Cinéma et Folie, d'une singularité à l'autre : l'aventure des Marx Brothers
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Fascicule 3
le mystère du tableau volé
 
 
 
 
 

Notice

À la question « Qu’est-ce que l’Art Brut ? », Dubuffet n’hésita pas à répondre : « L’art brut c’est l’art brut et tout le monde a très bien compris. »
Lors de l’écriture du premier fascicule de la Compagnie de l’Art Brut, qui avait pour intitulé « Les Barbus Müller et autres pièces de la statuaire provinciale », Dubuffet dans un texte liminaire de présentation s’était exprimé en ces termes : « Assez d'explications ! Ça asphyxie le sens. Le sens est un poisson que l'on ne peut tenir longtemps hors de son eau trouble. Moi je suis peu né pour expliciter mais plutôt amateur de langages implicites. L'art brut c'est l'art brut et tout le monde a très bien compris. Pas tout à fait très bien ? Bien sûr, c'est pour ça justement qu'on est curieux d'y aller voir. C'est justement pour ça ces cahiers. Pour les voir de plus près ces petits ouvrages que généralement on dédaigne. On les trouve rudimentaires, grossiers. Bien ! Mais aussi traduisent-ils de ce fait plus immédiatement les mouvements de l'esprit et livrent-ils les mécanismes de la pensée (pas seulement de la pensée) plus chauds, plus crus. Ils mettent en œuvre des moyens qui paraissent saugrenus, irrecevables. Mais il faudrait mieux y regarder : pas plus que d'autres peut-être, et ne nous laissons pas aveugler par les habitudes ? Ou bien leurs moyens sont scandaleusement simples, vraiment trop à la portée de la main. Si simples que pas un de nos clercs professionnels n'y avait pensé ! Ou encore des moyens que tout le monde utilise autrement. » Pourtant il fallut bien pour l’initiateur de la notion, au cours de nombreuses années de recherche et de collecte et, en réalité, au cours de l’histoire mouvementée de la compagnie, qu’il s’emploie afin d’en compléter et préciser les contours. Serait-elle véritablement, à prendre les propos de Dubuffet à la lettre, vouée à la tautologie ?
Cette formule de Dubuffet s’insérant subrepticement dans l’un des textes du premier fascicule de la compagnie réalisé en octobre 1947 – imprimé, il ne sera jamais distribué – sera sujette à diverses interprétations. Certes il s’agissait de l’un des premiers écrits consacrés à une notion qui en était à ses balbutiements et qui demandait très naturellement quelques éclaircissements mais, aussi anodine soit-elle, cette formule pouvait a contrario augurer des difficultés qui attendaient Dubuffet. Notion en devenir, notion non seulement à part mais résolument inclassable, elle aurait le privilège et l’audace – paradoxalement – de ne pouvoir se « définir » pour la plus grande joie du partisan résolu d’un art brut, du défenseur patenté d’un art « outsider ». Définir l’Art Brut ne serait-il pas l’affaire de Dubuffet ? Il s’en était d’ailleurs fait l’écho dans ce même article intitulé laconiquement « L’Art Brut » : « Formuler ce qu’il est cet art brut, sûr que ce n’est pas mon affaire. Définir une chose – or déjà l’isoler – c’est l’abîmer beaucoup. C’est la tuer presque. Il y a dans les choses une continuité. Définit-on quoi que ce soit jamais ? Plus on essaye plus on embrume, et plus on embrouille, et arrivent alors les nieurs, et beau jeu a-t-on c’est vrai ! de nier, de nier, de nier. » En revanche pour les sceptiques dont les expositions de la compagnie avaient bel et bien aiguisé la curiosité, pour les « nieurs », cette même formule préfigurait déjà des contradictions auxquelles son auteur ne pouvait pas ne pas échapper. Ainsi elle révélerait à la fois, le courage, le risque d’une telle aventure mais également l’embarras de cerner avec certitude les tenants et les aboutissants d’une notion aux intentions certes séduisantes mais aux présupposés discutables. Sous cette apparence volontairement péremptoire, présagerait-elle d’un sûr et avéré sentiment d’impuissance ?
À cet aune, l’itinéraire du peintre Gaston Chaissac au sein de la compagnie paraît révélateur. À la querelle opposant Dubuffet à Breton, succédera une autre opposant le créateur de la notion d’Art Brut au peintre Gaston Chaissac. La relation privilégiée que les deux hommes entretiendront achoppera sur ce concept mis en exergue par le théoricien que sera également Dubuffet et vis-à-vis duquel le peintre Chaissac se montra de plus en plus réservé. L’éviction des œuvres de ce dernier de la collection principale mettra au jour le délicat rapport de l’auteur apparenté à l’Art Brut avec le milieu culturel et son transfert dans une collection annexe, la collection « Neuve Invention », posera la question d’une hypothétique « virginité artistique », seule garante d’indépendance et d’inventivité aux yeux de Dubuffet. Mais au-delà de cette question – aussi capitale soit-elle pour l’édification du concept d’Art Brut –, et du sort réservé aux œuvres collectées, était bel et bien en jeu la faisabilité d’une définition – exhaustive – de l’Art Brut. À qui peut correspondre « l’homme du commun créateur », figure de proue de la notion d’Art Brut ? À quoi peut correspondre cette appellation d’art brut ? Que désigne-t-elle ? L’élaboration d’une théorie, quelle qu’elle soit, ne saurait faire l’économie de réponses distinctes. À défaut, demeurera toujours la curiosité que de telles œuvres suscitent, aussi rudimentaires soient-elles, aussi grossières soient-elles.

En serait-il ainsi des prestations des Marx Brothers ? Rejetées ou non, en raison principalement des moyens mis en œuvre, irrecevables, saugrenues, scandaleusement simples, trop à portée de main pour certains, elles ne dédaigneraient certainement pas d’être examinées de plus près. Et, à l’instar des intentions de Dubuffet et des fascicules réalisés pendant les années soixante pour promouvoir ces œuvres insolites, elles méritent sans aucun doute de s’éloigner de « nos » habitudes. Sauf à suivre communément les admirateurs des prouesses des quatre frères, relayant avec déférence l’esprit révolutionnaire, anarchique, surréaliste – dont un article [1] d’Antonin Artaud se fit le chantre –, elles incitent à s’y pencher « autrement ». Mentionnant la magie, la poésie, l’humour, la musique de délivrance… décelés dans cette danse de l’homme traqué et de la belle femme de Animal Crackers (L’Explorateur en folie), ce dernier en effet enrôlait les frères Marx sous l’étendard surréaliste. « Chose extraordinaire », « libération par le moyen de l’écran »,… leurs « blagues » atteignaient « une espèce d’anarchie bouillante », se livraient à « une désagrégation intégrale du réel par la poésie » et aboutissaient à « une sorte d’exaltation à la fois visuelle et sonore que tous ces événements prennent dans les ténèbres », à une « sorte d’inquiétude puissante que leur rassemblement finit par projeter dans l’esprit ». À sa suite peu de « diagnostic » ne pouvait être avancé sans faire l’économie de celui de l’auteur du Théâtre et son double. Sous sa bénédiction, les frères Marx devenaient – à leur corps défendant ? –, outre surréalistes, archétypales et se posaient désormais comme des figures en quelque sorte « culturelles ». Traduction plus immédiate des mouvements de l'esprit, des mécanismes entre autres de la pensée, mécanismes plus « chauds » et plus « crus », cette magie particulière s’accommoderait-elle d’intentions moins nobles ?
Dans ce même film, Animal Crackers (L’Explorateur en folie), les frères Marx se retrouvent réunis dans la demeure de la richissime Madame Rittenhouse. Tiré de la pièce jouée par le quatuor en 1929, cette réalisation cinématographique aura en effet pour cadre la somptueuse demeure de la milliardaire Madame Rittenhouse qui a convié les frères Marx à l’inauguration d’un tableau de maître. Sous les traits d’un célèbre explorateur, Groucho, accompagné d’un secrétaire interprété par Zeppo, Harpo, surnommé « le professeur », et Chico, le musicien attitré de la soirée, seront mêlés à une intrigue reposant sur le vol de cette célèbre peinture. Toutefois, l’intrigue ne se résumera pas au vol de ce seul tableau. En effet, deux copies de cette œuvre inestimable ont été réalisées et, à la grande stupéfaction de leurs auteurs aux intentions peu recommandables, subiront le même sort que leur modèle attitré. Où est le vrai tableau ? Où sont les faux tableaux ? Quel est le responsable de tous ces vols ? Quel est le mobile du vol ? À l’instigation du Capitaine Scotland de Spaulding Yard, les recherches peuvent commencer. Où est l’original ? Où sont les copies ? L’apport de Clément Rosset et notamment de l’ouvrage Le réel, traité de l’idiotie saurait de surcroît apporter, indépendamment des réponses à ces multiples questions, un autre éclairage à ce mystère du tableau volé.

