Notice
À la question « Qu’est-ce que
l’Art Brut ? », Dubuffet n’hésita pas à
répondre : « L’art brut c’est l’art
brut et tout le monde a très bien compris. »
Lors de l’écriture du premier fascicule de la Compagnie
de l’Art Brut, qui avait pour intitulé « Les
Barbus Müller et autres pièces de la statuaire provinciale
», Dubuffet dans un texte liminaire de présentation
s’était exprimé en ces termes : « Assez
d'explications ! Ça asphyxie le sens. Le sens est un poisson
que l'on ne peut tenir longtemps hors de son eau trouble. Moi je
suis peu né pour expliciter mais plutôt amateur de
langages implicites. L'art brut c'est l'art brut et tout le monde
a très bien compris. Pas tout à fait très bien
? Bien sûr, c'est pour ça justement qu'on est curieux
d'y aller voir. C'est justement pour ça ces cahiers. Pour
les voir de plus près ces petits ouvrages que généralement
on dédaigne. On les trouve rudimentaires, grossiers. Bien
! Mais aussi traduisent-ils de ce fait plus immédiatement
les mouvements de l'esprit et livrent-ils les mécanismes
de la pensée (pas seulement de la pensée) plus chauds,
plus crus. Ils mettent en œuvre des moyens qui paraissent saugrenus,
irrecevables. Mais il faudrait mieux y regarder : pas plus que d'autres
peut-être, et ne nous laissons pas aveugler par les habitudes
? Ou bien leurs moyens sont scandaleusement simples, vraiment trop
à la portée de la main. Si simples que pas un de nos
clercs professionnels n'y avait pensé ! Ou encore des moyens
que tout le monde utilise autrement. » Pourtant il
fallut bien pour l’initiateur de la notion, au cours de nombreuses
années de recherche et de collecte et, en réalité,
au cours de l’histoire mouvementée de la compagnie,
qu’il s’emploie afin d’en compléter et
préciser les contours. Serait-elle véritablement,
à prendre les propos de Dubuffet à la lettre, vouée
à la tautologie ?
Cette formule de Dubuffet s’insérant subrepticement
dans l’un des textes du premier fascicule de la compagnie
réalisé en octobre 1947 – imprimé, il
ne sera jamais distribué – sera sujette à diverses
interprétations. Certes il s’agissait de l’un
des premiers écrits consacrés à une notion
qui en était à ses balbutiements et qui demandait
très naturellement quelques éclaircissements mais,
aussi anodine soit-elle, cette formule pouvait a contrario
augurer des difficultés qui attendaient Dubuffet. Notion
en devenir, notion non seulement à part mais résolument
inclassable, elle aurait le privilège et l’audace –
paradoxalement – de ne pouvoir se « définir »
pour la plus grande joie du partisan résolu d’un art
brut, du défenseur patenté d’un art «
outsider ». Définir l’Art Brut ne serait-il pas
l’affaire de Dubuffet ? Il s’en était d’ailleurs
fait l’écho dans ce même article intitulé
laconiquement « L’Art Brut » : « Formuler
ce qu’il est cet art brut, sûr que ce n’est pas
mon affaire. Définir une chose – or déjà
l’isoler – c’est l’abîmer beaucoup.
C’est la tuer presque. Il y a dans les choses une continuité.
Définit-on quoi que ce soit jamais ? Plus on essaye plus
on embrume, et plus on embrouille, et arrivent alors les nieurs,
et beau jeu a-t-on c’est vrai ! de nier, de nier, de nier.
» En revanche pour les sceptiques dont les expositions de
la compagnie avaient bel et bien aiguisé la curiosité,
pour les « nieurs », cette même formule préfigurait
déjà des contradictions auxquelles son auteur ne pouvait
pas ne pas échapper. Ainsi elle révélerait
à la fois, le courage, le risque d’une telle aventure
mais également l’embarras de cerner avec certitude
les tenants et les aboutissants d’une notion aux intentions
certes séduisantes mais aux présupposés discutables.
Sous cette apparence volontairement péremptoire, présagerait-elle
d’un sûr et avéré sentiment d’impuissance
?
À cet aune, l’itinéraire du peintre Gaston Chaissac
au sein de la compagnie paraît révélateur. À
la querelle opposant Dubuffet à Breton, succédera
une autre opposant le créateur de la notion d’Art Brut
au peintre Gaston Chaissac.
La relation privilégiée que les deux hommes entretiendront
achoppera sur ce concept mis en exergue par le théoricien
que sera également Dubuffet et vis-à-vis duquel le
peintre Chaissac se montra de plus en plus réservé.
L’éviction des œuvres de ce dernier de la collection
principale mettra au jour le délicat rapport de l’auteur
apparenté à l’Art Brut avec le milieu culturel
et son transfert dans une collection annexe, la collection «
Neuve Invention », posera la question d’une hypothétique
« virginité artistique », seule garante d’indépendance
et d’inventivité aux yeux de Dubuffet. Mais au-delà
de cette question – aussi capitale soit-elle pour l’édification
du concept d’Art Brut –, et du sort réservé
aux œuvres collectées, était bel et bien en jeu
la faisabilité d’une définition – exhaustive
– de l’Art Brut. À qui peut correspondre « l’homme
du commun créateur », figure de proue de la notion
d’Art Brut ? À quoi peut correspondre cette appellation
d’art brut ? Que désigne-t-elle ? L’élaboration
d’une théorie, quelle qu’elle soit, ne saurait
faire l’économie de réponses distinctes. À
défaut, demeurera toujours la curiosité que de telles
œuvres suscitent, aussi rudimentaires soient-elles, aussi grossières
soient-elles.
En serait-il ainsi des prestations des Marx Brothers ? Rejetées
ou non, en raison principalement des moyens mis en œuvre, irrecevables,
saugrenues, scandaleusement simples, trop à portée
de main pour certains, elles ne dédaigneraient certainement
pas d’être examinées de plus près. Et,
à l’instar des intentions de Dubuffet et des fascicules
réalisés pendant les années soixante pour promouvoir
ces œuvres insolites, elles méritent sans aucun doute
de s’éloigner de « nos » habitudes. Sauf
à suivre communément les admirateurs des prouesses
des quatre frères, relayant avec déférence
l’esprit révolutionnaire, anarchique, surréaliste
– dont un article
[1] d’Antonin Artaud se fit le chantre –, elles incitent
à s’y pencher « autrement ». Mentionnant
la magie, la poésie, l’humour, la musique de délivrance…
décelés dans cette danse de l’homme traqué
et de la belle femme de Animal Crackers (L’Explorateur
en folie), ce dernier en effet enrôlait les frères
Marx sous l’étendard surréaliste. « Chose
extraordinaire », « libération par le moyen de
l’écran »,… leurs « blagues »
atteignaient « une espèce d’anarchie bouillante
», se livraient à « une désagrégation
intégrale du réel par la poésie » et
aboutissaient à « une sorte d’exaltation à
la fois visuelle et sonore que tous ces événements
prennent dans les ténèbres », à une «
sorte d’inquiétude puissante que leur rassemblement
finit par projeter dans l’esprit ». À sa suite
peu de « diagnostic » ne pouvait être avancé
sans faire l’économie de celui de l’auteur du
Théâtre et son double. Sous sa bénédiction,
les frères Marx devenaient – à leur corps défendant
? –, outre surréalistes, archétypales et se
posaient désormais comme des figures en quelque sorte « culturelles
». Traduction plus immédiate des mouvements de l'esprit,
des mécanismes entre autres de la pensée, mécanismes
plus « chauds » et plus « crus », cette
magie particulière s’accommoderait-elle d’intentions
moins nobles ?
