explorateur en folie) ont sans doute perdu un certain éclat du vrai, mais ils ont gagné en densité du réel, dans le sens où ils ont acquis un statut d’originaux, de modèles à part entière. De la même façon, les prestations marxiennes, délivrées, orphelines, n’ayant de compte à rendre à aucun modèle, seraient désormais livrées à elles-mêmes. Gagneraient-elles en « originalité » ? S’inscriraient-elles dans une densité du réel, à plus d’un titre attrayante ? Quoi qu’il en soit elles seraient le véritable point de départ, les objets premiers à partir desquels la recherche s’entreprendrait avec la conviction de trouver, notamment dans le personnage interprété par Adolph Marx, aussi bien le mystère de tous les tableaux volés de Animal Crackers (L’Explorateur en folie) que celui de ses extravagantes turpitudes quand il est associé à ses frères.
Cependant avant que l’investigation ne s’engage plus loin, semblant liée très étroitement aux pas de Harpo Marx, interprétant « Le professeur » dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), responsable, semble-t-il, des vols des différents tableaux, ou dans le dernier film dans lequel apparaîtront les frères Marx, Love Happy (La Pêche au trésor), celui d’un vol d’un inestimable collier, il ne fallait pas négliger une « dernière » observation de Clément Rosset au sujet du désir sous-jacent à la recherche. Ce dernier, à propos de la pièce « originale » et de sa quête, signalait qu’en tant que fantasme, qu’objet du désir, celle-ci est « naturellement et éternellement ailleurs ». Mais, en tant qu’objet réel, elle « n’est au contraire jamais ailleurs mais toujours ici ». La toile de maître introuvable de Animal Crackers (L’Explorateur en folie) était en fait à portée de la main au même titre que le collier tant convoité de Love Happy (La Pêche au trésor). Que faut-il alors en déduire dans le cadre d’une enquête sur de folles tribulations mêlant trois frères aux particularités bien distinctes et cependant remarquablement complémentaires ? Au mutisme de Harpo, s’ajoute, plus bruyante, la parole de deux frères à la présence aussi détonante qu’importante. À Harpo, se joignent en effet deux frères aux particularités différentes mais dont la présence semble parfaitement répondre à la formidable pantomime de Harpo. Le regard du désir, prévenait le philosophe, est un regard « distrait ». Glissant sur le présent, l’ici, l’immédiatement visible, il ne peut être attentif qu’à la condition de porter son regard ailleurs. Le regard du désir, suggère au philosophe l’existence d’un « sort » qui lui semble attaché, « de toujours regarder ailleurs, de tout voir hormis ce que l’on cherche à voir ». Il est préférable de regarder ailleurs, si le réel en effet – dont les deux coordonnées fondamentales sont le présent et l’ici – n’est pas désirable, de regarder n’importe où, où il est assuré de ne jamais rien trouver car, en guise de découverte ne sera trouvé rien d’autre que ce qui était cherché c’est-à-dire précisément rien, conclut-il finalement.

La recherche de l’insolite

Une toile de maître d’une valeur inestimable disparaît dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie), un collier de diamants tout aussi inestimable demeure introuvable dans Love Happy (La Pêche au trésor). Chaque fois, au centre de ces intrigues figure Harpo. La recherche devait-elle absolument s’entreprendre sur les seules traces de ce voleur impénitent, apparaissant sous les traits d’un énigmatique professeur dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) ou quelques années après, dans la dernière contribution marxienne au cinéma, dans la peau d’un vagabond venant au secours d’une troupe de théâtre ?

Intitulé « À la recherche de l’insolite », le premier fascicule se proposait en effet de partir à la recherche de l’insolite. Émanant de la définition de Clément Rosset dans Principes de sagesse et de folie, l’objet insolite présenterait la particularité de mettre en contact des sphères d’existence. L’objet insolite ne serait pas extraordinaire par lui-même mais par « son introduction subreptice à l’intérieur d’une enceinte où il est inconnu et généralement indésirable ». Ainsi il en dirait moins sur sa propre existence qu’il ne témoignerait de « la relative indépendance des différentes sphères d’existence qu’il réussit à mettre en contact imprévu ». La conséquence serait alors de témoigner moins du statut étrange de tout objet insolite que de l’« incongruité » de certaines co-existences. Aussi incongrue soit-elle, la présence des réalisations marxiennes dans le haut lieu de l’Art Brut renvoyait explicitement à l’« incongruité » de la présence des quatre comédiens issus du monde du vaudeville dans la sphère cinématographique. Leurs élucubrations cinématographiques étaient trop souvent abordées par l’entremise d’une cohabitation – forcée ou non – de deux réalités distinctes, la réalité du vaudeville et la réalité du cinéma.

Mais cette définition de l’objet insolite permettait également à Rosset, sur la piste de vouloir élucider la nature de la surprise suscitée par le fait de l’existence elle-même, de mettre en perspective un certain objet insolite, « familier » et « déconcertant », qui a la particularité de trancher avec toutes les autres sphères d’existence. Il s’agit de la musique. Rosset voit en elle une existence à part, n’exprimant rien d’autre qu’elle-même. Loin d’être une imitation ou une évocation de la réalité, la musique présenterait la spécificité d’être incapable d’exprimer quoi que ce soit. Ainsi cette caractéristique donnerait paradoxalement à la musique sa force expressive, son originalité et en comparaison avec toutes autres formes d’art, son privilège.
En supplément à cette définition, Rosset associe la musique au monde en général, à l’ensemble des choses qui, pour lui, « existent et [qui] n’ont jamais ”exprimé”, jusqu’à plus ample informé, autre chose que le simple fait de leur existence ». « Musique et monde ont en commun de se recommander d’aucune cause extérieure à eux-mêmes, de ne reposer sur aucune assise et, comme le disent les chimistes de certains corps, d’exister à l’état libre : rien dans le monde qu’on puisse considérer comme origine de la musique, rien hors du monde qu’on puisse considérer comme origine du monde. » précise-t-il. Le mystère de toute existence se déduirait-il alors de l’originalité de la musique ? Cette dernière évoquerait-elle de façon la plus aiguë le mystère de toute existence ? Toutefois, si la musique se classe à part et existe parallèlement à toute autre forme d’existence répertoriée, le cas du « monde » est encore plus spécifique pour Rosset dans le sens où il constitue une existence indépendante et n’est « parallèle à rien ». C’est pourquoi, comparable à rien sinon à elle-même, l’existence « échappe automatiquement aux procédures d’identification et appartient par définition au domaine des êtres étranges et inconnus » expliquant en quelque sorte sa nature éternellement surprenante. Finalement le sort de toute réalité est d’être « nécessairement et par elle-même un peu bizarre et loufoque, un peu “en trop” ».