Acte premier : Le vol de l’original

Dans sa vaste demeure à Long Island, la richissime Madame Rittenhouse a organisé une grande réception en l'honneur du célèbre explorateur le capitaine Jeffrey Spaulding qui, après un long séjour en Afrique, est de retour aux États-Unis. À cette occasion devrait être présentée par le non moins réputé collectionneur Roscoe W. Chandler une célèbre toile de maître. Il s'agit du chef-d’œuvre du peintre Beaugarde « After the Hunt » (Après la chasse) dont le philanthropique collectionneur a fait don à Madame Rittenhouse. Outre la présence de ces deux personnalités, sont conviés également le Signor Emmanuel Ravelli et « The Professor ». Lors de la réception, le premier, musicien de son état, devrait faire valoir ses singuliers talents de pianiste, le second, aura tout le loisir de montrer à quoi se rapporte véritablement son titre de professeur.

Scène première

Alors que le personnel s'affaire aux derniers préparatifs sous les ordres de Hives, le majordome, le collectionneur Chandler est annoncé. Il vient s'assurer de la présentation du « Beaugarde » auprès de son hôte. Cette peinture estimée à 100 000 dollars, requiert assurément quelques précautions. Toutefois, après les présentations d'usage, délaissant momentanément ses obligations d'antiquaire, il semble plus préoccupé par la maîtresse des lieux à laquelle il ne peut s'empêcher de faire aussitôt une cour ardente. À son grand dépit, il sera vite interrompu dans ses investigations par la fille de cette dernière, Arabella Rittenhouse, qui est à la recherche d'un dénommé Parker. La fille de Madame Rittenhouse est en effet amoureuse d'un artiste sans le sou répondant au nom de John Parker. Un son de trompette retentit soudainement avertissant les nombreux convives déjà présents que le fameux capitaine Spaulding est arrivé. Tous se précipitent alors vers Madame Rittenhouse.

Scène II

Animal Crackers (L'Explorateur en folie) sera le deuxième film dans lequel les frères Marx apparaîtront. Après The Cocoanuts (Noix de coco), leur première prestation cinématographique tournée en 1929, Animal Crackers (L'Explorateur en folie) fut réalisé l'année suivante sous la direction de Victor Heerman avec, à la production, La Paramount. Dans ce film, se présenteront successivement Zeppo, Groucho, Chico et Harpo Marx, lequel clôturera une entrée fastueuse et très théâtrale dans la somptueuse résidence de Madame Rittenhouse, interprétée par celle qui deviendra l'éternelle acolyte des frères, Margaret Dumont.

Zeppo apparaîtra ainsi le premier sous les traits d'un secrétaire dévoué, Horatio Jamison. Il vient annoncer que le capitaine Spaulding est sur le point d'arriver et informer des volontés de ce dernier une maîtresse des lieux qui semble naturellement accepter. « Que les filles soient jeunes et jolies, qu'il n'y ait pas un seul Adonis parmi les hommes, exclusivement de vieux messieurs, que les femmes soient avenantes et que le champagne soit glacé… » sont les premières exigences à satisfaire pour que le capitaine consente à rester. Ce dernier, annoncé en grande pompe, est un connaisseur de grande renommée du continent africain. Accoutré d'une tenue d'explorateur sur laquelle se distingue une redingote noire, coiffé d'un casque colonial et porté sur un palanquin par quatre grands Africains, suivis de près par deux autres transportant ses armes, il n'est autre que Groucho.
À peine arrivé, après s'être scandalisé du coût du transport d'Afrique à Long Island auprès de ses porteurs et avoir fait négligemment la connaissance de Madame Rittenhouse, il exprime le désir de repartir aussitôt par les quelques mots chantés qu'il adresse à l'assistance. Madame Rittenhouse, répondant d'un même entrain, supplie le capitaine de rester pour que la fête ne soit pas gâchée et, soutenue par tous les invités qui l’entourent, de bien vouloir relater ses plus hauts faits d'explorateur. Devant l'obstination du capitaine Spaulding, à l'intransigeance et à la moralité décidément très imprévisibles, il faudra l'intervention de Jamison pour qu'il consente enfin à accepter l'hospitalité de Madame Rittenhouse. Sous les acclamations et les chants de l’assistance, il finira par effectuer une danse acrobatique, en guise de remerciements. « Capitaine Spaulding, quel honneur pour moi de vous recevoir dans mon humble demeure » réitère Madame Rittenhouse avant de se lancer dans un vibrant hommage à l’égard de son illustre invité. Pendant son allocution, avec une évidente indulgence, elle négligera les nombreuses remarques désobligeantes que ce dernier ne manquera pas de lui lâcher à la moindre occasion, remarques sur sa demeure, sur sa propre personne, sur les invités… « Je vois devant moi l'homme le plus intrépide de tous les temps. Au plus sombre des forêts du continent noir, il n'est pas de danger que vous n'ayez bravé ! Vous avez frayé des voies nouvelles, dédaignant le rugissement du lion et le tam-tam des cannibales. Pas une fois vos pas n'ont hésité. Vous ignorez la peur, la couardise… » continue-t-elle sans se laisser troubler. Toutefois les louanges s'interrompent brusquement lorsque le collectionneur Chandler aperçoit sur le revers de la redingote du grand explorateur une chenille. Cette annonce eut pour effet immédiat de faire s'évanouir ce dernier qui fut porté jusque dans un fauteuil.

Scène III

À ce moment un nouveau son de trompette annonce Le Signor Emmanuel Ravelli. Vêtu d'une courte veste boutonnée, d'un ample pantalon et d'un petit chapeau pointu, Chico se présente, la démarche rapide, portant sous le bras un trombone. Il est le musicien attitré de la réception. « Où dîne-t-on ? » sera la première question qu'il adressera à Madame Rittenhouse après l'avoir nonchalemment saluée. Avant même d’ajouter quoi que ce soit, devant une Madame Rittenhouse un peu décontenancée, s’engage une discussion entre le musicien et l'explorateur qui avait entre temps récupéré de son étourdissement.