Dans ce même film, Animal
Crackers (L’Explorateur en folie), les frères
Marx se retrouvent réunis dans la demeure de la richissime
Madame Rittenhouse. Tiré de la pièce jouée
par le quatuor en 1929, cette réalisation cinématographique
aura en effet pour cadre la somptueuse demeure de la milliardaire
Madame Rittenhouse qui a convié les frères Marx à
l’inauguration d’un tableau de maître. Sous les
traits d’un célèbre explorateur, Groucho, accompagné
d’un secrétaire interprété par Zeppo,
Harpo, surnommé « le professeur », et Chico,
le musicien attitré de la soirée, seront mêlés
à une intrigue reposant sur le vol de cette célèbre
peinture. Toutefois, l’intrigue ne se résumera pas
au vol de ce seul tableau. En effet, deux copies de cette œuvre
inestimable ont été réalisées et, à
la grande stupéfaction de leurs auteurs aux intentions peu
recommandables, subiront le même sort que leur modèle
attitré. Où est le vrai tableau ? Où sont les
faux tableaux ? Quel est le responsable de tous ces vols ? Quel
est le mobile du vol ? À l’instigation du Capitaine
Scotland de Spaulding Yard, les recherches peuvent commencer. Où
est l’original ? Où sont les copies ? L’apport
de Clément Rosset et notamment de l’ouvrage Le
réel, traité de l’idiotie saurait de surcroît
apporter, indépendamment des réponses à ces
multiples questions, un autre éclairage à ce mystère
du tableau volé.
Acte premier :
Le vol de l’original
Dans sa vaste demeure à Long Island, la
richissime Madame Rittenhouse a organisé une grande réception
en l'honneur du célèbre explorateur le capitaine Jeffrey
Spaulding qui, après un long séjour en Afrique, est
de retour aux États-Unis. À cette occasion devrait
être présentée par le non moins réputé
collectionneur Roscoe W. Chandler une célèbre toile
de maître. Il s'agit du chef-d’œuvre du peintre
Beaugarde « After the Hunt » (Après la chasse)
dont le philanthropique collectionneur a fait don à Madame
Rittenhouse. Outre la présence de ces deux personnalités,
sont conviés également le Signor Emmanuel Ravelli
et « The Professor ». Lors de la réception,
le premier, musicien de son état, devrait faire valoir ses
singuliers talents de pianiste, le second, aura tout le loisir de
montrer à quoi se rapporte véritablement son titre
de professeur.
Scène première
Alors que le personnel s'affaire aux derniers préparatifs
sous les ordres de Hives, le majordome, le collectionneur Chandler
est annoncé. Il vient s'assurer de la présentation
du « Beaugarde » auprès de son hôte.
Cette peinture estimée à 100 000 dollars,
requiert assurément quelques précautions. Toutefois,
après les présentations d'usage, délaissant
momentanément ses obligations d'antiquaire, il semble plus
préoccupé par la maîtresse des lieux à
laquelle il ne peut s'empêcher de faire aussitôt une
cour ardente. À son grand dépit, il sera vite interrompu
dans ses investigations par la fille de cette dernière, Arabella
Rittenhouse, qui est à la recherche d'un dénommé
Parker. La fille de Madame Rittenhouse est en effet amoureuse d'un
artiste sans le sou répondant au nom de John Parker. Un son
de trompette retentit soudainement avertissant les nombreux convives
déjà présents que le fameux capitaine Spaulding
est arrivé. Tous se précipitent alors vers Madame
Rittenhouse.
Scène II
Animal Crackers (L'Explorateur en
folie) sera le deuxième film dans lequel les frères
Marx apparaîtront. Après The Cocoanuts (Noix
de coco), leur première prestation cinématographique
tournée en 1929, Animal Crackers (L'Explorateur
en folie) fut réalisé l'année suivante
sous la direction de Victor Heerman avec, à la production,
La Paramount. Dans ce film, se présenteront successivement
Zeppo, Groucho, Chico et Harpo Marx, lequel clôturera une
entrée fastueuse et très théâtrale dans
la somptueuse résidence de Madame Rittenhouse, interprétée
par celle qui deviendra l'éternelle acolyte des frères,
Margaret Dumont.
Zeppo apparaîtra ainsi le premier sous les traits d'un secrétaire
dévoué, Horatio Jamison. Il vient annoncer que le
capitaine Spaulding
est sur le point d'arriver et informer des volontés de ce
dernier une maîtresse des lieux qui semble naturellement accepter.
« Que les filles soient jeunes et jolies, qu'il n'y ait pas
un seul Adonis parmi les hommes, exclusivement de vieux messieurs,
que les femmes soient avenantes et que le champagne soit glacé…
» sont les premières exigences à satisfaire
pour que le capitaine consente à rester. Ce dernier, annoncé
en grande pompe, est un connaisseur de grande renommée du
continent africain. Accoutré d'une tenue d'explorateur sur
laquelle se distingue une redingote noire, coiffé d'un casque
colonial et porté sur un palanquin par quatre grands Africains,
suivis de près par deux autres transportant ses armes, il
n'est autre que Groucho.
À peine arrivé, après s'être scandalisé
du coût du transport d'Afrique à Long Island auprès
de ses porteurs et avoir fait négligemment la connaissance
de Madame Rittenhouse, il exprime le désir de repartir aussitôt
par les quelques mots chantés qu'il adresse à l'assistance.
Madame Rittenhouse, répondant d'un même entrain, supplie
le capitaine de rester pour que la fête ne soit pas gâchée
et, soutenue par tous les invités qui l’entourent,
de bien vouloir relater ses plus hauts faits d'explorateur. Devant
l'obstination du capitaine Spaulding, à l'intransigeance
et à la moralité décidément très
imprévisibles, il faudra l'intervention de Jamison pour qu'il
consente enfin à accepter l'hospitalité de Madame
Rittenhouse. Sous les acclamations et les chants de l’assistance,
il finira par effectuer une danse acrobatique, en guise de remerciements.
« Capitaine Spaulding, quel honneur pour moi de vous
recevoir dans mon humble demeure » réitère Madame
Rittenhouse avant de se lancer dans un vibrant hommage à
l’égard de son illustre invité. Pendant son
allocution, avec une évidente indulgence, elle négligera
les nombreuses remarques désobligeantes que ce dernier ne
manquera pas de lui lâcher à la moindre occasion, remarques
sur sa demeure, sur sa propre personne, sur les invités…
« Je vois devant moi l'homme le plus intrépide de tous
les temps. Au plus sombre des forêts du continent noir, il
n'est pas de danger que vous n'ayez bravé ! Vous avez frayé
des voies nouvelles, dédaignant le rugissement du lion et
le tam-tam des cannibales. Pas une fois vos pas n'ont hésité.
Vous ignorez la peur, la couardise… » continue-t-elle
sans se laisser troubler. Toutefois les louanges s'interrompent
brusquement lorsque le collectionneur Chandler aperçoit sur
le revers de la redingote du grand explorateur une chenille. Cette
annonce eut pour effet immédiat de faire s'évanouir
ce dernier qui fut porté jusque dans un fauteuil.
Scène III
À ce moment un nouveau son de trompette annonce Le
Signor Emmanuel Ravelli. Vêtu d'une courte veste boutonnée,
d'un ample pantalon et d'un petit chapeau pointu, Chico se présente,
la démarche rapide, portant sous le bras un trombone. Il
est le musicien attitré de la réception. « Où
dîne-t-on ? » sera la première question qu'il
adressera à Madame Rittenhouse après l'avoir nonchalemment
saluée. Avant même d’ajouter quoi que ce soit,
devant une Madame Rittenhouse un peu décontenancée,
s’engage une discussion
entre le musicien et l'explorateur qui avait entre temps récupéré
de son étourdissement.