Harpo

À la faveur de cette approche, il fallait dès lors se risquer sur les traces du virtuose Harpo et se familiariser avec une musique originale et déconcertante. Que réservait en définitive cet être aux caractéristiques aussi inattendues ?
Être famélique, qui ne dédaigne pas en outre satisfaire un sérieux penchant pour l’alcool, être « magnifique », qui entretient notamment avec les animaux une relation intense, être également colérique, il ne ferait rien moins qu’illustrer le caractère fondamental de l’existence. Ainsi partir à la recherche de l’insolite revenait sans aucun doute à examiner scrupuleusement la partition de ce soliste – insolite –, aux aptitudes stupéfiantes et dont chacune des apparitions asseyait les marques du « jouisseur d’existence », de l’« homme heureux ».
Mais loin de se limiter à cette seule interprétation, la « surprise » que réservait finalement cette seule présence, incitait à émettre à son propos l’hypothèse d’une musique définitivement insolite. Partir à la recherche de l’insolite équivalait également à se trouver nez à nez avec une surprenante pantomime aux agissements troublants et ne pouvant que susciter un fort sentiment équivoque. Particulièrement déroutante et défiant tout classement, à l’instar de la définition de la musique établie par Rosset, cette présence évoquerait l’existence qui se classe elle-même comme étrange, insolite, absurde. À part, hors norme, inclassable, le personnage de Harpo incarnerait ainsi le caractère toujours surprenant de l’existence – délivrant un tant soit peu de son mystère – et se rangerait définitivement du côté des êtres étranges et inconnus. L’existence est insolite par nature ou n’est pas, avançait en conclusion Rosset, dans Principes de sagesse et de folie, avant d’accompagner cet adage d’une boutade à la teneur paradoxale : « d’être la seule chose au monde à laquelle on ne puisse jamais s’habituer ». Harpo n’est-il pas le seul être auquel il est impossible de s’habituer ?
Cependant, dans l’étude de ce cas insolite, restaient quelques interrogations que ce personnage étrange et inconnu ne manquait pas de faire naître. En effet la peur qu’il créait était bien réelle. Avec l’appui de Rosset se penchant dans Le philosophe et les sortilèges ainsi que dans L’objet singulier sur la notion de peur, il fallait se défaire de questions importantes se rapportant chacune à l’effet d’effroi engendré par la seule présence de cet être à l’étrangeté irréductible. Si pour le philosophe, l’incertitude, le doute accompagnent généralement le sentiment de peur, se révèlent même en être un élément déterminant, le statut indéfinissable de Harpo renforçait immanquablement ce sentiment. Mais, le phénomène de la peur, prenant habituellement sa source dans l’incertitude et le doute occasionnés par un être à l’identité ambiguë, paraît, pour Rosset – se distinguant cette fois des thèses généralement admises –, résulter d’une raison beaucoup plus sérieuse. À l’imagination sur laquelle s’appuie la peur, à l’« irréel » se substituerait le réel. La peur serait assimilée à un certain sentiment du réel, à un effet du réel. L’objet terrifiant serait en réalité le réel en personne « perçu comme insolite et bizarre » élabore-t-il, après avoir émis l’hypothèse, à partir des insuffisances que renferment les approches traditionnelles sur la peur, que « l’autre qui fait peur n’est pas l’inconnu mais le connu en tant qu’autre ». « Car si l’autre fait peur en tant qu’irréel, il le fait encore bien davantage en tant que réel ; ce qui est invisible mais ailleurs est moins inquiétant que ce qui est invisible mais ici même » constate Rosset.
Ainsi partir à la recherche de l’insolite signifiait en derniers recours partir à la recherche du réel et se confronter à une peur insolite par le biais d’une surprenante figuration : Harpo aux aptitudes étonnantes, Harpo aux agissements surprenants, Harpo à l’imperméable aussi étrange que magique. Dans L’objet singulier, Rosset, explorant les aspects du réel, identifie le réel aux aspects du « singulier » et fait une description de son statut. Il ne s’autorisait d’aucun garant autre que lui-même et serait paradoxal quant à sa véritable nature. En tant que singulier, le réel « ne se justifie d’aucune façon et est par conséquent hors d’état de jamais se laisser attendre en tant que tel ». Il est « aussi péremptoire quant à son existence qu’il est peu renseignant quant à son identité ». En reprenant la description du réel dressée par Rosset, le multi-instumentiste interprété par Harpo, ne s’annonçant d’aucun attendu, impliquerait « une dissipation de toutes les représentations quotidiennes et une irruption, en leur lieu et place, de l’improviste, de l’imprévu », et, offrant une résistance à l’analyse, apparaîtrait finalement comme « le signal le plus sûr de sa riche teneur en réel ».

Chico

Outre les remarquables dispositions pour la musique du deuxième de la famille Marx, les autres membres de la famille ne seront pas en reste. Il y aura Chico avec sa manière toute singulière de jouer du piano et Groucho qui profitera de la moindre opportunité pour démontrer de réels talents de chanteur. Ainsi si Harpo a une joyeuse propension à parfaire en soliste un étonnant répertoire, il ne dédaignera pas toutefois se faire accompagner et très fidèlement par un comparse attitré qui sera interprété par Chico.
Ce dernier détiendra un rôle, quoi qu’il ait été écrit à son sujet, précieux voire essentiel tant au sujet du – bon – déroulement des diverses intrigues auxquelles sera mêlé le trio qu’auprès du personnage aphone que sera Harpo. Certes, il sera un escroc, passionné de jeu, caractérisé par un certain dilettantisme et montrera à l’occasion de quelques mauvais tours, un savoir-faire et une indéniable adresse que facilitera son aisance pour la parole. Mais sa gouaille interviendra généralement, pour le plus pragmatique des frères, à bon escient, évitant de faire de ce personnage débonnaire un simple faire-valoir de frères antagonistes.
Le rôle qu’il tiendra auprès de son complice muet ne se cantonnera pas ainsi à quelques morceaux de musique interprétés à quatre mains au piano. Chico est en vérité l’« interprète » de Harpo. Il est le seul – l’unique – à traduire l’expression toute personnelle de son frère sur lequel il veillera avec attention et bienveillance, à mettre des mots sur l’« inexprimable », l’« innommable ». En effet Chico atténuera de son mieux la part d’étrangeté que la présence de Harpo ne manquera pas de susciter auprès de tant de protagonistes et délivrera en quelque sorte, sous la bonhomie du personnage, une « clef » de cette musique originale.