Scène IV

Enfin le majordome annonce « le professeur ». Qui est-il ce professeur et de quel titre peut-il se prévaloir ? Cette dénomination de professeur restera mystérieuse malgré la seule véritable piste plausible. N'est-il pas l'associé du musicien Ravelli à en croire les dires de ce dernier ? Quoi qu’il en soit, à peine a-t-il descendu les marches de la demeure de Madame Rittenhouse au rythme nonchalant d'une musique saccadée, qu’il s'ingéniera très rapidement à renseigner l'assemblée réunie autour de lui. Vêtu d'un grand chapeau haut de forme, d'une grande cape noire recouvrant un plastron immaculé, orné d'un nœud papillon et tenant à la main une canne dont l'extrémité se termine par une trompe d'auto, il tire sans discontinuer sur une cigarette qu’il a à la bouche. « La porte s'ouvrit, le Prince Charmant parut ! » commente le capitaine Spaulding perplexe devant cette curieuse arrivée. Le professeur répondra tout d'abord au salut de Madame Rittenhouse qui, croyant lui serrer la main, sursautera en prenant non la main du professeur mais l'extrémité de sa canne faisant entendre brusquement un coup de klaxon. Ensuite, après l’avoir remise à Hives, il commence à exhaler une série de bulles de fumée blanche devant le regard médusé du capitaine et finalement, à la demande de ce dernier – « Vous n'avez rien au chocolat ? » –, de couleur marron. « Il a tout ce qui lui faut » signale d'un geste et en riant le musicien Ravelli. « Hives, débarrassez le professeur, s'il vous plaît » demande enfin Madame Rittenhouse. Le majordome ôte la cape du professeur qui se retrouve subitement en petite tenue, couvert d'un seul maillot et d'une culotte courte…
Ainsi, Harpo, car sous les traits du professeur il s'agit de lui, sera le dernier des frères Marx à honorer l'invitation de Madame Rittenhouse. Si, à la différence de ses frères, il paraît sans réelle attribution – sa qualité de professeur demeurant obscure –, cette entrée en matière, « cette mise à nu » inattendue tombe à point nommé pour en savoir plus et très rapidement sur sa véritable personnalité.

Horrifiée, Madame Rittenhouse, levant les bras au ciel, pousse un cri d'effroi et s'éloigne pour ne pas assister à cet outrageant spectacle pendant que les invités restent médusés. Le capitaine Spaulding, scandalisé par cette tenue indécente, prend immédiatement à partie le professeur : « Voyons il y a des dames ». Le musicien Ravelli, ne s'embarrassant pas de fioritures, commence à le bousculer vivement. Mais le professeur s'empare de l'une des armes du capitaine restée à proximité et commence à tirer par terre faisant se sauver une foule définitivement effrayée.
Quelques instants après, se retrouvant seul dans le salon de réception, il se munit d'un fusil et décide de prendre comme cible le balancier d'une pendule murale. Imitant son mouvement régulier, il tire une première fois réussissant à l'immobiliser puis une seconde, le faisant cette fois tourner sur lui-même. Satisfait de ce premier trophée, son visage s'illumine d'un large sourire. En dressant l'oreille, il remarque alors le piaillement d'un canari. Il se tourne peu à peu vers l'endroit d'où proviennent les cris et met en joue la cage renfermant l’oiseau. Deux détonations se suivent jusqu'à ce que le canari ne fasse silence dans un drôle et dernier râle. Les hauts chapeaux de deux dames se risquant à proximité du salon, le plateau de Hives et Hives lui-même, une sculpture grecque qui aura la particularité de lui répondre constitueront les autres trophées du professeur transformant ainsi le salon de Madame Rittenhouse en véritable stand de tir. Ces tirs s'arrêteront finalement lorsque, apercevant au loin une jeune femme blonde, il se débarrassera sans attendre de son arme, la jetant à terre, pour se mettre aussitôt à sa poursuite.

Le capitaine Spaulding, le musicien Ravelli, le professeur, le collectionneur Chandler, tous les protagonistes de Animal Crackers (L’Explorateur en folie) sont désormais réunis pour que puisse se dérouler la réception pendant laquelle sera dévoilé le chef-d'œuvre du peintre Beaugarde. Le majordome, aidé de deux domestiques, s'emploie par ailleurs à régler les derniers détails avant que la maîtresse de maison ne fasse son apparition. Il reste à ajuster le rideau qui découvrira le moment venu la célèbre peinture qui, placée au-dessus d'une grande cheminée, orne la bibliothèque.

Scène V

La soirée se poursuit au rythme du récit des aventures africaines du capitaine Spaulding narrées avec force et conviction à une assemblée enthousiaste. « Je vais vous parler de l'Afrique mystérieuse… l'Afrique est le pays de Dieu et il peut se le garder ! » commence-t-il. « Ma foi, Messieurs, nous avons quitté New York ivres de bonheur et de bonne heure au matin du 2 février. Au bout de quinze jours de mer, dont six en bateau, nous atteignîmes enfin les rivages africains. Dans la jungle je tuai un ours polaire » continue-t-il avant de se faire interrompre par Madame Rittenhouse intriguée. « Un moment capitaine Spaulding, ils vivent dans les régions glacées ! » « Cet ours-là était assez riche pour se payer des vacances. Ne m'interrompez pas ! » réplique Spaulding. « Régions glacées ! Mon œil !… » ajoute-t-il d'un air dédaigneux avant de reprendre. « Le premier jour, nous étions debout à six heures et recouchés à sept après avoir pris notre petit-déjeuner. Telle fut notre habitude durant les trois premiers mois. Nous devînmes assez habiles pour nous recoucher à six heures trente. Un matin je fumais quelque nourriture. Il n'y avait pas de débit de tabac. Soudain je prie six tigres. » « Vous avez pris six tigres ? » interroge Madame Rittenhouse de plus en plus étonnée. « Non je les prie de s'en aller. Les principaux animaux qui habitent la jungle sont les élans, les orignals et les caribous. Vous savez, bien entendu ce qu'est un élan. C'est du gros gibier. Le premier jour je me suis fait deux daims. Ce fut notre plus grand gibier. Les orignals, d'autre part vivent dans les collines. Au printemps, ils descendent pour leur congrès annuel. C'est très intéressant de les voir s'approcher d'un trou d'eau et il faut les voir s'enfuir quand ils s'aperçoivent que c'est seulement un trou d'eau. Ce qu'ils cherchent c'est de l'alcool. Un matin j'ai tué un éléphant vêtu seulement de mon pyjama. Comment il a pu mettre mon pyjama, je ne sais pas vraiment. Ensuite, nous avons essayé de lui enlever ses défenses, mais elles résistaient. Bien sûr c'est différent dans l'Alabama : les défenses sont amovibles. De toute façon, ça n'a aucun rapport avec ce que je suis en train de dire. Nous avons pris des photos de jeunes filles indigènes mais elles ne sont pas encore développées. ça ne fait rien, nous y retournerons dans une quinzaine. »
Ce lumineux exposé comme le fit remarquer une Madame Rittenhouse pour le moins impressionnée sera interrompu par Chandler qui en l'honneur du capitaine lancera spontanément trois bans avant que Ravelli, à la demande de l'hôte de la maison, ne fasse son apparition pour interpréter quelques morceaux de son choix. La soirée se prolonge ainsi à la cadence des airs joués au piano par Ravelli relayé le temps d'un bref instant par le professeur qui s'essaiera également au piano – révélant à cette occasion une nouvelle facette de sa personnalité – jusqu'à ce que les trois protagonistes, le musicien, le professeur et le capitaine réunis, ne finissent par chanter en chœur dans un ballet improvisé.