Scène IV
Enfin le majordome annonce « le
professeur ». Qui est-il ce professeur et de quel titre
peut-il se prévaloir ? Cette dénomination de professeur
restera mystérieuse malgré la seule véritable
piste plausible. N'est-il pas l'associé du musicien Ravelli
à en croire les dires de ce dernier ? Quoi qu’il en
soit, à peine a-t-il descendu les marches de la demeure de
Madame Rittenhouse au rythme nonchalant d'une musique saccadée,
qu’il s'ingéniera très rapidement à renseigner
l'assemblée réunie autour de lui. Vêtu d'un
grand chapeau haut de forme, d'une grande cape noire recouvrant
un plastron immaculé, orné d'un nœud papillon
et tenant à la main une canne dont l'extrémité
se termine par une trompe d'auto, il tire sans discontinuer sur
une cigarette qu’il a à la bouche. « La porte
s'ouvrit, le Prince Charmant parut ! » commente le capitaine
Spaulding perplexe devant cette curieuse arrivée. Le professeur
répondra tout d'abord au salut de Madame Rittenhouse qui,
croyant lui serrer la main, sursautera en prenant non la main du
professeur mais l'extrémité de sa canne faisant entendre
brusquement un coup de klaxon. Ensuite, après l’avoir
remise à Hives, il commence à exhaler une série
de bulles de fumée blanche devant le regard médusé
du capitaine et finalement, à la demande de ce dernier –
« Vous n'avez rien au chocolat ? » –, de couleur
marron. « Il a tout ce qui lui faut » signale d'un
geste et en riant le musicien Ravelli. « Hives, débarrassez
le professeur, s'il vous plaît » demande enfin Madame
Rittenhouse. Le majordome ôte la
cape du professeur qui se retrouve subitement en petite tenue,
couvert d'un seul maillot et d'une culotte courte…
Ainsi, Harpo, car sous les traits du professeur il s'agit de lui,
sera le dernier des frères Marx à honorer l'invitation
de Madame Rittenhouse. Si, à la différence de ses
frères, il paraît sans réelle attribution –
sa qualité de professeur demeurant obscure –, cette
entrée en matière, « cette mise à
nu » inattendue tombe à point nommé pour en
savoir plus et très rapidement sur sa véritable personnalité.
Horrifiée, Madame Rittenhouse, levant les bras au ciel, pousse
un cri d'effroi et s'éloigne pour ne pas assister à
cet outrageant spectacle pendant que les invités restent
médusés. Le capitaine Spaulding, scandalisé
par cette tenue indécente, prend immédiatement à
partie le professeur : « Voyons il y a des dames ».
Le musicien Ravelli, ne s'embarrassant pas de fioritures, commence
à le bousculer vivement. Mais le professeur s'empare de l'une
des armes du capitaine restée à proximité et
commence à tirer par terre faisant se sauver une foule définitivement
effrayée.
Quelques instants après, se retrouvant seul dans le salon
de réception, il se munit d'un fusil et décide de
prendre comme cible le balancier d'une pendule murale. Imitant son
mouvement régulier, il tire une première fois réussissant
à l'immobiliser puis une seconde, le faisant cette fois tourner
sur lui-même. Satisfait de ce premier trophée, son
visage s'illumine d'un large sourire. En dressant l'oreille, il
remarque alors le piaillement d'un canari. Il se tourne peu à
peu vers l'endroit d'où proviennent les cris et met en joue
la cage renfermant l’oiseau. Deux détonations se suivent
jusqu'à ce que le canari ne fasse silence dans un drôle
et dernier râle. Les hauts chapeaux de deux dames se risquant
à proximité du salon, le plateau de Hives et Hives
lui-même, une sculpture grecque qui aura la particularité
de lui répondre constitueront les autres trophées
du professeur transformant ainsi le salon de Madame Rittenhouse
en véritable stand de tir. Ces tirs s'arrêteront finalement
lorsque, apercevant au loin une jeune femme blonde, il se débarrassera
sans attendre de son arme, la jetant à terre, pour se mettre
aussitôt à sa poursuite.
Le capitaine Spaulding, le musicien Ravelli, le professeur, le collectionneur
Chandler, tous les protagonistes de Animal Crackers (L’Explorateur
en folie) sont désormais réunis pour que puisse
se dérouler la réception pendant laquelle sera dévoilé
le chef-d'œuvre du peintre Beaugarde. Le majordome, aidé
de deux domestiques, s'emploie par ailleurs à régler
les derniers détails avant que la maîtresse de maison
ne fasse son apparition. Il reste à ajuster le rideau qui
découvrira le moment venu la célèbre peinture
qui, placée au-dessus d'une grande cheminée, orne
la bibliothèque.
Scène V
La soirée se poursuit au rythme du récit des aventures
africaines du capitaine Spaulding narrées avec force et conviction
à une assemblée enthousiaste. « Je vais vous
parler de l'Afrique mystérieuse… l'Afrique est le pays
de Dieu et il peut se le garder ! » commence-t-il. «
Ma foi, Messieurs, nous avons quitté New York ivres de bonheur
et de bonne heure au matin du 2 février. Au bout de quinze
jours de mer, dont six en bateau, nous atteignîmes enfin les
rivages africains. Dans la jungle je tuai un ours polaire »
continue-t-il avant de se faire interrompre par Madame Rittenhouse
intriguée. « Un moment capitaine Spaulding, ils vivent
dans les régions glacées ! » « Cet ours-là
était assez riche pour se payer des vacances. Ne m'interrompez
pas ! » réplique Spaulding. « Régions
glacées ! Mon œil !… » ajoute-t-il d'un
air dédaigneux avant de reprendre. « Le premier
jour, nous étions debout à six heures et recouchés
à sept après avoir pris notre petit-déjeuner.
Telle fut notre habitude durant les trois premiers mois. Nous devînmes
assez habiles pour nous recoucher à six heures trente. Un
matin je fumais quelque nourriture. Il n'y avait pas de débit
de tabac. Soudain je prie six tigres. » « Vous avez
pris six tigres ? » interroge Madame Rittenhouse de plus en
plus étonnée. « Non je les prie de s'en aller.
Les principaux animaux qui habitent la jungle sont les élans,
les orignals et les caribous. Vous savez, bien entendu ce qu'est
un élan. C'est du gros gibier. Le premier jour je me suis
fait deux daims. Ce fut notre plus grand gibier. Les orignals, d'autre
part vivent dans les collines. Au printemps, ils descendent pour
leur congrès annuel. C'est très intéressant
de les voir s'approcher d'un trou d'eau et il faut les voir s'enfuir
quand ils s'aperçoivent que c'est seulement un trou d'eau.
Ce qu'ils cherchent c'est de l'alcool. Un matin j'ai tué
un éléphant vêtu seulement de mon pyjama. Comment
il a pu mettre mon pyjama, je ne sais pas vraiment. Ensuite, nous
avons essayé de lui enlever ses défenses, mais elles
résistaient. Bien sûr c'est différent dans l'Alabama
: les défenses sont amovibles. De toute façon, ça
n'a aucun rapport avec ce que je suis en train de dire. Nous avons
pris des photos de jeunes filles indigènes mais elles ne
sont pas encore développées. ça ne fait rien,
nous y retournerons dans une quinzaine. »
Ce lumineux exposé comme le fit remarquer une Madame Rittenhouse
pour le moins impressionnée sera interrompu par Chandler
qui en l'honneur du capitaine lancera spontanément trois
bans avant que Ravelli, à la demande de l'hôte de la
maison, ne fasse son apparition pour interpréter quelques
morceaux de son choix. La soirée se prolonge ainsi à
la cadence des airs joués au piano par Ravelli relayé
le temps d'un bref instant par le professeur qui s'essaiera également
au piano – révélant à cette occasion
une nouvelle facette de sa personnalité – jusqu'à
ce que les trois protagonistes, le musicien, le professeur et le
capitaine réunis, ne finissent par chanter en chœur
dans un ballet improvisé.
Scène VI
Enfin après que le capitaine Spaulding a offert à
Madame Rittenhouse un présent qu'il avait reçu lui-même
des indigènes, un coffre immense à la fonction assurément
plus décorative qu'utilitaire, Chandler prendra la parole.