Opposé à Harpo, créature insolite, singulière, « idiote », – dans le sens rosettien, où il n’existe qu’en lui-même et est incapable d’apparaître autrement que là où il est et tel qu’il est, incapable en quelque sorte de se « refléter », d’apparaître dans le double du miroir – Chico apparaît comme l’hypothétique « complément en miroir ». Rosset, après s’être penché sur l’étymologie du mot « idiotie », dans Le réel, traité de l’idiotie, s’approprie le terme pour désigner le double caractère, solitaire et inconnaissable, de toute chose au monde. Toute chose, toute personne sont idiotes, car elles sont incapables de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir, n’existant qu’en elles-mêmes. Elles sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont. Il en vient ainsi au sort de la réalité qui est « de ne pouvoir se dupliquer sans devenir aussitôt autre » précisant que « l’image offerte par le miroir n’est pas superposable à la réalité qu’elle suggère ». « Le monde, tous les corps qu’il contient, manquent à jamais de leur complément en miroir. Ils sont à jamais idiots. » affirme-t-il. Chico, confronté en la personne de Harpo à l’idiotie du réel, se pose a fortiori comme le préposé à la vision en miroir pour reprendre la terminologie et la conception de Rosset.
Dans le rôle d’intercesseur de Harpo, il s’interpose et apporte la signification, la « valeur ajoutée » qui fait tant défaut à une pantomime peu ordinaire et particulièrement inquiétante. Il remplace en quelque sorte la présence de Harpo par son apparition en images, ces dernières étant – seules – aptes à faire sens, à signifier. Si Harpo reste à jamais lui-même et tel qu’en lui-même, conséquence et privilège de son idiotie, ses images présentent l’avantage de prêter un sens, quel qu’il soit, de donner une signification – en même temps probablement d’attribuer l’illusion d’un intérêt. Avec la complicité du « Double », à l’égard duquel Rosset décèle une triple fonction [1], Chico fait ainsi avec plus ou moins de bonheur la jonction de tous les reflets autorisés et possibles quant à la perception – quotidienne, normale – du « spectacle » de Harpo. Il revêt finalement une position à bien des égards utile et nécessaire devant les facultés nombreuses et extraordinaires de son compère qui laisse la plupart du temps chaque protagoniste qui se trouve sur son passage, à ses propres interrogations et à ses propres peurs. Si Chico s’insinue entre eux et officie avec la complicité du double, offrant alors par le jeu multiple de reflets et images le spectacle de son interprétation, il est non seulement leur « protecteur » mais aussi le garant d’un sens.

Malgré tout ce personnage ne se départ jamais d’une bonhomie et d’une sérénité caractéristiques. Féru de jeux, n’hésitant pas à transposer cette passion indécrottable sur la scène réelle, Chico se satisfait pleinement des prodiges de son incomparable complice. Il en profite, certes, en escroc avisé et avide, mais dans ce personnage à la défroque immuable et souffrant certainement de la comparaison de deux frères insatiables, transparaît une assurance sans faille. Faut-il pour autant l’associer à un sentiment auquel Rosset aurait appliqué le nom d’« allégresse » ?
Face à Harpo, la sérénité voire la jubilation que son frère montre peut sans aucun doute permettre d’établir une corrélation avec l’allégresse recensée et distinguée par Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie et par la suite dans L’objet singulier. L’allégresse pour ce dernier serait l’« amour du réel ». Il esquisse quelques remarques à son sujet bien qu’il lui semble délicat d’en faire une description philosophiquement exhaustive. L’allégresse, indifférente à tout objet particulier, est attachée à un objet propre englobant tous les objets existants et possibles qui est le fait ontologique, le fait que le réel existe, qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Elle n’est en conséquence liée à aucun autre objet pour le philosophe. L’allégresse se présente néanmoins comme un sentiment peu avouable, « un sentiment irraisonné dont il est impossible de révéler à quiconque la teneur, pour l’ignorer soi-même ». Sentiment plus ou moins secret, mystérieux, l’allégresse est fermée à toute possibilité d’être décrite car il n’y a aucune raison solide d’établir l’avantage à ce qu’il y ait de l’être plutôt que rien.
Ainsi, l’escroc, le joueur impénitent qu’est et que demeure Chico serait-il de façon parfaitement idiote, c’est-à-dire différente de toute autre, épris du réel ? Finalement, au sujet de l’allégresse, Rosset évoque un sentiment du réel à l’égard duquel le réel « se présente tel qu’en lui-même, idiot, sans couleur de signification, sans effet de lointain » et que seul, un regard allègre est susceptible d’approcher si près.

Groucho

Si les rapports de Harpo avec son éternel complice sont à plus d’un titre instructifs quant à la perception du réel et aux diverses manières de l’appréhender, les rapports qui s’institueront entre Harpo et le troisième de la famille Marx, dans un tout autre registre il est vrai, apporteront également leur contribution. À la harpe de Harpo, au piano de Chico répondra la voix de Groucho dont il se servira avec un à-propos certain. Cette voix, au registre varié, permettant de pousser avec une remarquable aisance la chansonnette se fera entendre avec ostentation. Groucho est l’homme de la parole, du verbe dont il usera et abusera notamment lorsqu’il sera confronté à un petit escroc, partageant avec lui une prédilection pour le mot. Mais, nonobstant les interminables joutes verbales l’opposant à Chico, il démontrera une volubilité sans pareille, une verve inégalable qu’il soit face à Margaret Dumont, interprétant une fidèle et prestigieuse compagne, face à Zeppo Marx, éphémère secrétaire particulièrement dévoué ou à d’autres protagonistes croisant par malchance le chemin tempétueux de cet insatiable parleur.