Scène VI

Enfin après que le capitaine Spaulding a offert à Madame Rittenhouse un présent qu'il avait reçu lui-même des indigènes, un coffre immense à la fonction assurément plus décorative qu'utilitaire, Chandler prendra la parole. « Et maintenant Mesdames et Messieurs je vous prie de bien vouloir me suivre, Madame Rittenhouse a peut-être une plus grande surprise à vous montrer ». Tous prennent la direction de la bibliothèque et, une fois installés, Madame Rittenhouse prononce sur un ton très solennel quelques mots de présentation – « Je vais vous montrer le chef-d’œuvre immortel de Beaugarde “Après la chasse” » – avant de faire signe de découvrir le tableau. Le rideau s'ouvre suivi de longs applaudissements. À la demande de Madame Rittenhouse, Chandler se lève pour commenter l'œuvre et la vie du peintre Beaugarde mais, au moment où il dirige son regard vers le tableau, il s'aperçoit à sa grande stupéfaction qu'il a sous les yeux non pas le tableau authentique de Beaugarde mais une simple et bien « pâle » imitation, selon lui. « Ceci n'est qu'une pâle imitation » s'écriera-t-il. Quelques instants plus tard à la faveur d'une soudaine extinction de lumière, la présumée imitation disparaît à son tour. Dans la confusion générale, à l'initiative du capitaine Spaulding, les recherches peuvent commencer.

Acte II : À la recherche de l'original

Une célèbre toile de très grande valeur, estimée à plus de 100 000 dollars par le collectionneur Chandler vient de disparaître. œuvre d'un grand artiste répondant au nom de Beaugarde, intitulée « Après la chasse », au coloris et au dessin incomparables, son remplacement par une reproduction « grossière » ne pouvait abuser un œil aussi expert que celui de Chandler. Les invités réunis dans la bibliothèque, impatients à l'idée d'assister au clou de la soirée sous le parrainage de ce grand collectionneur, apercevront ainsi une simple copie à la place du chef-d’œuvre de Beaugarde.
Qui s'est donc emparé de l'original ?

Scène première

Le lendemain, les premières recherches n'ayant rien donné, Madame Rittenhouse a fait appel à la police. Entouré d’une cohorte de policiers, l'inspecteur Hennessy se présente et entreprend aussitôt ses investigations. À la grande surprise de la maîtresse de maison, il sera secondé par le capitaine Spaulding qui pour les besoins de la cause revêtira spontanément des habits de détective et prendra momentanément le nom de Capitaine Scotland de Spaulding Yard… Pendant que les hommes de l'inspecteur Hennessy passent la demeure au peigne fin, le capitaine Scotland de Spaulding Yard poursuit sa propre enquête. Une discussion s'engage avec le musicien Ravelli.
Le capitaine et le musicien se séparent ensuite non sans avoir échangé l'un et l'autre quelques dernières salves. Malgré une perspicacité et une abnégation exemplaires à vouloir découvrir la vérité, le mystère reste entier et le tableau demeure pour le moment introuvable. Ce mystère s’annonce plus difficile à éclaircir que prévu pour l’inspecteur et le capitaine d’autant plus qu’il semble ne pas se circonscrire au vol d’un seul tableau. En effet, la copie découverte à la place de l’original subira au bout de quelques instants le même sort que son modèle en se volatilisant comme par enchantement. L'inspecteur Hennessy ne pouvait que se réjouir dès lors de l'aide inattendue du capitaine Scotland de Spaulding Yard pour dénouer les fils ténus d'une énigme dont la bibliothèque paraît avoir été le théâtre.
Quelle fut donc cette intense et non moins surprenante activité dont la bibliothèque fut le théâtre, bien avant l’inauguration ?

Scène II

Parmi les nombreux invités, figurait la propriétaire d’une maison attenante à celle de Madame Rittenhouse, une dénommée Madame Whitehead. Devant le faste d'une telle réception avec de si prestigieuses personnalités et une peinture aussi estimée, elle cachait mal sa jalousie. Madame Rittenhouse devenait à cette occasion une incontestable rivale. Accompagnée d'une amie – qui avait peint une copie du tableau de Beaugarde quand elle était au collège – elle se laissera facilement persuader de substituer au vrai tableau la copie en question. Les invités ne verront qu'une imitation plus ou moins bien exécutée qui aura pour conséquence de provoquer un scandale et de ce fait d’apporter le discrédit sur Madame Rittenhouse. Dans sa sombre besogne, elle sera aidée par Hives, le majordome, qui était auparavant à son service et qui lui est resté très attaché. Homme dénué de scrupules, lointaine résurgence d'un passé de malfrat – il lui en a déjà coûté pour 4 ans –, il lui sera facile de faire l'échange en toute discrétion. Ainsi, il sera aperçu sortant précipitamment de la bibliothèque avant l’inauguration, tenant à la main une toile qu'il s'empressera de dissimuler dans une pièce voisine.
S'agissait-il cependant du chef-d’œuvre de Beaugarde ?
Un doute pouvait subsister quant à l'authenticité du tableau momentanément entre les mains du majordome car, un moment auparavant, se trouvaient dans la bibliothèque Mademoiselle Rittenhouse et Parker.

Scène III

La fille de Madame Rittenhouse, Arabella, et John Parker, après une âpre discussion mêlant projet de mariage et carrière, observaient, songeurs, l’œuvre fameuse de Beaugarde. Outre d’être le prétendant d'Arabella, Parker est un peintre dont la carrière semble pour le moment mal engagée au point de songer à abandonner définitivement la peinture. Devant le tableau, que Parker connaît parfaitement – il en a fait également une copie –, l'idée leur viendra de remplacer le vrai tableau par la copie réalisée par le jeune peintre. En faisant admirer aux invités non pas l'original mais le faux peint par Parker qui, selon lui, est « très conforme au modèle », ils espèrent ainsi faire reconnaître l’habileté de son auteur, le talent de son auteur, notamment auprès d’un mécène comme Chandler. La copie égalant « parfaitement » l'original, permettrait à Parker de poursuivre une carrière jusque-là compromise, en obtenant des commandes, mais permettrait également aux deux amoureux de songer à se marier. Un désaccord tenace oppose en effet la jeune fille à la mère, quant à son désir d’épouser un peintre sans le sou. Un risque pourtant demeure, un risque que formulera très vite Parker : « Et si personne ne l’admire ? »
La décision prise, les deux amoureux profiteront de l’aide gracieuse du musicien Ravelli et du professeur pour effectuer l’échange. Équipés de tout le matériel nécessaire, escabeau, saut, chaîne, pelle, pioche… et de la copie, ces derniers feront leur entrée dans la bibliothèque par un temps singulièrement orageux qui aura pour effet de les plonger quelques instants après dans une obscurité providentielle. Après avoir vainement recherché une lampe qu'ils avaient semble-t-il sur eux, ils accompliront leur méfait, sans le moindre bruit, au terme de quelques efforts périlleux et à peine perturbés par la présence de Madame Rittenhouse et du capitaine Spaulding. La lumière réapparaîtra enfin, éclairant désormais au sommet de la cheminée le tableau peint par Parker fraîchement installé. Le travail accompli, les deux fraudeurs pourront repartir par où ils étaient arrivés, préférant un ciel devenu étrangement et soudainement radieux, la « douce Californie » comme le suggérera Ravelli, aux pluies diluviennes s'abattant sans discontinuer et décourageant manifestement toute autre fuite par l'autre porte de la bibliothèque.