« Et maintenant Mesdames et Messieurs je vous prie de bien
vouloir me suivre, Madame Rittenhouse a peut-être une plus
grande surprise à vous montrer ». Tous prennent la
direction de la bibliothèque et, une fois installés,
Madame Rittenhouse prononce sur un ton très solennel quelques
mots de présentation – « Je vais vous montrer
le chef-d’œuvre immortel de Beaugarde “Après
la chasse” » – avant de faire signe de découvrir
le tableau. Le rideau s'ouvre suivi de longs applaudissements. À
la demande de Madame Rittenhouse, Chandler se lève pour commenter
l'œuvre et la vie du peintre Beaugarde mais, au moment où
il dirige son regard vers le tableau, il s'aperçoit à
sa grande stupéfaction qu'il a sous les yeux non pas le tableau
authentique de Beaugarde mais une simple et bien « pâle
» imitation, selon lui. « Ceci n'est qu'une pâle
imitation » s'écriera-t-il. Quelques instants plus
tard à la faveur d'une soudaine extinction de lumière,
la présumée imitation disparaît à son
tour. Dans la confusion générale, à l'initiative
du capitaine Spaulding, les recherches peuvent commencer.
Acte II : À
la recherche de l'original
Une célèbre toile de très
grande valeur, estimée à plus de 100 000 dollars par
le collectionneur Chandler vient de disparaître. œuvre
d'un grand artiste répondant au nom de Beaugarde, intitulée
« Après la chasse », au coloris et au dessin
incomparables, son remplacement par une reproduction « grossière
» ne pouvait abuser un œil aussi expert que celui de
Chandler. Les invités réunis dans la bibliothèque,
impatients à l'idée d'assister au clou de la soirée
sous le parrainage de ce grand collectionneur, apercevront ainsi
une simple copie à la place du chef-d’œuvre de
Beaugarde.
Qui s'est donc emparé de l'original ?
Scène première
Le lendemain, les premières recherches n'ayant rien donné,
Madame Rittenhouse a fait appel à la police. Entouré
d’une cohorte de policiers, l'inspecteur Hennessy se présente
et entreprend aussitôt ses investigations. À la grande
surprise de la maîtresse de maison, il sera secondé
par le capitaine Spaulding qui pour les besoins de la cause revêtira
spontanément des habits de détective et prendra momentanément
le nom de Capitaine Scotland de Spaulding Yard… Pendant que
les hommes de l'inspecteur Hennessy passent la demeure au peigne
fin, le capitaine Scotland de Spaulding Yard poursuit sa propre
enquête. Une discussion
s'engage avec le musicien Ravelli.
Le capitaine et le musicien se séparent ensuite non sans
avoir échangé l'un et l'autre quelques dernières
salves. Malgré une perspicacité et une abnégation
exemplaires à vouloir découvrir la vérité,
le mystère reste entier et le tableau demeure pour le moment
introuvable. Ce mystère s’annonce plus difficile à
éclaircir que prévu pour l’inspecteur et le
capitaine d’autant plus qu’il semble ne pas se circonscrire
au vol d’un seul tableau. En effet, la copie découverte
à la place de l’original subira au bout de quelques
instants le même sort que son modèle en se volatilisant
comme par enchantement. L'inspecteur Hennessy ne pouvait que se
réjouir dès lors de l'aide inattendue du capitaine
Scotland de Spaulding Yard pour dénouer les fils ténus
d'une énigme dont la bibliothèque paraît avoir
été le théâtre.
Quelle fut donc cette intense et non moins surprenante activité
dont la bibliothèque fut le théâtre, bien avant
l’inauguration ?
Scène II
Parmi les nombreux invités, figurait la propriétaire
d’une maison attenante à celle de Madame Rittenhouse,
une dénommée Madame Whitehead. Devant le faste d'une
telle réception avec de si prestigieuses personnalités
et une peinture aussi estimée, elle cachait mal sa jalousie.
Madame Rittenhouse devenait à cette occasion une incontestable
rivale. Accompagnée d'une amie – qui avait peint une
copie du tableau de Beaugarde quand elle était au collège
– elle se laissera facilement persuader de substituer au vrai
tableau la copie en question. Les invités ne verront qu'une
imitation plus ou moins bien exécutée qui aura pour
conséquence de provoquer un scandale et de ce fait d’apporter
le discrédit sur Madame Rittenhouse. Dans sa sombre besogne,
elle sera aidée par Hives, le majordome, qui était
auparavant à son service et qui lui est resté très
attaché. Homme dénué de scrupules, lointaine
résurgence d'un passé de malfrat – il lui en
a déjà coûté pour 4 ans –, il lui
sera facile de faire l'échange en toute discrétion.
Ainsi, il sera aperçu sortant précipitamment de la
bibliothèque avant l’inauguration, tenant à
la main une toile qu'il s'empressera de dissimuler dans une pièce
voisine.
S'agissait-il cependant du chef-d’œuvre de Beaugarde
?
Un doute pouvait subsister quant à l'authenticité
du tableau momentanément entre les mains du majordome car,
un moment auparavant, se trouvaient dans la bibliothèque
Mademoiselle Rittenhouse et Parker.
Scène III
La fille de Madame Rittenhouse, Arabella, et John Parker, après
une âpre discussion mêlant projet de mariage et carrière,
observaient, songeurs, l’œuvre fameuse de Beaugarde.
Outre d’être le prétendant d'Arabella, Parker
est un peintre dont la carrière semble pour le moment mal
engagée au point de songer à abandonner définitivement
la peinture. Devant le tableau, que Parker connaît parfaitement
– il en a fait également une copie –, l'idée
leur viendra de remplacer le vrai tableau par la copie réalisée
par le jeune peintre. En faisant admirer aux invités non
pas l'original mais le faux peint par Parker qui, selon lui, est
« très conforme au modèle », ils espèrent
ainsi faire reconnaître l’habileté de son auteur,
le talent de son auteur, notamment auprès d’un mécène
comme Chandler. La copie égalant « parfaitement
» l'original, permettrait à Parker de poursuivre une
carrière jusque-là compromise, en obtenant des commandes,
mais permettrait également aux deux amoureux de songer à
se marier. Un désaccord tenace oppose en effet la jeune fille
à la mère, quant à son désir d’épouser
un peintre sans le sou. Un risque pourtant demeure, un risque que
formulera très vite Parker : « Et si personne ne l’admire
? »
La décision prise, les deux amoureux profiteront de l’aide
gracieuse du musicien Ravelli et du professeur pour effectuer l’échange.
Équipés de tout le matériel nécessaire,
escabeau, saut, chaîne, pelle, pioche… et de la copie,
ces derniers feront leur entrée dans la bibliothèque
par un temps singulièrement orageux qui aura pour effet de
les plonger quelques instants après dans une obscurité
providentielle. Après avoir vainement recherché une
lampe qu'ils avaient semble-t-il sur eux, ils accompliront leur
méfait, sans le moindre bruit, au terme de quelques efforts
périlleux et à peine perturbés par la présence
de Madame Rittenhouse et du capitaine Spaulding. La lumière
réapparaîtra enfin, éclairant désormais
au sommet de la cheminée le tableau peint par Parker fraîchement
installé. Le travail accompli, les deux fraudeurs pourront
repartir par où ils étaient arrivés, préférant
un ciel devenu étrangement et soudainement radieux, la «
douce Californie » comme le suggérera Ravelli, aux
pluies diluviennes s'abattant sans discontinuer et décourageant
manifestement toute autre fuite par l'autre porte de la bibliothèque.