Caractéristique essentielle de ce personnage à l’énorme moustache et aux petites lunettes rondes, la parole qu’il manie avec délectation l’apparente ainsi à l’homme grandiloquent dépeint par Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie. La grandiloquence est la « technique de la boursouflure, de l’ampoulé, de l’excès » aboutissant à ce que le petit devienne grand, à ce que l’insignifiant se transforme en signifiant. Il permet dès lors de se figurer une importance, de se forger un destin. Rosset développe, après avoir défini la grandiloquence – au regard du réel et de la capacité à l’évoquer et à en rendre compte par le biais du langage –, les caractéristiques de la grandiloquence qui semblent s’appliquer parfaitement au registre multiple du personnage respectable et respecté interprété par Groucho. Qu’il soit le versatile président de l’État de Freedonie ou qu’il traîne son inusable queue de pie et sa démarche voûtée en d’autres endroits, il aura maintes fois l’occasion de mettre à profit les possibilités du langage, d’en démontrer l’étendue et la richesse et d’asseoir définitivement un éminent rôle que rien ni personne ne semble pouvoir contrarier.
S’il n’a pas d’instrument attitré à la différence de ses frères, la virtuosité verbale dont il fera preuve fera donc merveille. Son aisance pour le chant, auquel s’ajoutera fréquemment la prestesse singulière d’un danseur hors pair complétera remarquablement la gamme d’un personnage incarnant pour le pire et le meilleur le pouvoir des mots. Groucho est inattaquable, à l’abri dans la forteresse imprenable de son propre langage. S’interrogeant sur le décalage manifeste entre un événement et sa représentation, décalage à la base de la grandiloquence, Rosset en déduit un « escamotage du réel », un escamotage d’autant plus avéré quand le réel se montre indésirable. La grandiloquence, privée de rapport avec ce dont elle parle, est bien la parole permettant de déguiser sa pensée, de mettre toute réalité à l’écart. La grandiloquence s’inscrit à plus forte raison dans une perspective de « conjurer le réel à coups de mots », de le supprimer grâce au langage quand il est insupportable. À l’art de la parole se substitue ainsi un « art » d’exorciser le réel et dont Groucho, personnage grandiloquent par excellence, démontrerait à la fois les facultés et la redoutable efficacité.

À partir de ces considérations, il était intéressant de se pencher dès lors sur les pérégrinations essentiellement verbales du personnage interprété par Groucho qu’il soit ou non accompagné de ses frères et de s’affranchir de la perception coutumière de celui-ci. En ce qui concerne cet escamotage du réel apparaissant au cœur de la grandiloquence, Rosset précise qu’il s’agit avant tout du réel lui-même avant que n’intervienne la mise en accusation de l’« autre ». Groucho témoigne en premier lieu de cette redoutable aptitude du langage à « biffer » le réel et seulement ce dernier quand il est insupportable, indésirable quitte à ce que l’autre en fasse les frais. Il en veut ainsi moins à l’autre, le professeur, la milliardaire, le médecin, l’homme politique… qu’il n’en veut à la réalité. C’est pourquoi, qu’il soit amant irrévérencieux, coureur de dot, pourfendeur d’institutions, escroc,… Groucho démontrerait avant tout le pouvoir exorbitant des mots c’est-à-dire de faire « rien » de quelque chose et non de faire quelque chose de rien, ce « rien » garantissant son sens et sa finalité. Il est l’homme de la parole derrière laquelle se décide de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas et s’il se présente communément comme un parfait mysogine, un être cupide, un subversif,… il ne le paraît qu’au regard d’une capacité – déplaisante par son hypocrisie et forcément fascinante par son efficacité – à récuser le réel par le langage et implicitement à se récuser lui-même. En conséquence il n’est pas seulement inattaquable, il est aussi – paradoxalement – indéfinissable.

La folie

Le side-car

Dans la définition de la grandiloquence dans Le réel, traité de l’idiotie, Rosset signalait que celle-ci, loin d’être une exception, serait la règle. Si la grandiloquence se présente comme une parole privée de rapport avec ce dont elle parle, évoquant le réel avec des mots qui n’ont plus de rapport avec elle, la parole elle-même aurait une propension naturelle à « divaguer », ayant perdu tout contact avec le réel. La grandiloquence n’est ainsi que l’indice d’une divagation générale qui serait celle du langage. Les pérégrinations – dans le sens de voyage en pays lointain de « pèlerinage » – du pèlerin (« étranger ») Groucho permettaient ainsi de vérifier celles du langage en butte au réel. À cet égard, le fascicule 5 consacré intégralement au prolixe Groucho, s’ouvrait sur une scène mettant aux prises dans Duck Soup (Soupe au canard) Groucho dans le rôle du président de l’État de Freedonie et Harpo interprétant son épisodique et facétieux chauffeur. Le face à face qui s’ensuivra, notamment dans la cour du palais du président, mettra aux prises deux êtres inconciliables tant par leur accoutrement, leur fonction que par l’usage de la parole. Mais l’incompatibilité qui éloigne les deux personnages prenait essentiellement sa source dans l’affrontement du prolifique Groucho au réel personnifié par Harpo, ce réel dont Rosset, dans Principes de sagesse et de folie, rappelait la nature paradoxale et terrifiante. « Ce qui existe est d’une part irréfutable en soi, réfute d’autre part tout ce qui serait autre : aucun halo d’altérité ou de mystère pour prêter assistance à l’étroite singularité de ce qui existe. » remarquait-il.

C’est pourquoi, dans Duck Soup (Soupe au canard), le président Firefly sera piégé à trois reprises par son chauffeur comme il fallait le prévoir eu égard à cette loi générale de la réalité décrite par Rosset et émanant de sentences du penseur Parménide dans Principes de sagesse et de folie. Elle est une loi – invoquant la simple et irréfutable singularité de ce qui existe ici et maintenant – avec laquelle il est impossible de biaiser, elle est un pacte inviolable. Ainsi les rares mais néanmoins réelles relations entre Groucho et Harpo illustreront ce constat avec une certaine acuité. Le piège du réel fonctionne à tous les coups et n’épargne personne observait Rosset. Dans le cas des rapports des deux frères les plus éloquents de la famille, le plus patenté bavard en ferait-il les frais ? Groucho est-il bel et bien désarmé devant les prodiges de Harpo ? Ne réussit-il pas finalement à mettre en échec l’infatigable Harpo aux capacités stupéfiantes ? Les questions restent en suspens. Les longues et parlantes pérégrinations de Groucho inciteraient de toute évidence à se garder de toute conclusion hâtive. En effet, de la redoutable dextérité de Groucho, ressort le véritable et « exorbitant » statut du langage, statut dont Rosset rendait compte de la capacité exceptionnelle dans Le réel, traité de l’idiotie, à l’aune d’une démonstrative et éloquente grandiloquence.