Scène IV

Deux faux ont été réalisés, l’un par l'amie de Madame Whitehead et l’autre par le jeune peintre Parker, portant désormais le nombre de tableaux à trois au sein de la demeure de Madame Rittenhouse. Au fur et à mesure du déroulement de l’enquête, il sera de plus en plus difficile pour l’inspecteur Hennessy et accessoirement pour le capitaine Scotland de Spaulding Yard de savoir qui est le véritable responsable du vol. Serait-ce en toute logique et à en croire Chandler, l’auteur de la copie qu’il aura à un moment donné entre les mains. « Celui qui a fait cela a volé le Beaugarde » s’écriera-t-il ! Cette déduction pourtant s’avérera difficile à suivre, le voleur jetant son dévolu sur toutes les reproductions qu'elles soient vraies ou fausses. Au gré des disparitions et des découvertes, la confusion entre les – faux – tableaux semble la plus totale et plonger dans un profond désarroi Madame Rittenhouse.

Hives, de peur d'être soupçonné par la police, au regard de son passé trouble, désirera se débarrasser au plus vite du tableau qu'il avait caché consciencieusement – non l'original mais la copie de Parker – auprès de Madame Whitehead. À son grand désespoir, il s'apercevra qu'il n’était plus dans sa cachette. Loin d’entamer l'optimisme de Madame Whitehead, le vol de la soi-disant peinture de Beaugarde la comblera de joie. Elle ne pouvait que se réjouir d'être la cause de tout ce désordre et de ce week-end décidément plein de surprises. Ravelli, auteur quelque peu malgré lui du premier échange, aura pareillement la triste surprise de ne plus trouver le tableau – en l'occurrence l'original –, dans le tiroir dans lequel il l'avait laissé. « Quel tableau ? » demande-t-il crédule à Arabella qui le prie sans tarder de le raccrocher. Ne saisissant pas vraiment la signification de tous ces changements, il se laissera seulement convaincre par l'idée de ne pas être confronté à la police dont l'arrivée est annoncée et partira à sa recherche. Aurait-il comme le majordome un passé suspect ? John Parker, l’auteur de l’une des copies, tombera sur un tableau qui, sans être sa propre copie, n'en sera pas pour autant l’original. Était-ce la copie réalisée par l'amie de Madame Whitehead ? Cette découverte inopinée lui procurera néanmoins la satisfaction, dans la multiplicité de tous ces échanges, que le collectionneur Chandler n'aura pour l'instant jamais eu l’occasion d’avoir la copie qu'il avait réalisée sous les yeux, maintenant ainsi l'espoir d’être reconnu comme artiste. Enfin, l’inspecteur tombant à son tour sur une peinture qu’il croit être l’œuvre de Beaugarde, déchantera rapidement quand le collectionneur lui révélera qu’il s’agit en définitive d’une imitation. De quelle imitation s’agissait-il ?

Acte III : L'original introuvable

Si la tournure prise par les événements réjouit Madame Whitehead et dans une moindre mesure John Parker, leurs deux instigateurs, en revanche elle met le propriétaire du tableau, le collectionneur Chandler, et Madame Rittenhouse dans une situation délicate. Chandler ne peut que se désoler de la disparition de cet objet inestimable et se lamenter du coût que sa perte occasionnera immanquablement. Madame Rittenhouse pour sa part ne peut cacher, notamment face à la satisfaction affichée de sa voisine le temps d'une brève rencontre, une mauvaise humeur devant les probables retombées d'une telle mésaventure. Les efforts conjugués du capitaine et de l'inspecteur Hennessy, à la tête d'un peloton de six hommes, devraient sans nul doute, en mettant a fortiori la main sur le responsable, permettre d'élucider le mystère du tableau volé. Les soupçons semblent d’ailleurs de plus en plus peser sur la personne du professeur.

Scène première

Après que le majordome lui a annoncé la disparition du tableau qu'il avait échangé, Madame Whitehead partira sans plus attendre à la recherche du professeur, persuadée de la culpabilité de cet individu au comportement étrange. Aperçu dans le jardin, il paraît en effet avoir en sa possession les tableaux en question. Le capitaine Spaulding, quant à lui, après avoir trouvé un indice compromettant, « un fil… non un cheveu roux », lancera les hommes de l'inspecteur Hennessy à la recherche du même professeur. Tout concorde ainsi à faire du professeur l’unique responsable des vols. Est-il réellement l’auteur de ces vols ? Les supputations sur le mobile du vol, à l’image de la discussion opposant Ravelli et le capitaine, et les commentaires sur le présumé voleur vont bon train au sein de la demeure de Madame Rittenhouse. Qui est en vérité ce surprenant invité se faisant appeler « le professeur » ? Si selon toute vraisemblance le professeur apparaît être le voleur des tableaux, quel mobile l’a conduit à les dérober ?
Au terme d’une histoire mettant en concurrence simultanément une voisine jalouse et un peintre en mal de reconnaissance, aux desseins cependant opposés, les voleurs se retrouvent volés, les dupeurs deviennent dupés. Si l'intrigue semble d’abord reposer sur la disparition d'un tableau authentique, elle se compliquera ensuite par la disparition d’une série de faux prévus justement pour prendre sa place. Un original remplacé par une copie elle-même remplacée par une autre copie qui sera finalement subtilisée obscurcira une enquête qui pouvait amplement se contenter du vol de sa seule et unique pièce rare. C’est pourquoi le premier enseignement à tirer, abstraction faite de l'intérêt de chacun à voir soit disparaître soit réapparaître les tableaux, qu'ils soient authentiques ou non, est que la présence fortuite d'une série de faux confère à l'original contrefait un statut particulier.
Quel est-il ce statut ? De quelles propriétés se prévaut en effet le tableau du peintre Beaugarde « Après la chasse » ?