Scène IV
Deux faux ont été réalisés, l’un
par l'amie de Madame Whitehead et l’autre par le jeune peintre
Parker, portant désormais le nombre de tableaux à
trois au sein de la demeure de Madame Rittenhouse. Au fur et à
mesure du déroulement de l’enquête, il sera de
plus en plus difficile pour l’inspecteur Hennessy et accessoirement
pour le capitaine Scotland de Spaulding Yard de savoir qui est le
véritable responsable du vol. Serait-ce en toute logique
et à en croire Chandler, l’auteur de la copie qu’il
aura à un moment donné entre les mains. « Celui
qui a fait cela a volé le Beaugarde » s’écriera-t-il
! Cette déduction pourtant s’avérera difficile
à suivre, le voleur jetant son dévolu sur toutes les
reproductions qu'elles soient vraies ou fausses. Au gré des
disparitions et des découvertes, la confusion entre les –
faux – tableaux semble la plus totale et plonger dans un profond
désarroi Madame Rittenhouse.
Hives, de peur d'être soupçonné par la police,
au regard de son passé trouble, désirera se débarrasser
au plus vite du tableau qu'il avait caché consciencieusement
– non l'original mais la copie de Parker – auprès
de Madame Whitehead. À son grand désespoir, il s'apercevra
qu'il n’était plus dans sa cachette. Loin d’entamer
l'optimisme de Madame Whitehead, le vol de la soi-disant peinture
de Beaugarde la comblera de joie. Elle ne pouvait que se réjouir
d'être la cause de tout ce désordre et de ce week-end
décidément plein de surprises. Ravelli, auteur quelque
peu malgré lui du premier échange, aura pareillement
la triste surprise de ne plus trouver le tableau – en l'occurrence
l'original –, dans le tiroir dans lequel il l'avait laissé.
« Quel tableau ? » demande-t-il crédule à
Arabella qui le prie sans tarder de le raccrocher. Ne saisissant
pas vraiment la signification de tous ces changements, il se laissera
seulement convaincre par l'idée de ne pas être confronté
à la police dont l'arrivée est annoncée et
partira à sa recherche. Aurait-il comme le majordome un passé
suspect ? John Parker, l’auteur de l’une des copies,
tombera sur un tableau qui, sans être sa propre copie, n'en
sera pas pour autant l’original. Était-ce la copie
réalisée par l'amie de Madame Whitehead ? Cette découverte
inopinée lui procurera néanmoins la satisfaction,
dans la multiplicité de tous ces échanges, que le
collectionneur Chandler n'aura pour l'instant jamais eu l’occasion
d’avoir la copie qu'il avait réalisée sous les
yeux, maintenant ainsi l'espoir d’être reconnu comme
artiste. Enfin, l’inspecteur tombant à son tour sur
une peinture qu’il croit être l’œuvre de
Beaugarde, déchantera rapidement quand le collectionneur
lui révélera qu’il s’agit en définitive
d’une imitation. De quelle imitation s’agissait-il ?
Acte III : L'original
introuvable
Si la tournure prise par les événements
réjouit Madame Whitehead et dans une moindre mesure John
Parker, leurs deux instigateurs, en revanche elle met le propriétaire
du tableau, le collectionneur Chandler, et Madame Rittenhouse dans
une situation délicate. Chandler ne peut que se désoler
de la disparition de cet objet inestimable et se lamenter du coût
que sa perte occasionnera immanquablement. Madame Rittenhouse pour
sa part ne peut cacher, notamment face à la satisfaction
affichée de sa voisine le temps d'une brève rencontre,
une mauvaise humeur devant les probables retombées d'une
telle mésaventure. Les efforts conjugués du capitaine
et de l'inspecteur Hennessy, à la tête d'un peloton
de six hommes, devraient sans nul doute, en mettant a fortiori la
main sur le responsable, permettre d'élucider le mystère
du tableau volé. Les soupçons semblent d’ailleurs
de plus en plus peser sur la personne du professeur.
Scène première
Après que le majordome lui a annoncé la disparition
du tableau qu'il avait échangé, Madame Whitehead partira
sans plus attendre à la recherche du professeur, persuadée
de la culpabilité de cet individu au comportement étrange.
Aperçu dans le jardin, il paraît en effet avoir en
sa possession les tableaux en
question. Le capitaine Spaulding, quant à lui, après
avoir trouvé un indice compromettant, « un fil…
non un cheveu roux », lancera les hommes de l'inspecteur Hennessy
à la recherche du même professeur. Tout concorde ainsi
à faire du professeur l’unique responsable des vols.
Est-il réellement l’auteur de ces vols ? Les supputations
sur le mobile du vol, à l’image de la discussion opposant
Ravelli et le capitaine, et les commentaires sur le présumé
voleur vont bon train au sein de la demeure de Madame Rittenhouse.
Qui est en vérité ce surprenant invité se faisant
appeler « le professeur » ? Si selon toute vraisemblance
le professeur apparaît être le voleur des tableaux,
quel mobile l’a conduit à les dérober ?
Au terme d’une histoire mettant en concurrence simultanément
une voisine jalouse et un peintre en mal de reconnaissance, aux
desseins cependant opposés, les voleurs se retrouvent volés,
les dupeurs deviennent dupés. Si l'intrigue semble d’abord
reposer sur la disparition d'un tableau authentique, elle se compliquera
ensuite par la disparition d’une série de faux prévus
justement pour prendre sa place. Un original remplacé par
une copie elle-même remplacée par une autre copie qui
sera finalement subtilisée obscurcira une enquête qui
pouvait amplement se contenter du vol de sa seule et unique pièce
rare. C’est pourquoi le premier enseignement à tirer,
abstraction faite de l'intérêt de chacun à voir
soit disparaître soit réapparaître les tableaux,
qu'ils soient authentiques ou non, est que la présence fortuite
d'une série de faux confère à l'original contrefait
un statut particulier.
Quel est-il ce statut ? De quelles propriétés se prévaut
en effet le tableau du peintre Beaugarde « Après la
chasse » ?
Scène II
Il est le commencement. Il est le modèle à partir
duquel les reproductions sont rendues possibles. Il est, en empruntant
la terminologie de Clément Rosset dans Le
réel, traité de l'idiotie [2], l'«
objet premier » par rapport auquel certains objets pourraient
être dits seconds. Aussi peut-il naturellement revendiquer
ce que Clément Rosset nomme un certain « éclat
du vrai ». « L'éclat du vrai suppose d'une part
un monde d'originaux, de l'autre un monde de copies qui doublent
plus ou moins adroitement les originaux : il y a du vrai quand se
profile l'original au travers de ses copies […] » écrit
le philosophe. « Après la chasse » du peintre
Beaugarde, pièce « originale », authentiquement
vrai, a été l'objet de deux reproductions, l'une effectuée
par l'amie de Madame Whitehead et l'autre par le peintre Parker,
le plaçant désormais comme le premier maillon d'une
chaîne qui en compte trois. Il est l'élément
indispensable à la suite duquel toute la série des
copies existe et s'identifie.
L'arrestation par les hommes de l’inspecteur Hennessy du présumé
voleur permettra de se rendre compte de la véracité
de l’hypothèse avancée. En mettant en présence
les trois réalisations enfin retrouvées, le dénouement
de l’intrigue attestera, outre de la responsabilité
du professeur de tous ces vols, de l'indéniable éclat
de cet objet « premier » auprès de ses « seconds
». La copie réalisée par le peintre Parker,
à sa grande joie et également à celle d'Arabella,
sera jugé comme digne d'intérêt par le collectionneur
et non mois expert Chandler au point que ce dernier lui commandera
aussitôt un autre tableau. De très bonne facture, se
rapprochant fidèlement du modèle, la peinture de Beaugarde
« au coloris et au dessin incomparables », elle témoignera
ainsi de la virtuosité jusqu'alors inconnue de son auteur.