La folie rossettienne

Face à la formule de vérité énoncée par Parménide, à partir de laquelle Rosset développe son approche de l’existence, de l’être, de la réalité, étaient avancées deux manières de « biaiser » avec celle-ci. L’une s’appuierait sur le pouvoir général de l’illusion dans lequel s’inscrirait en définitive l’intarissable et « crapuleux » Groucho. Elle se rattacherait à l’illusion d’un être double en tendant à admettre l’existence du non-être et à doter l’être d’une duplicité qui lui permet d’être à la fois ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. De cette illusion découle une utilisation « crapuleuse » à laquelle ne pourrait que souscrire l’indéfinissable Groucho. Vêtu de la même queue de pie, il sera tout à tour intransigeant chef d’État, éminent président d’université, directeur d’hôtel peu scrupuleux, grand explorateur de l’Afrique, producteur, docteur, détective privé, avocat,… et quand le besoin s’en fera sentir, hallucinant inspecteur de police, entraîneur, reporter, commandant… Ainsi quels que soient les nombreux uniformes dont il épousera parfaitement les plis, il n’en demeurera pas moins lui-même, sachant parfaitement tirer parti de la « crapule » qu’il est, c’est-à-dire de toujours tenir des propos intermédiaires entre l’être et le non-être, la moustache postiche faisant ressortir la duplicité du personnage.

L’autre manière de biaiser avec la formule de vérité énoncée par Parménide consisterait à estimer que « s’il est vrai que l’être est, il convient cependant d’accorder une certaine dose d’existence à ce qui n’est pas : l’être est, mais le non-être est aussi ». Cette manière – principale – est le principe général de toute folie selon Rosset dont il distingue deux formes. Il y a le principe de la folie « dure et hallucinatoire » dans lequel les objets inexistants sont pris véritablement pour existants et le principe de la folie « douce » dans lequel ce qui n’existe pas est tenu pour plus intéressant et digne d’attention que ce qui existe. Il note ensuite que la seconde forme de folie se distingue de la première car, d’une part, elle « n’affirme pas l’existence de ce qui n’existe pas et se contente de préférer l’irréel au réel, de tendre à s’y investir en toute occasion » et, d’autre part, elle s’avère plus fréquente, le goût de l’irréel intéressant et concernant une grande majorité des êtres humains à la différence de la folie caractérisée.

L’ironie du faux

À partir de cette préférence de l’irréel, de ce goût de l’irréel, Rosset opère une distinction. Le goût de l’irréel, qui est pour le philosophe le « premier et dernier mot de la folie », est à différencier du « goût du faux, de l’artifice ou du trompe-l’œil » qui n’est le plus souvent qu’une variante du goût du réel. Se traduisant non par un désir de prendre en défaut le vrai, de le récuser que d’en évoquer ses innombrables facettes, aussi déconcertantes et paradoxales soient-elles, le goût du faux, auquel Rosset donnera également la dénomination d’« ironie du faux », ne fait qu’énoncer et prolonger l’ironie du vrai, c’est-à-dire le « paradoxe de l’existence ». L’ironie du faux illustre « le fait de l’existence, qui est la bizarrerie même, par quelques bizarreries supplémentaires qui confirment celle-ci sans réussir à l’infirmer, ni même à y rajouter ». Concernant cette ironie, Rosset précise encore : « Il y a mille manières de suggérer l’existence de ce qui n’existe pas ou la non-existence de ce qui existe qui, loin de susciter une inquiétude quant au fait de l’existence elle-même, provoquent au contraire un plaisir lié au sentiment tout opposé du caractère inépuisable, renouvelable à l’envi, infiniment explorable, de ses apparences (à entendre par ce terme ses multiples façons d’être vue et perçue). »

Ainsi cette ironie du faux, à relier avant tout au réel, semble prévaloir à l’examination rigoureuse des tribulations marxiennes. Au sein de ce « théâtre » de faux-semblant délimité cette fois par la scène cinématographique, un théâtre que s’adjugeront sans la moindre vergogne les frères Marx, Groucho, Harpo et Chico y déploieront respectivement leur art. De The Cocoanuts (Noix de coco) à Love Happy (La Pêche au trésor), leurs pérégrinations soulignent les innombrables aspects du vrai, aspects les plus déconcertants et paradoxaux. Elles paraissent évoquer par des bizarreries supplémentaires la bizarrerie même de l’existence pour reprendre la terminologie rossettienne. Les frasques du trio ne tirent-elles pas parti, outre la roublardise du joueur impénitent que sera Chico, les facultés exceptionnelles de Harpo, le bagou de Groucho, de prérogatives préalablement établies ? Vêtu d’un uniforme identifiable, chaque personnage arborera avec affectation et fidélité un « masque » pour le moins immuable, issu, il est vrai, des nombreuses années passées sur les planches. Si la ressemblance physique entre les frères les avait encouragés à se particulariser et à fixer très tôt une allure lors de leurs débuts au music-hall, elle répondait également aux codes de cet art populaire. Qu’à cela ne tienne, ces « clowns » se retrouveront accoutrés de la même façon quand ils passeront devant la caméra et exhiberont sans la moindre retenue leur silhouette costumée, faisant fi autant des règles de vraisemblance que des rôles qui leur étaient attribués. Julius, Léonard et Adolph céderont la place aux saltimbanques Groucho, Chico, Harpo qui, comble d’ironie, parvinrent à la postérité sous ces pseudonymes, les classant définitivement – et paradoxalement – comme d’éternels et joyeux trouble-fête.
Groucho sera le mieux attifé avec ces petites lunettes rondes, sa queue de pie, et surtout une moustache peinte que viendra accentuer un gros cigare perpétuellement aux lèvres. Chico traînera sans cesse une défroque composée d’un petit chapeau conique et d’une veste trop étroite. Harpo, quant à lui, outre le grand imperméable dont il se parera, ne se montrera jamais sans sa canne et sans une perruque à boucles rousses surmontée d’un haut de forme. Sous leur uniforme, les trois perpétueront et scelleront les particularités de leur personnalité originale et de leur style inimitable à la lumière nouvelle et artificielle du cinéma. La propension à s’ébattre joyeusement au-delà des convenances de ces clandestins débarqués en terre cinématographique, ne pouvait pourtant se passer de vêtement, d’accessoire, de maquillage, bref d’un authentique travestissement les identifiant et les définissant à jamais. Ainsi, ces « faux frères » qu’ils seront sur la scène séviront pendant deux décennies pendant lesquelles la pantomime de Harpo exercera son œuvre, Groucho se débattrera avec les mots et Chico assurera le lien non pas tant entre ses deux frères qu’entre sa famille indisciplinée, incivique et cet art nouveau. Ce dernier ne mettait-il pas en jeu par le biais d’un rôle à la fois équivoque et essentiel l’affection de toute la famille pour le faux et l’artifice ? De même cette affection ne reposait-elle pas, de manière pour le moins ostensible, sûre et avérée, sur la proéminente moustache peinte de Groucho et sur la perruque bouclée de Harpo ?
En effet, dans leur dernière contribution au cinéma, la moustache de fard noir de Groucho fut remplacée par une authentique éminence poilue et les fausses boucles de Harpo disparurent pour donner la place à une authentique chevelure. Love Happy (La Pêche au trésor) dans lequel d’ailleurs Harpo portait son véritable nom, achevait irrévocablement une aventure aux « confins » du réel et assurément permise, voire tolérée par la présence de ces postiches. La fausse et néanmoins proéminente moustache de Groucho et la perruque de Harpo rappelaient et garantissaient non seulement la propension à vouloir se jouer, s’amuser du réel et seulement de celui-ci mais aussi le désir d’en suggérer le caractère inépuisable des apparences. En raison de leur abandon dans Love Happy (La Pêche au trésor), les masques étaient définitivement tombés et avec eux disparaissaient les personnages s’abreuvant remarquablement de ce goût pour le réel avec la conviction, sans aucun doute, qu’ils en étaient de joyeuses et insouciantes expressions.