Scène II

Il est le commencement. Il est le modèle à partir duquel les reproductions sont rendues possibles. Il est, en empruntant la terminologie de Clément Rosset dans Le réel, traité de l'idiotie [2], l'« objet premier » par rapport auquel certains objets pourraient être dits seconds. Aussi peut-il naturellement revendiquer ce que Clément Rosset nomme un certain « éclat du vrai ». « L'éclat du vrai suppose d'une part un monde d'originaux, de l'autre un monde de copies qui doublent plus ou moins adroitement les originaux : il y a du vrai quand se profile l'original au travers de ses copies […] » écrit le philosophe. « Après la chasse » du peintre Beaugarde, pièce « originale », authentiquement vrai, a été l'objet de deux reproductions, l'une effectuée par l'amie de Madame Whitehead et l'autre par le peintre Parker, le plaçant désormais comme le premier maillon d'une chaîne qui en compte trois. Il est l'élément indispensable à la suite duquel toute la série des copies existe et s'identifie.
L'arrestation par les hommes de l’inspecteur Hennessy du présumé voleur permettra de se rendre compte de la véracité de l’hypothèse avancée. En mettant en présence les trois réalisations enfin retrouvées, le dénouement de l’intrigue attestera, outre de la responsabilité du professeur de tous ces vols, de l'indéniable éclat de cet objet « premier » auprès de ses « seconds ». La copie réalisée par le peintre Parker, à sa grande joie et également à celle d'Arabella, sera jugé comme digne d'intérêt par le collectionneur et non mois expert Chandler au point que ce dernier lui commandera aussitôt un autre tableau. De très bonne facture, se rapprochant fidèlement du modèle, la peinture de Beaugarde « au coloris et au dessin incomparables », elle témoignera ainsi de la virtuosité jusqu'alors inconnue de son auteur. Avec facilité, la copie de Parker prendra le pas sur sa conjointe, la copie de l’amie de Madame Whitehead, qui quant à elle n’obtiendra que peu de suffrage et n'attirera en définitive que très brièvement et furtivement les regards de l’assistance. « Seul un maître pouvait peindre un tableau pareil » s'exclamera Chandler en désignant le tableau de Parker après l'avoir pris d'abord pour le « Beaugarde ». La signature du tableau – il était signé John Parker –, le remettra toutefois à sa vrai et juste place c'est-à-dire la place de second après avoir entretenu, il est vrai, le doute quelques instants. Quel est donc le vrai, purent se demander les invités réunis autour de Madame Rittenhouse ? Chandler, en collectionneur avisé, après avoir encensé Parker dans l'enthousiasme général, ne se fera pas prier pour lui demander immédiatement… de réaliser son portrait.
Toutefois, malgré les dispositions prises par Madame Rittenhouse et l'opiniâtreté d'un capitaine jamais à court d'idées, qu'adviendrait-il si l'original demeurait introuvable ? Quel sort serait réservé à ces faux ? Si le tableau authentique restait introuvable, quel avenir attendrait le jeune et sémillant peintre Parker ? Madame Whitehead réussirait-elle dans sa sombre entreprise ? Madame Rittenhouse et le collectionneur Chandler pourraient-ils se résigner aussi facilement à la perte de l'original ? Depuis sa disparition, la peinture de Beaugarde, référence avérée, est logiquement l'objet de toutes les recherches. Sans cet original, ce modèle, cet objet premier, la série de faux serait inconcevable voire irréalisable. Amputée de son terme initial, elle deviendrait en quelque sorte orpheline et subitement sans signification. Clément Rosset, à propos de cet « éclat du vrai », apparentait l’original à ce que des philosophes comme Platon ou Hegel appelleraient le « modèle », ou la « chose elle-même » et qui figurerait en quelque sorte le « Réel ». À côté de cet original figureraient des contrefaçons, des copies, des faux qui s’apparenteraient quant à eux à ce qu’il appellera des « doubles » et à travers lesquels – garant d’un certain éclat de vrai – se profilerait l’original. Cette philosophie est pour Clément Rosset une « philosophie du Double », une « philosophie métaphysique » qui « tient le "réel" quotidien pour une duplication dont seule la vision de l'Original pourrait lui livrer le sens et la clef ». Malgré la perspicacité du capitaine et du musicien pour tenter de découvrir le mobile du vol – « Quel mobile ? Pour le voler ! » n’était-elle pas la première réponse de Ravelli –, leurs efforts pour découvrir la vérité seraient-ils invariablement voués à l’échec ? Seule la vision de la « Chose elle-même » permettrait de délivrer le sens et la clef conclut Rosset à propos de cette philosophie du double.

Scène III

Le second enseignement à tirer est à relier à cet éclat du vrai et à cette absence prolongée de l’original. Ce dernier se dérobant à toutes les investigations accorderait – temporairement – une place inespérée à ses contrefaçons. Au fur et à mesure d’une recherche ponctuée par de nombreuses et surprenantes réapparitions, seuls les faux, en l’occurrence les copies de l’amie de Whitehead et de Parker, semblent visibles et bel et bien visibles, laissant la tenace impression d’une grande confusion au sein de la demeure de Madame Rittenhouse. Combien y a-t-il exactement de faux se demandaient déjà les invités de cette réception réservant décidément de nombreuses surprises ? Quel tableau aura entre les mains l’inspecteur Hennessy, le capitaine Spaulding et le musicien Ravelli ? Au cours de la réception, il sera en effet de plus en plus difficile de savoir de quel tableau il s’agit réellement. Ainsi ces faux ne paraissent pas seulement profiter de l’aubaine que leur offre provisoirement un original désespérément absent, ils paraissent outre s’en accommoder parfaitement mais surtout atteindre un rang qu’ils n’avaient jamais osé espérer jusque-là, celui purement et simplement d’objet premier. D’autant plus, qu’au même titre que le tableau authentique, ils ne furent pas épargnés par le professeur. Il ne s'est pas contenté effectivement de voler ce qui a priori devait l'être mais – comble d'ironie –, ce qui l'était moins, en l'occurrence ces contrefaçons, à la valeur moindre. Susceptibles d'être volés, dérobés par le professeur – Quel était donc le mobile du vol ? Quelles étaient donc les motivations du voleur ? – ne sont-ils pas dorénavant dignes d’attention, dignes d’intérêt ?
Si la confusion engendrée par le professeur, malmenant sans véritable discernement ni préférence les tableaux, a pour effet de mettre au-devant des copies qui n’en demandaient pas tant, elle ne sera pas sans conséquence pour l'original. Devant le statut nouvellement acquis des copies, ce dernier subit le risque de perdre un peu de son éclat dans l'opération. Avec ces vols à répétition orchestrés par un voleur aux intentions obscures, – Quel est donc l’usage des tableaux que fait le professeur aperçu dans le jardin ? – l’objet premier ne serait plus en définitive « premier » mais objet parmi d'autres objets. Il perdrait son statut d’objet premier par rapport auquel les autres objets peuvent être dits seconds et deviendrait en quelque sorte l’égal des autres ou en réalité les autres deviendraient son égal. Le modèle n'a pas seulement disparu, il n'est plus, avec la conséquence que la demeure de Madame Rittenhouse ne renfermerait plus en son sein que des faux ou plus exactement que des originaux. À « l'éclat du vrai » se substituerait ce que Clément Rosset appelle une « densité du réel ». La densité du réel « signale au contraire une plénitude de la réalité quotidienne, c'est-à-dire l'unicité d'un monde qui se compose non de doubles mais toujours de singularités originales (même s'il leur arrive de se “ressembler”) et n'a par conséquent de comptes à rendre à aucun modèle […] » souligne le philosophe qui nommera « philosophie du réel » cette philosophie s’opposant à la philosophie du double, à la philosophie métaphysique.