Avec facilité, la copie de Parker prendra le pas sur sa conjointe,
la copie de l’amie de Madame Whitehead, qui quant à
elle n’obtiendra que peu de suffrage et n'attirera en définitive
que très brièvement et furtivement les regards de
l’assistance. « Seul un maître pouvait peindre
un tableau pareil » s'exclamera Chandler en désignant
le tableau de Parker après l'avoir pris d'abord pour le «
Beaugarde ». La signature du tableau – il était
signé John Parker –, le remettra toutefois à
sa vrai et juste place c'est-à-dire la place de second après
avoir entretenu, il est vrai, le doute quelques instants. Quel est
donc le vrai, purent se demander les invités réunis
autour de Madame Rittenhouse ? Chandler, en collectionneur avisé,
après avoir encensé Parker dans l'enthousiasme général,
ne se fera pas prier pour lui demander immédiatement…
de réaliser son portrait.
Toutefois, malgré les dispositions prises par Madame Rittenhouse
et l'opiniâtreté d'un capitaine jamais à court
d'idées, qu'adviendrait-il si l'original demeurait introuvable
? Quel sort serait réservé à ces faux ? Si
le tableau authentique restait introuvable, quel avenir attendrait
le jeune et sémillant peintre Parker ? Madame Whitehead réussirait-elle
dans sa sombre entreprise ? Madame Rittenhouse et le collectionneur
Chandler pourraient-ils se résigner aussi facilement à
la perte de l'original ? Depuis sa disparition, la peinture de Beaugarde,
référence avérée, est logiquement l'objet
de toutes les recherches. Sans cet original, ce modèle, cet
objet premier, la série de faux serait inconcevable voire
irréalisable. Amputée de son terme initial, elle deviendrait
en quelque sorte orpheline et subitement sans signification. Clément
Rosset, à propos de cet « éclat du vrai
», apparentait l’original à ce que des philosophes
comme Platon ou Hegel appelleraient le « modèle
», ou la « chose elle-même » et qui figurerait
en quelque sorte le « Réel ». À côté
de cet original figureraient des contrefaçons, des copies,
des faux qui s’apparenteraient quant à eux à
ce qu’il appellera des « doubles » et à
travers lesquels – garant d’un certain éclat
de vrai – se profilerait l’original. Cette philosophie
est pour Clément Rosset une « philosophie du Double
», une « philosophie métaphysique » qui
« tient le "réel" quotidien pour une
duplication dont seule la vision de l'Original pourrait lui livrer
le sens et la clef ». Malgré la perspicacité
du capitaine et du musicien pour tenter de découvrir le mobile
du vol – « Quel mobile ? Pour le voler ! »
n’était-elle pas la première réponse
de Ravelli –, leurs efforts pour découvrir la vérité
seraient-ils invariablement voués à l’échec
? Seule la vision de la « Chose elle-même » permettrait
de délivrer le sens et la clef conclut Rosset à propos
de cette philosophie du double.
Scène III
Le second enseignement à tirer est à relier à
cet éclat du vrai et à cette absence prolongée
de l’original. Ce dernier se dérobant à toutes
les investigations accorderait – temporairement – une
place inespérée à ses contrefaçons.
Au fur et à mesure d’une recherche ponctuée
par de nombreuses et surprenantes réapparitions, seuls les
faux, en l’occurrence les copies de l’amie de Whitehead
et de Parker, semblent visibles et bel et bien visibles, laissant
la tenace impression d’une grande confusion au sein de la
demeure de Madame Rittenhouse. Combien y a-t-il exactement de faux
se demandaient déjà les invités de cette réception
réservant décidément de nombreuses surprises
? Quel tableau aura entre les mains l’inspecteur Hennessy,
le capitaine Spaulding et le musicien Ravelli ? Au cours de la réception,
il sera en effet de plus en plus difficile de savoir de quel tableau
il s’agit réellement. Ainsi ces faux ne paraissent
pas seulement profiter de l’aubaine que leur offre provisoirement
un original désespérément absent, ils paraissent
outre s’en accommoder parfaitement mais surtout atteindre
un rang qu’ils n’avaient jamais osé espérer
jusque-là, celui purement et simplement d’objet premier.
D’autant plus, qu’au même titre que le tableau
authentique, ils ne furent pas épargnés par le professeur.
Il ne s'est pas contenté effectivement de voler ce qui a
priori devait l'être mais – comble d'ironie
–, ce qui l'était moins, en l'occurrence ces contrefaçons,
à la valeur moindre. Susceptibles d'être volés,
dérobés par le professeur – Quel était
donc le mobile du vol ? Quelles étaient donc les motivations
du voleur ? – ne sont-ils pas dorénavant dignes d’attention,
dignes d’intérêt ?
Si la confusion engendrée par le professeur, malmenant sans
véritable discernement ni préférence les tableaux,
a pour effet de mettre au-devant des copies qui n’en demandaient
pas tant, elle ne sera pas sans conséquence pour l'original.
Devant le statut nouvellement acquis des copies, ce dernier subit
le risque de perdre un peu de son éclat dans l'opération.
Avec ces vols à répétition orchestrés
par un voleur aux intentions obscures, – Quel est donc l’usage
des tableaux que fait le professeur aperçu dans le jardin
? – l’objet premier ne serait plus en définitive
« premier » mais objet parmi d'autres objets. Il perdrait
son statut d’objet premier par rapport auquel les autres objets
peuvent être dits seconds et deviendrait en quelque sorte
l’égal des autres ou en réalité les autres
deviendraient son égal. Le modèle n'a pas seulement
disparu, il n'est plus, avec la conséquence que la demeure
de Madame Rittenhouse ne renfermerait plus en son sein que des faux
ou plus exactement que des originaux. À « l'éclat
du vrai » se substituerait ce que Clément Rosset appelle
une « densité du réel ». La densité
du réel « signale au contraire une plénitude
de la réalité quotidienne, c'est-à-dire l'unicité
d'un monde qui se compose non de doubles mais toujours de singularités
originales (même s'il leur arrive de se “ressembler”)
et n'a par conséquent de comptes à rendre à
aucun modèle […] » souligne le philosophe qui
nommera « philosophie du réel » cette philosophie
s’opposant à la philosophie du double, à la
philosophie métaphysique.
Scène IV
Alors que la demeure de Madame Rittenhouse goûte une relative
tranquillité rythmée par les conversations et les
plaisirs mondains avant que le tumulte des événements
ne l'entraîne dans une folle agitation, une rencontre met
aux prises le musicien Ravelli et le collectionneur Chandler. Intrigué
par ce dernier qu'il semble connaître, Ravelli cherche à
en savoir plus. Aidé par son éternel acolyte, le professeur,
il parviendra non sans mal, à connaître la véritable
identité du soi-disant collectionneur grâce notamment
à la présence d'un grain de beauté sur un avant-bras.
Chandler n'est autre qu'un ancien marchand de poisson répondant
au nom d'Abie. Une fois sa véritable identité découverte,
ils s'empresseront de lui soutirer de l'argent en le menaçant
de dévoiler qui il est réellement. Le scandale sera
évité de justesse, les deux peu scrupuleux voleurs
se contentant de 500 dollars, de sa cravate et… de son grain
de beauté apparu comme par enchantement au propre poignet
du professeur. Après tout, n'étaient-ils pas venus
chez Madame Rittenhouse pour se remplir les poches ? Cependant lors
de cette âpre discussion, le collectionneur ne répondra
pas à l’une des questions du musicien : « Comment
êtes-vous devenu Chandler ? ». Chandler éludera
aussitôt la question, passant sous silence une information
qui aurait été intéressante à plus d’un
titre. Philanthropique collectionneur, Chandler n’est-il par
l'« expert » généralement convié
par de richissimes douairières à de grandes réceptions
et autres inaugurations ? N’est-il pas le détenteur
du fameux « Beaugarde » dont la disparition demandera
les efforts d’un inspecteur de police à la tête
d’un peloton de six hommes et d’un capitaine se révélant
à cette occasion fin limier ? La présence au sein
de la demeure de Madame Rittenhouse de cette pièce unique
et inestimable autorise en effet à ne pas se dispenser d’être
informé de la véritable identité et du parcours
de la seule et unique personne capable – et habilité
? – de reconnaître le vrai tableau parmi la prolifération
de tous ces faux.