À ce goût du faux, de l’artifice, du trompe-l’œil, Rosset oppose donc dans Principes de sagesse et de folie un véritable et authentique goût de l’irréel dont les conséquences sont autrement plus funestes et sont à relier cette fois au signalement d’une indéniable folie. Il suggère ainsi le mécanisme qui régit cet attrait de l’irréel et dont le but serait en vérité de « jeter » l’existence la plus loin possible afin de ne plus la voir revenir. Ce goût de l’irréel impliquerait l’idée « que le non-être n’est pas une variante trompeuse de l’être, mais bien une entité indépendante de l’être qui possède une certaine existence particulière ainsi qu’un attrait propre ». Il détache alors différentes variantes de ce goût de l’irréel et en élabore les méandres pour en arriver toutefois à la conviction du mystère de la condition humaine et de sa folie essentielle qui est de toujours faire la part la plus belle au domaine de l’inexistant au détriment de celui de l’existant. Cet attrait de l’irréel au détriment du réel constitue pour Rosset la folie majeure propre à l’humanité.

Ainsi les défroques savamment assemblées lors de leur jeunesse mouvementée d’où se distinguaient la moustache de fard noir de Groucho et la perruque de Harpo, avaient mis une bonne fois pour toutes Julius, Adolph et Leonard Marx, prénommés désormais Groucho, Harpo et Chico, à l’abri de toute méprise.

Épilogue

Le bar clandestin

Dans Horse Feathers (Plumes de cheval), Groucho est Quincey Adams Wagstaff, Chico, Barovelli et Harpo, Pinky. Le premier incarne un professeur sur le point d’être nommé président de Huxley College, le deuxième travaille dans un bar clandestin, occupé dans l’arrière-salle à passer les commandes et à remplir des bouteilles vides de tord-boyaux, et le troisième, pris par diverses activités, livreur, responsable de la fourrière municipale…, semble avoir fait de la rue son royaume. Dans ce « speakeasy », se retrouveront les trois protagonistes. Barovelli, chargé momentanément par le gérant de surveiller l’entrée, aura la surprise d’ouvrir à un homme coiffé d’une toque de professeur qui ne sera autre que le nouveau président de l’université, le professeur Wagstaff. À peine élu, ce dernier n’avait pas caché son ambition, outre de faire partir son fils – joué par Zeppo – de ce prestigieux établissement dans lequel il mène une vie peu reluisante, de préparer la victoire de l’équipe de football de Huxley à la veille d’une rencontre l’opposant à l’équipe du collège voisin, Darwin. L’affaire est d’importance car depuis l’année de la dernière victoire de l’équipe de Huxley, tous les présidents ont connu un même sort : le renvoi. C’est pourquoi le professeur Quincey Adams Wagstaff, afin de conserver son poste, ne se fait pas prier pour donner la priorité aux questions sportives au détriment des nécessités culturelles et éducatives. Sur les conseils de son fils, il se retrouve ainsi devant la porte de ce bar clandestin dans l’espoir d’acheter de valeureux et brillants footballeurs afin de mener l’équipe de football de Huxley à la victoire.

Cette « entrée » dans le bar clandestin est à l’image des mœurs du trio marxien pendant leurs pérégrinations cinématographiques. En effet Chico prépare les commandes et, fidèle à lui-même, remplit des bouteilles vides de tord-boyaux en guise de scotch. Chargé de surveiller l’entrée afin de ne laisser entrer personne sans le mot de passe, qu’il est le seul à connaître avec le gérant, il s’avérera nécessaire à la poursuite de l’action. Il se verra opposé au professeur Wagstaff qui est en quête de robustes footballeurs pour constituer une équipe de football. Une fois n’est pas coutume, ce respectable professeur nommé président d’université, incarné par Groucho, a délaissé son université pour se livrer à des activités peu en accord avec sa tâche présidentielle. Coiffé d’une toque, il vient très naturellement frapper à la porte de ce bar clandestin. Dans la logique des relations liant Groucho à Chico, s’ensuit un interminable face à face au centre duquel un nom de poisson devait apporter la solution. Les deux protagonistes démontreraient leur aisance à se jouer joyeusement – et verbalement – l’un de l’autre et finalement resteront au pas de la porte au terme d’un échange où le bon sens le disputera à la logique. Survient alors le dernier larron de la famille, Harpo incarnant le personnage de Pinky, qui porte sur l’épaule le « mot de passe » en question, un poisson-épée. Sous les yeux ébahis et circonspects de ses compères, en parfait maître d’œuvre, il se fera immédiatement ouvrir la porte du bar dans lequel il déploiera aussitôt une virtuosité sans pareille.

Entre deux frères s’amusant par le vasistas d’une porte à se livrer – littéralement – le mot de passe, avant de se retrouver tous les deux – très volontairement – pris à leur propre piège, et l’arrivée triomphale du troisième arborant fièrement le mot de passe, se repèrent les qualités propres à chacun des protagonistes et les ressorts les unissant. À l’occasion de la découverte d’un mot de passe dont la fonction, faut-il le rappeler, permet d’accéder librement à l’endroit désiré à l’aide de telle ou telle formule, le pari de cette recherche résidait en quelque sorte à trouver le – bon – mot de passe pour accéder à l’univers si original du trio marxien et à éclairer au demeurant les personnalités si singulières le composant. Privilégiant très tôt la piste du professeur, responsable dans Animal Crackers (L’Explorateur en folie) des vols de tableaux, celle-ci se révéla a fortiori la plus sérieuse. Sollicitant exceptionnellement le concours d’un docteur aussi réputé que le docteur Hackenbush de A Day at the Races (Un jour aux courses), le cas se présentant allait être étudié avec la plus grande circonspection et déboucherait sur un diagnostic sans appel. Pour autant derrière le docteur Hackenbush se dessinait le profil de l’homme grandiloquent dont la parole, par définition, pouvait être sujette à caution. Toutefois, la contribution du dernier membre de la famille laissait présager une heureuse issue et, entre autres formules, deviner le « vrai », le « véritable », le « bon », mot de passe, au terme, il est vrai, d’explications et de nombreuses querelles alimentant fort logiquement l’investigation.
Qu’à cela ne tienne ! Cette trouvaille ne pouvait se réaliser sans la formidable « résistance » de Harpo à être reconnu, identifié et enfin catalogué et a contrario sans le formidable « pouvoir » des mots de s’affranchir de la réalité. Au travers d’une porte, restée imperceptiblement close, un profond dilemme se faisait jour.