Scène IV

Alors que la demeure de Madame Rittenhouse goûte une relative tranquillité rythmée par les conversations et les plaisirs mondains avant que le tumulte des événements ne l'entraîne dans une folle agitation, une rencontre met aux prises le musicien Ravelli et le collectionneur Chandler. Intrigué par ce dernier qu'il semble connaître, Ravelli cherche à en savoir plus. Aidé par son éternel acolyte, le professeur, il parviendra non sans mal, à connaître la véritable identité du soi-disant collectionneur grâce notamment à la présence d'un grain de beauté sur un avant-bras. Chandler n'est autre qu'un ancien marchand de poisson répondant au nom d'Abie. Une fois sa véritable identité découverte, ils s'empresseront de lui soutirer de l'argent en le menaçant de dévoiler qui il est réellement. Le scandale sera évité de justesse, les deux peu scrupuleux voleurs se contentant de 500 dollars, de sa cravate et… de son grain de beauté apparu comme par enchantement au propre poignet du professeur. Après tout, n'étaient-ils pas venus chez Madame Rittenhouse pour se remplir les poches ? Cependant lors de cette âpre discussion, le collectionneur ne répondra pas à l’une des questions du musicien : « Comment êtes-vous devenu Chandler ? ». Chandler éludera aussitôt la question, passant sous silence une information qui aurait été intéressante à plus d’un titre. Philanthropique collectionneur, Chandler n’est-il par l'« expert » généralement convié par de richissimes douairières à de grandes réceptions et autres inaugurations ? N’est-il pas le détenteur du fameux « Beaugarde » dont la disparition demandera les efforts d’un inspecteur de police à la tête d’un peloton de six hommes et d’un capitaine se révélant à cette occasion fin limier ? La présence au sein de la demeure de Madame Rittenhouse de cette pièce unique et inestimable autorise en effet à ne pas se dispenser d’être informé de la véritable identité et du parcours de la seule et unique personne capable – et habilité ? – de reconnaître le vrai tableau parmi la prolifération de tous ces faux.
Qui garantit désormais l'authenticité et la valeur du « Beaugarde » ?

Scène V

À l'opposé de la philosophie du Double, Clément Rosset désignera donc une « philosophie du réel » qui « voit dans le quotidien et le banal, voire dans la répétition elle-même, toute l'originalité du monde. Aucun objet, aux yeux de cette philosophie du réel, qui puisse être tenu pour “original” au sens métaphysique du terme ; aucun objet réel qui ne soit fabriqué, factice, dépendant, conditionné, “de seconde main”. Tout y est, si l'on veut, doublure, au gré au moins d'une certaine sensibilité métaphysique ; mais ces “doubles” ne copient aucun patron et sont par conséquent chacun des originaux. Pléthore de doubles, pléthore d'originaux : on peut dire indifféremment l'un ou l'autre dès lors que cette pléthore est totale, c'est-à-dire occupe exhaustivement le champ de l'existence. S'il n'y a que des doubles, il n'y a pas d'originaux, et du même coup tous les doubles sont des originaux. » Cette « mise à mal » de l'original, du terme initial de la série, de l’objet premier évoquerait moins, selon le philosophe, une perte réelle que le constat d'une simple désillusion. Il s’agira alors de se déterminer en faveur de l'un ou de l'autre, en faveur de l'éclat du vrai ou de la densité du réel.

À l’instar des tableaux, vrais ou faux de Animal Crackers (L’Explorateur en folie) et de leur traitement infligé par un étrange professeur pour le moins dénué de scrupule, les prestations des frères Marx au cours d’une carrière cinématographique riche de treize films, de The Cocoanuts (Noix de coco) à Love Happy (La Pêche au trésor), pourraient, en présence ou non d’expert, susciter cette confusion et de la même façon cet imbroglio.
Dans le cas de la présence de l'« original » dont seule la vision donnerait le sens et la clef, les réalisations des frères Marx se rangeraient à la suite de la copie réalisée par le jeune peintre Parker. À la paternité reconnue et revendiquée, signées, elles n'attendraient que leur « modèle » pour être fixées sur leur sort, avec la ferme conviction qu'elles se sont montrées dignes de lui. Où pareillement, il pourrait s'agir d'une copie réalisée au collège, comme celle en l'occurrence exécutée par l'amie de Madame Whitehead. Dépourvues de signature – anonymes ! –, ces mêmes réalisations afficheraient des prétentions moindres ou de nature différente. Leur présence, aussi insolite soit-elle, prendrait sens également, à l'égal de leur conjointe, en fonction du modèle mais le trouble ou l'équivoque qu'elles seraient à même de provoquer les habillerait d’un pouvoir éminemment subversif. Indépendamment de leur intention, elles ne s’enquerraient du modèle que pour mieux le contester.
Quoi qu’il en soit, ces présomptions qui incitent à instaurer une ligne de partage entre les différentes reproductions – classant par exemple celle de Parker comme intéressante et celle de l'amie de Madame Whitehead comme quelconque – ne sont concevables qu’avec la présence du garant du sens, du seul détenteur de la clef, qu'incarne avec plus ou moins d'éclat l'Original et dont se revendiqueraient de patentés experts, comme la présence du collectionneur Chandler dans Animal Crackers (L’explorateur en folie) le démontre.
Pourtant dans l'éventualité de l'absence d'original, qu'adviendrait-il des films des Marx Brothers devenus subitement « orphelins », livrés à eux-mêmes et obligés de rendre des comptes à eux-mêmes uniquement.
Quel sort pourrait leur être réservé ?

Acte IV : Le dénouement

Scène première

Avec la présence de Madame Whitehead, de John Parker, du professeur, du musicien Ravelli, du collectionneur Chandler…, Madame Rittenhouse ne conviera pas seulement des individus aux intentions récusables mais également des individus au passé trouble voire à l'identité obscure. Au cours d'une réception riche en surprises, il y aura en premier lieu le professeur, qui, après une entrée fort remarquée, fera montre outre d’une stupéfiante habileté dans le vol, d’aptitudes toutes aussi variées que surprenantes. S’ajouteront le musicien Ravelli, partenaire idéal du professeur, qui fait de l'extorsion notamment de fonds son passe-temps favori bien avant celui de la musique, le collectionneur Chandler à la reconversion des plus étonnantes, de marchand de poissons à marchand de tableaux, un majordome au service de Madame Rittenhouse dont l'âme, comme il le dira lui-même, restera pour le pire et le meilleur dévouée à Madame Whitehead, et, dans une moindre mesure, un renommé et non moins volubile explorateur des lointaines contrées africaines qu'incarne avec aisance un capitaine Spaulding aux prétentions multiples.
Qui est réellement qui, sous ces parfaits déguisements ?

Quels que soient les masques et quels que soient les agissements de chacun, ce théâtre de « faux » personnages semble se mouvoir sous la haute bienveillance d'une Madame Rittenhouse dont le flegme et l'indulgence paraissent eux bel et bien réels. Même une partie de cartes au déroulement des plus curieux ne saurait perturber la majestueuse hôte de la maison. Les deux imposteurs que sont Ravelli et le professeur, en parfaits escrocs, ont toujours la possibilité de s’en remettre aux cartes pour arriver à leurs fins. Pourquoi donc ne pas s'attaquer à une riche milliardaire ? Ainsi, après qu’un furieux et authentique combat de boxe a fait se combattre une Madame Rittenhouse stoïque et un professeur retenant difficilement sa fougue, une partie de bridge s'engage entre Madame Rittenhouse, le professeur, Ravelli et Madame Whitehead. Opposées à Ravelli et au professeur faisant par le plus grand des hasards équipe, elles quitteront finalement la table, excédées, scandalisées, après avoir semble-t-il perdu une partie à l’issue inattendue et cédant seulement sous les coups extravagants du professeur. Celui-ci ne gagnera pas seulement la partie mais aussi les chaussures de Madame Whitehead avec lesquelles il s'éloignera non sans difficultés. Au sujet de Madame Rittenhouse, seuls les assauts répétés et pour le moins effrénés du capitaine la sortira de sa réserve. Accueilli à bras ouverts, ce dernier n’aura de cesse de multiplier les propositions maritales au cours de la réception, propositions qui ne la laisseront pas indifférentes et révéleront à cette occasion l’indéniable tendresse qu’elle éprouvera à l’égard du capitaine.