Qui garantit désormais l'authenticité et la valeur
du « Beaugarde » ?
Scène V
À l'opposé de la philosophie du Double, Clément
Rosset désignera donc une « philosophie du réel
» qui « voit dans le quotidien et le banal, voire
dans la répétition elle-même, toute l'originalité
du monde. Aucun objet, aux yeux de cette philosophie du réel,
qui puisse être tenu pour “original” au sens métaphysique
du terme ; aucun objet réel qui ne soit fabriqué,
factice, dépendant, conditionné, “de seconde
main”. Tout y est, si l'on veut, doublure, au gré au
moins d'une certaine sensibilité métaphysique ; mais
ces “doubles” ne copient aucun patron et sont par conséquent
chacun des originaux. Pléthore de doubles, pléthore
d'originaux : on peut dire indifféremment l'un ou l'autre
dès lors que cette pléthore est totale, c'est-à-dire
occupe exhaustivement le champ de l'existence. S'il n'y a que des
doubles, il n'y a pas d'originaux, et du même coup tous les
doubles sont des originaux. » Cette « mise à
mal » de l'original, du terme initial de la série,
de l’objet premier évoquerait moins, selon le philosophe,
une perte réelle que le constat d'une simple désillusion.
Il s’agira alors de se déterminer en faveur de l'un
ou de l'autre, en faveur de l'éclat du vrai ou de la densité
du réel.
À l’instar des tableaux, vrais ou faux de Animal
Crackers (L’Explorateur en folie) et de leur
traitement infligé par un étrange professeur pour
le moins dénué de scrupule, les prestations des frères
Marx au cours d’une carrière cinématographique
riche de treize films, de The Cocoanuts (Noix de coco)
à Love Happy (La Pêche au trésor),
pourraient, en présence ou non d’expert, susciter cette
confusion et de la même façon cet imbroglio.
Dans le cas de la présence de l'« original »
dont seule la vision donnerait le sens et la clef, les réalisations
des frères Marx se rangeraient à la suite de la copie
réalisée par le jeune peintre Parker. À la
paternité reconnue et revendiquée, signées,
elles n'attendraient que leur « modèle »
pour être fixées sur leur sort, avec la ferme conviction
qu'elles se sont montrées dignes de lui. Où pareillement,
il pourrait s'agir d'une copie réalisée au collège,
comme celle en l'occurrence exécutée par l'amie de
Madame Whitehead. Dépourvues de signature – anonymes !
–, ces mêmes réalisations afficheraient des prétentions
moindres ou de nature différente. Leur présence, aussi
insolite soit-elle, prendrait sens également, à l'égal
de leur conjointe, en fonction du modèle mais le trouble
ou l'équivoque qu'elles seraient à même de provoquer
les habillerait d’un pouvoir éminemment subversif.
Indépendamment de leur intention, elles ne s’enquerraient
du modèle que pour mieux le contester.
Quoi qu’il en soit, ces présomptions qui incitent à
instaurer une ligne de partage entre les différentes reproductions
– classant par exemple celle de Parker comme intéressante
et celle de l'amie de Madame Whitehead comme quelconque –
ne sont concevables qu’avec la présence du garant du
sens, du seul détenteur de la clef, qu'incarne avec plus
ou moins d'éclat l'Original et dont se revendiqueraient de
patentés experts, comme la présence du collectionneur
Chandler dans Animal Crackers (L’explorateur
en folie) le démontre.
Pourtant dans l'éventualité de l'absence d'original,
qu'adviendrait-il des films des Marx Brothers devenus subitement
« orphelins », livrés à eux-mêmes
et obligés de rendre des comptes à eux-mêmes
uniquement.
Quel sort pourrait leur être réservé ?
Acte IV : Le dénouement
Scène première
Avec la présence de Madame Whitehead, de John Parker, du
professeur, du musicien Ravelli, du collectionneur Chandler…,
Madame Rittenhouse ne conviera pas seulement des individus aux intentions
récusables mais également des individus au passé
trouble voire à l'identité obscure. Au cours d'une
réception riche en surprises, il y aura en premier lieu le
professeur, qui, après une entrée fort remarquée,
fera montre outre d’une stupéfiante habileté
dans le vol, d’aptitudes toutes aussi variées que surprenantes.
S’ajouteront le musicien Ravelli, partenaire idéal
du professeur, qui fait de l'extorsion notamment de fonds son passe-temps
favori bien avant celui de la musique, le collectionneur Chandler
à la reconversion des plus étonnantes, de marchand
de poissons à marchand de tableaux, un majordome au service
de Madame Rittenhouse dont l'âme, comme il le dira lui-même,
restera pour le pire et le meilleur dévouée à
Madame Whitehead, et, dans une moindre mesure, un renommé
et non moins volubile explorateur des lointaines contrées
africaines qu'incarne avec aisance un capitaine Spaulding aux prétentions
multiples.
Qui est réellement qui, sous ces parfaits déguisements
?
Quels que soient les masques et quels que soient les agissements
de chacun, ce théâtre de « faux »
personnages semble se mouvoir sous la haute bienveillance d'une
Madame Rittenhouse dont le flegme et l'indulgence paraissent eux
bel et bien réels. Même une partie de cartes au déroulement
des plus curieux ne saurait perturber la majestueuse hôte
de la maison. Les deux imposteurs que sont Ravelli et le professeur,
en parfaits escrocs, ont toujours la possibilité de s’en
remettre aux cartes pour arriver à leurs fins. Pourquoi donc
ne pas s'attaquer à une riche milliardaire ? Ainsi, après
qu’un furieux et authentique combat de boxe a fait se combattre
une Madame Rittenhouse stoïque et un professeur retenant difficilement
sa fougue, une partie de bridge s'engage entre Madame Rittenhouse,
le professeur, Ravelli et Madame Whitehead. Opposées à
Ravelli et au professeur faisant par le plus grand des hasards équipe,
elles quitteront finalement la table, excédées, scandalisées,
après avoir semble-t-il perdu une partie à l’issue
inattendue et cédant seulement sous les coups extravagants
du professeur. Celui-ci ne gagnera pas seulement la partie mais
aussi les chaussures de Madame Whitehead avec lesquelles il s'éloignera
non sans difficultés. Au sujet de Madame Rittenhouse, seuls
les assauts répétés et pour le moins effrénés
du capitaine la sortira de sa réserve. Accueilli à
bras ouverts, ce dernier n’aura de cesse de multiplier les
propositions maritales au cours de la réception, propositions
qui ne la laisseront pas indifférentes et révéleront
à cette occasion l’indéniable tendresse qu’elle
éprouvera à l’égard du capitaine.
Scène II
En présence de Madame Rittenhouse, réapparaîtront
les tableaux les uns à la suite des autres et avec ces derniers,
le nom du responsable. Si le doute était encore permis le
voleur est bien le professeur. La « mite gauchère »
comme a pu le formuler Ravelli pendant la discussion qui l'opposa
au capitaine, est bien son fidèle compère. Cette restitution
fera donc le bonheur de Parker dont le talent de copiste sera reconnu
par Chandler et celui d'Arabella qui verra enfin son vœu le
plus cher se réaliser – se marier avec celui qu’elle
aime. En revanche une destinée moins enviable attend le professeur.
L'inspecteur Hennessy, homme de loi scrupuleux, s'apprête
à faire son devoir en arrêtant l’auteur de tous
ces vols. Toutefois l’intervention décisive du capitaine
le préservera de ce sort funeste.
L’inspecteur consentira en effet, sous les recommandations
du capitaine, à renoncer à l’arrestation du
professeur, et, indulgent, lui délivrera quelques précieux
conseils. « ça va pour cette fois. Mais plus de mauvaises
fréquentations. » lui dit-il en lui serrant la main.