L’espace de la violence

Le regard du dévot Groucho transforme toute chose en mot, assimilant la réalité de la chose à sa représentation. L’attention du superstitieux Groucho, en même temps qu’elle se trouve dirigée vers l’« irréel », se montre négligente envers les choses. Dans le fascicule 5, au terme d’un descriptif s’attachant aux pas de Groucho et aux caractéristiques d’une parole grandiloquente, le statut dévolu au langage, outre qu’il se montre exorbitant, installe en son cœur la représentation. L’écart maximal attribué à la grandiloquence entre la représentation et le réel, semble bel et bien attester de l’« outrage » fait au réel. Ainsi cet écart jugé « critique » par Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie, incite à concevoir l’homme appréhendant le réel par l’entremise du langage comme – le plus souvent – grandiloquent, et le langage lui-même comme un outrage au réel. À partir de ce triomphe de la représentation impliquant une dénégation implicite de toute sorte de réalité, Rosset élabore finalement un « espace de la violence ». Cet espace de la violence concernerait – avant tout – la représentation en lieu et place du réel qui, lui, paraît bien à part. « La violence sanctionne toujours un outrage au niveau de la représentation et non à celui du réel. » ajoutait Rosset. En effet, à la différence d’un réel qui ne semble guère susceptible d’outrance, les mots, quant à eux, exagèrent, l’image, quant à elle, est « riche en connotations et significations » avantageuses ou non. Ainsi la relation entre la violence et l’exercice de la parole, du langage, semble avérée et prendre irrémédiablement le dessus sur l’opposition communément admise entre le langage et la violence.

C’est pourquoi dans le prolongement du rapport explicitement établi entre le langage et la violence, par le biais d’une grandiloquence à bien des égards symptomatique, Rosset émet naturellement l’idée d’une complicité entre la folie, la démesure et l’écriture. Le sort de toute parole serait-elle d’être excessive ? Le lien entre la parole et la démesure interviendrait-il dans le seul cas de la grandiloquence ou suggérerait-il, une bonne fois pour toutes, le caractère général et profond du langage ? La parole en dit trop assurément, surcharge toute réalité, aussi anodine soit-elle, d’un commentaire signifiant. Selon le philosophe il ne fait aucun doute qu’il y a « un lien essentiel entre la parole et la démesure, entre la représentation et la grandiloquence ». Néanmoins au-delà du constat d’une parole parlant donc toujours un peu en trop, d’une parole vouée inéluctablement à la grandiloquence, une question importante, restée jusque-là en réserve, se montre plus insistante. En effet, à partir des différents écarts établis et décrits par Rosset entre le réel et la parole – celui, évident, manifeste, lorsqu’il s’agit de grandiloquence et celui, réduit, « honorable », lorsqu’il s’agit de style sobre –, se détache une question à propos précisément de ce dernier cas. Au regard de cet écart, réduit, minimal, le mot est-il en définitive susceptible de faire véritablement référence au réel ?

Le mot de passe en question

Ainsi s’attarder sur le « mot de passe » permettant d’ouvrir les portes de l’univers singulier et original des réalisations marxiennes sous-entendait au préalable de posséder et à la fois d’essayer les formules qui avaient déjà été usitées à leur sujet. Entre le volubile Groucho, infatigable manieur du mot, intarissable gouailleur, perçu ordinairement comme avare, mysogine,… le rusé Chico, second rôle sans éclat, cantonné à servir de faire-valoir,… et le poétique Harpo, trublion génial, joyeux lutin,… les rôles semblaient à jamais dévolus et les mots bel et bien définis s’agissant des personnages eux-mêmes ou de leur contribution bruyante au cinéma. Le musée dans lequel ils étaient recensés paraissait mettre en avant les invariables et identiques formules soulignant de surcroît l’émergence d’un art en devenir – au détriment d’un autre, l’art du vaudeville, en déshérence.
La digression qui consista dès lors à s’introduire dans un autre musée, le musée de l’Art Brut, était susceptible non d’offrir une nouvelle résidence à cette famille atypique, mais de mettre à mal, à l’instar du jubilant mano à mano du professeur Wagstaff et de Barovelli, tous les mots de passe précédemment utilisés. Cette digression incarnait moins de ce fait une volonté de les faire entrer – de force – dans ce lieu-dit que de faire ressortir la difficulté de s’entendre sur tel ou tel mot de passe avec le risque – calculé – de demeurer indéfiniment au seuil de la porte. Entre « art brut » et « art obscur », le choix du nom de baptême de ce qui représentera cet art à la lisière des courants majeurs, se porta finalement sur « Art Brut ». S’ouvraient désormais pour le chercheur d’« or brut » que sera l’infatigable Dubuffet, maintes et maintes tentatives, plus ou moins assumées, d’en revendiquer à la fois la paternité et d’en dégager la légitimité. Il restait en effet à ce dernier d’en circonscrire les limites, d’en proposer une configuration précise. Le choix de l’alliance de deux occurrences aussi antinomiques n’allait pas de soi et laissait présager de l’ampleur de la tâche qui attendait le théoricien Dubuffet face à une production aussi multiple et hétéroclite. Ce choix de l’appellation d’art brut, qui prêtait assurément à confusion, servit finalement à merveille de formule au point de pouvoir édifier un musée. Cette formule ne dut peut-être son salut, et son devenir de mot de passe, qu’au talent de porte-parole que fut Dubuffet. Est-ce présumer, nonobstant l’intuition fiable d’un homme passionné d’art, à l’appétence et aux aspirations précises – idéalistes ! –, qu’elle reposait avant tout sur le talent certain d’orateur qu’il déploya avec constance au cours de nombreuses décennies ?
À l’initiative d’une déambulation imaginaire, les vicissitudes rencontrées par Dubuffet lors de cette quête d’« or brut » étaient surtout mises en lumière. Les nombreuses interrogations qu’elle charria pendant de nombreuses années et les multiples explications qu’elle entraîna de la part de son concepteur, réunies dans une somme d’écrits rédigés en parallèle d’expositions et de la publication de fascicules de la compagnie, soulignaient l’épineuse et délicate question de la conception théorique. Au détour de cette aventure, de ce pari, de cette gageure, l’approche théorique, elle seule, était bel et bien en jeu et fut sollicitée, questionnée dans le seul dessein d’en extraire à la fois les tenants et les aboutissants ou plus précisément les artefacts. À la suite de l’adoption du nom de baptême qui précédait l’émergence de la notion, se ferait régulièrement entendre une formule exprimée par Dubuffet – formule tautologique – au sujet d’une définition de l’Art Brut. « L’art brut c’est l’art brut et tout le monde a très bien compris. » s’était-il exclamé en réponse à la question de savoir ce qu’était précisément l’« art brut ». Qu’elle ait pu servir ou desservir les destinées de la Compagnie de l’Art Brut et de cet art « autre » en mal de légitimité – la notion était-elle vouée immanquablement à la tautologie ? –, elle s’inscrivait, en filigrane de la tentative d’élaboration d’un concept, d’une notion, dans le registre « grandiloquent » d’une parole, dans le registre « grandiloquent » d’une écriture.
Les différentes querelles agrémentant le cours d’une étude consacrée à une hypothétique folie marxienne rappelaient ainsi autant les pièges d’une telle aventure que son caractère « illusoire » sans doute, à la lumière d’un langage infructueux. En effet à la querelle d’experts opposant Dubuffet à Breton, succéda la querelle de peintres opposant Dubuffet à Chaissac. Ces dernières ne résulteraient-elles pas du propre statut des mots et de leur capacité – ou incapacité – à faire vraiment référence au « réel » pour prolonger la problématique rossettienne ? Toute forme de loquence est-elle nécessairement vouée à la grandiloquence surenchérirait Rosset ? L’« éloquence » de Dubuffet en butte aux « arts culturels » sut paradoxalement mettre en relief le statut « ambivalent » du mot en accompagnant une démarche artistique d’un ensemble ambitieux d’écrits. Pouvait-il en être autrement au regard de cette volonté acharnée de s’ériger à contre-courant des arts culturels et d’un discours dominant ! Cette démarche rendait finalement compte à sa manière de la complicité de l’écriture avec la folie, la démesure, la violence corroborant l’idée que le sort de toute parole est d’être excessive. À l’opposé, au regard d’une notion qui survécut et qui avait désormais son « mausolée », elle n’en démontrait pas moins la force et le pouvoir de la représentation.