« Voulez-vous finir dans la peau d'une crapule ? » demande
l’inspecteur. La réponse du professeur qui, un large
sourire aux lèvres, hoche la tête, a pour effet immédiat
de relancer les remontrances de l’inspecteur. « Rentrez
chez vous, votre pauvre maman vous attend » lui dit-il en
accompagnant son propos d’une bourrade amicale sur le dos
du professeur. À ce moment, de la manche de ce dernier, un
couteau tombe puis un second suivi d'un troisième. «
Elle guette le bruit de vos pas. Je vois la lumière de sa
lampe près de la fenêtre. Écoutez-moi et ça
ira. » poursuit l’inspecteur sans se départir
de ce ton solennel. Chaque parole de ce dernier qui secoue avec
ferveur la main du professeur est ponctuée par le bruit des
couverts heurtant le sol. L'argenterie dégringolant en abondance
aux pieds du professeur commence à former un tas de plus
en plus volumineux, jusqu'à ce qu'une cafetière
– se faisant attendre au gré du capitaine – se
mêle aux couverts et roule sur le sol. « Vous me
surprenez !… Cette fois, Capitaine, il faut que je l'arrête.
» finit par dire Hennessy qui empoigne sur le champ le professeur.
Celui-ci se met à se débattre avant de sortir un vaporisateur
qu’il cachait dans son imperméable et avec lequel il
commence à asperger l'assistance. Quelques moments auparavant,
pendant ses nombreuses déambulations dans la propriété
de Madame Rittenhouse, il était tombé sur un flacon
rempli de somnifère – ayant servi à Madame Whitehead
et au majordome Hives pour récupérer les tableaux
–, et en avait rempli le vaporisateur qu’il détenait.
Hennessy, Madame Rittenhouse, le capitaine,… et tous les invités
rassemblés dans le salon de réception, tomberont les
uns après les autres sous l’effet du somnifère.
Aucune personne ne sera épargnée par le professeur.
Avec un même entrain, il aspergera son prétendu complice,
Ravelli, qui, malgré ses protestations, s’évanouira
sur le sol. Ensuite, se frayant un passage à travers les
corps inconscients, le professeur choisira le giron
d'une jeune et jolie femme blonde dans les bras de laquelle il s'infligera
le même sort.
Scène III
Quelques années plus tard, Harpo se retrouvera de la même
manière au centre d’une intrigue dont l’enjeu
sera cette fois un collier de diamants. Il s'agit en effet de la
disparition d'un collier de diamants appartenant à la famille
Roumanoff. L'enquête est menée par un véritable
détective dénommé Sam Grunion et incarné
par Groucho – dans le rôle également du narrateur.
Au bout de nombreuses années de recherches infructueuses,
il est enfin sur une piste sérieuse. Cette dernière
le conduira jusqu'à une jeune troupe de théâtre
désargentée, répétant une comédie
musicale et qui, en attendant des jours meilleurs, s'en remet à
Harpo. Grâce à de petits larcins, il aide les jeunes
comédiens à subvenir à leurs besoins. Alors
qu'il déploie toute son habileté à voler, il
subtilise – sans le savoir – le collier de diamants
des Roumanoff dissimulé dans une boîte de sardines,
seulement identifiable par une croix inscrite sur le fond de la
boîte. Ainsi, sous les traits de Harpo, portant cette fois
son vrai nom dans Love Happy (La Pêche au trésor),
le professeur aura une ultime occasion de déployer son incroyable
dextérité de picpocket. Love Happy (La
Pêche au trésor) sera la dernière réalisation
dans laquelle les frères Marx apparaîtront. Commencée
avec The Cocoanuts (Noix de coco), leur carrière
cinématographique s’achèvera avec ce film dont
la traduction française La Pêche au trésor
semble pour le moins appropriée.
Dans ce film, Harpo, découvrant tardivement la présence
du collier de diamants, se verra bien malgré lui opposé
à une redoutable femme, une certaine Madame Egilichi, dont
la seule ambition est de s'emparer du collier. Elle ne lésinera
par sur les moyens pour arriver à ses fins au point de s’être
mariée huit fois dans l’espoir d’avoir en sa
possession le fameux collier ? À cette concurrence endiablée
se mêleront les Roumanoff, les légitimes propriétaires
du collier qui s’étaient alloués les services
du détective Sam Grunion. Ils viendront, de manière
pour le moins expéditive, sermonner le dit détective
au sujet de cette enquête s’éternisant beaucoup
trop à leur goût : « Le collier, ou dans une
heure vous êtes un homme mort ». Ce dernier sera ainsi
le témoin privilégié d’une intrigue mettant
en concurrence une Madame Egilichi déterminée et un
Harpo présent une nouvelle fois au cœur d’une
histoire de vol. Affublé à cette occasion de son vrai
nom, délivrerait-il le secret de sa personnalité ?
Scène IV
Malgré l’acharnement de Madame Egilichi aidée
de ses hommes de main, les efforts de cette sculpturale blonde resteront
vains. Ayant mis la main sur le « voleur de sardines »,
la fouille du vagabond à l’imperméable fripé
et aux poches démesurées ne donnera rien. Toutes sortes
d'objets dont une boîte à musique, une jambe, un paillasson
portant l'inscription Welcome, un parapluie, une bouée,
une boîte aux lettres, une autre jambe, une chambre à
air, un glaçon, une luge, un chien… sortiront des poches
de Harpo mais pas la moindre trace de la boîte de sardines.
Elle lui infligera alors son redoutable « whammy »,
regard surnaturel dont elle seule a le secret et qui plonge chaque
être qui en est victime dans un état hypnotique imparable.
Pourtant il s’avérera sans effet sur Harpo. L'interrogatoire
qui s'ensuivra ne donnant également aucun résultat,
Harpo restant invariablement muet, elle lui fera subir une longue
série de tortures aussi étranges que barbares : «
D'abord le supplice hongrois de la corde, 6 heures durant Harpo
dut fumer cette corde. Puis 4 heures de l'horrible torture inventée
par le diabolique Von Krakenovicht de Monte-Carlo… Harpo toujours
muet, Madame Egilichi prit les choses en main. Sa spécialité
: l'insidieuse torture par l'eau et la faim… » relate
le détective Grunion, pour en arriver à l'épreuve
de la pomme… Finalement, Madame Egilichi devra se rendre à
l’évidence : elle n’obtiendra rien de Harpo qui
demeure inlassablement silencieux.
À propos de la distinction entre l'éclat du vrai et
la densité du réel, Clément Rosset dans Le
réel, traité de l’idiotie signalait : «
En tant que fantasme, qu'objet du désir, “la pièce
originale” est naturellement et éternellement ailleurs
; mais en tant qu'objet réel, elle n'est au contraire jamais
ailleurs mais toujours ici. » Qui mettra la main sur les diamants
des Roumanoff ? Qui fera parler Harpo ? Après une folle poursuite
sur les toits surplombant Times Square, ils resteront – logiquement
! – en la possession de Harpo. Se jouant de Madame Egilichi
et de ses hommes de main, indifférent à la présence
du détective Grunion, il s'éloignera dans la nuit
avec les fameux joyaux, sans vraiment se rendre compte de leur véritable
valeur. « Ainsi prirent fin nos recherches. Les diamants disparurent
avec ce petit clown insouciant qui n'en comprit jamais la valeur »
conclut le détective. « Le regard du désir est
un regard distrait : il glisse sur le présent, l'ici, le
trop immédiatement visible, et ne réussit à
être attentif qu'à la condition de porter son regard
ailleurs. » précise Rosset. En faveur de « l’éclat
du vrai » ou de « la densité du réel
», pour reprendre la terminologie et l’alternative de
Rosset, faudra-t-il se déterminer ? |