« Le mystère du tableau volé » servant de titre au fascicule trois, titre qui faisait allusion aux vols dont la demeure de Madame Rittenhouse fut le théâtre, est un titre qui pouvait également servir à l’aventure orchestrée par Dubuffet au lendemain de la deuxième guerre mondiale quand il se prit de curiosité pour des travaux divers dans un cadre peu approprié aux élans artistiques. Dans la querelle qui l’opposa précisément au peintre Gaston Chaissac, Dubuffet fut accusé d’avoir enrôlé Chaissac dans la collection de l’Art Brut, de l’avoir « volé » avant de le reléguer dans une collection annexe. Sans participer à la polémique que suscita l’éviction de Chaissac, l’itinéraire de ce dernier montrait exemplairement les contradictions comprises dans le concept même de l’homme du commun, figure originelle de l’Art Brut. Ce « vol », si tant est qu’il en fut un, était de ce fait moins à rattacher à la relation très étroite et très forte des deux peintres. L’évocation de ce « vol » illustrait plus l’envers d’une démarche ambitieuse, à savoir mettre en mot un art différent, démarche qui ne pouvait se réaliser et être considérée sans un convaincant et rédhibitoire appareillage théorique.
En réponse à l’ambition de Dubuffet, Chaissac proposait pour sa part la dénomination de « Peinture rustique moderne [2] » plus conforme selon lui à la peinture qu’il réalisait. Au demeurant, il ne se gêna point, il est vrai, d’ironiser sur le véritable sens de l’entreprise dubuffetienne, pour ne pas dire son évidente vanité. Que le choix se porte sur l’expression « art brut » ou épisodiquement sur celle de « peinture rustique moderne », évoquant chacune une même attirance pour la simplicité, le naturel allant de pair avec une absence d’éducation, d’instruction et de culture,… cette querelle ramenait invariablement et inéluctablement à une querelle de mots, mots dont Rosset explorait à souhait dans Le réel, traité de l’idiotie, le caractère profondément retors, la nature profondément violente.

Post-scriptum

À la question posée par Rosset au terme d’une analyse sur le statut du langage, question qui a trait à la capacité du mot de faire véritablement référence au réel, la réponse semble ne faire aucun doute. Toutefois si la parole grandiloquente se définit par son incapacité à faire référence à une réalité extérieure, elle n’en est pas moins « réelle » commente Rosset. À sa manière, la parole creuse et grandiloquente, sans se référer à une réalité extérieure, possède la faculté d’exister provisoirement en tant que représentation. Cette « réalité » oblige Rosset à faire une distinction, demeurée implicite, au sujet de l’emploi du mot « réel », entre d’une part les mots ou expressions de pure représentation et d’autre part les mots ou expressions se référant à une réalité extérieure, entre « les choses réelles, c’est-à-dire indifféremment toutes choses, et ce qu’il y a de réel dans les choses ». Existerait-il des choses réelles qui ne recèlent ni ne signalent aucune réalité ? La réponse est oui. Après cette brève et peu aisée digression sur le mot « réel », sont repérées finalement deux sortes de mots qui cohabiteraient, les uns se passant de toute autorité du réel et les autres, signalant une instance extérieure, garantis par le réel, indirectement ou non. Cette distinction encouragerait Rosset à émettre l’hypothèse que « toute loquence n’est pas nécessairement grandiloquente (du moins pas complètement grandiloquente) dans la mesure où certains mots, s’ils sont dits ou écrits convenablement, au bon moment et au bon endroit, c’est-à-dire avec art, peuvent réussir à évoquer ce […] qu’on peut appeler, de manière […] philosophique, le corps, ou de manière plus générale encore, le réel ». Les conséquences du fait que la parole et l’écrit ne sont pas toujours si éloignés du réel, intéresseraient a fortiori les domaines de la morale, de l’esthétique, de la vérité en ce sens que chacun s’érigerait en fonction d’une certaine « teneur en réel ».

 
 
 
   
   
 
     
© jeanhelio - 2013