Scène II

En présence de Madame Rittenhouse, réapparaîtront les tableaux les uns à la suite des autres et avec ces derniers, le nom du responsable. Si le doute était encore permis le voleur est bien le professeur. La « mite gauchère » comme a pu le formuler Ravelli pendant la discussion qui l'opposa au capitaine, est bien son fidèle compère. Cette restitution fera donc le bonheur de Parker dont le talent de copiste sera reconnu par Chandler et celui d'Arabella qui verra enfin son vœu le plus cher se réaliser – se marier avec celui qu’elle aime. En revanche une destinée moins enviable attend le professeur. L'inspecteur Hennessy, homme de loi scrupuleux, s'apprête à faire son devoir en arrêtant l’auteur de tous ces vols. Toutefois l’intervention décisive du capitaine le préservera de ce sort funeste.

L’inspecteur consentira en effet, sous les recommandations du capitaine, à renoncer à l’arrestation du professeur, et, indulgent, lui délivrera quelques précieux conseils. « ça va pour cette fois. Mais plus de mauvaises fréquentations. » lui dit-il en lui serrant la main. « Voulez-vous finir dans la peau d'une crapule ? » demande l’inspecteur. La réponse du professeur qui, un large sourire aux lèvres, hoche la tête, a pour effet immédiat de relancer les remontrances de l’inspecteur. « Rentrez chez vous, votre pauvre maman vous attend » lui dit-il en accompagnant son propos d’une bourrade amicale sur le dos du professeur. À ce moment, de la manche de ce dernier, un couteau tombe puis un second suivi d'un troisième. « Elle guette le bruit de vos pas. Je vois la lumière de sa lampe près de la fenêtre. Écoutez-moi et ça ira. » poursuit l’inspecteur sans se départir de ce ton solennel. Chaque parole de ce dernier qui secoue avec ferveur la main du professeur est ponctuée par le bruit des couverts heurtant le sol. L'argenterie dégringolant en abondance aux pieds du professeur commence à former un tas de plus en plus volumineux, jusqu'à ce qu'une cafetière – se faisant attendre au gré du capitaine – se mêle aux couverts et roule sur le sol. « Vous me surprenez !… Cette fois, Capitaine, il faut que je l'arrête. » finit par dire Hennessy qui empoigne sur le champ le professeur. Celui-ci se met à se débattre avant de sortir un vaporisateur qu’il cachait dans son imperméable et avec lequel il commence à asperger l'assistance. Quelques moments auparavant, pendant ses nombreuses déambulations dans la propriété de Madame Rittenhouse, il était tombé sur un flacon rempli de somnifère – ayant servi à Madame Whitehead et au majordome Hives pour récupérer les tableaux –, et en avait rempli le vaporisateur qu’il détenait. Hennessy, Madame Rittenhouse, le capitaine,… et tous les invités rassemblés dans le salon de réception, tomberont les uns après les autres sous l’effet du somnifère. Aucune personne ne sera épargnée par le professeur. Avec un même entrain, il aspergera son prétendu complice, Ravelli, qui, malgré ses protestations, s’évanouira sur le sol. Ensuite, se frayant un passage à travers les corps inconscients, le professeur choisira le giron d'une jeune et jolie femme blonde dans les bras de laquelle il s'infligera le même sort.

Scène III

Quelques années plus tard, Harpo se retrouvera de la même manière au centre d’une intrigue dont l’enjeu sera cette fois un collier de diamants. Il s'agit en effet de la disparition d'un collier de diamants appartenant à la famille Roumanoff. L'enquête est menée par un véritable détective dénommé Sam Grunion et incarné par Groucho – dans le rôle également du narrateur. Au bout de nombreuses années de recherches infructueuses, il est enfin sur une piste sérieuse. Cette dernière le conduira jusqu'à une jeune troupe de théâtre désargentée, répétant une comédie musicale et qui, en attendant des jours meilleurs, s'en remet à Harpo. Grâce à de petits larcins, il aide les jeunes comédiens à subvenir à leurs besoins. Alors qu'il déploie toute son habileté à voler, il subtilise – sans le savoir – le collier de diamants des Roumanoff dissimulé dans une boîte de sardines, seulement identifiable par une croix inscrite sur le fond de la boîte. Ainsi, sous les traits de Harpo, portant cette fois son vrai nom dans Love Happy (La Pêche au trésor), le professeur aura une ultime occasion de déployer son incroyable dextérité de picpocket. Love Happy (La Pêche au trésor) sera la dernière réalisation dans laquelle les frères Marx apparaîtront. Commencée avec The Cocoanuts (Noix de coco), leur carrière cinématographique s’achèvera avec ce film dont la traduction française La Pêche au trésor semble pour le moins appropriée.

Dans ce film, Harpo, découvrant tardivement la présence du collier de diamants, se verra bien malgré lui opposé à une redoutable femme, une certaine Madame Egilichi, dont la seule ambition est de s'emparer du collier. Elle ne lésinera par sur les moyens pour arriver à ses fins au point de s’être mariée huit fois dans l’espoir d’avoir en sa possession le fameux collier ? À cette concurrence endiablée se mêleront les Roumanoff, les légitimes propriétaires du collier qui s’étaient alloués les services du détective Sam Grunion. Ils viendront, de manière pour le moins expéditive, sermonner le dit détective au sujet de cette enquête s’éternisant beaucoup trop à leur goût : « Le collier, ou dans une heure vous êtes un homme mort ». Ce dernier sera ainsi le témoin privilégié d’une intrigue mettant en concurrence une Madame Egilichi déterminée et un Harpo présent une nouvelle fois au cœur d’une histoire de vol. Affublé à cette occasion de son vrai nom, délivrerait-il le secret de sa personnalité ?

Scène IV

Malgré l’acharnement de Madame Egilichi aidée de ses hommes de main, les efforts de cette sculpturale blonde resteront vains. Ayant mis la main sur le « voleur de sardines », la fouille du vagabond à l’imperméable fripé et aux poches démesurées ne donnera rien. Toutes sortes d'objets dont une boîte à musique, une jambe, un paillasson portant l'inscription Welcome, un parapluie, une bouée, une boîte aux lettres, une autre jambe, une chambre à air, un glaçon, une luge, un chien… sortiront des poches de Harpo mais pas la moindre trace de la boîte de sardines. Elle lui infligera alors son redoutable « whammy », regard surnaturel dont elle seule a le secret et qui plonge chaque être qui en est victime dans un état hypnotique imparable. Pourtant il s’avérera sans effet sur Harpo. L'interrogatoire qui s'ensuivra ne donnant également aucun résultat, Harpo restant invariablement muet, elle lui fera subir une longue série de tortures aussi étranges que barbares : « D'abord le supplice hongrois de la corde, 6 heures durant Harpo dut fumer cette corde. Puis 4 heures de l'horrible torture inventée par le diabolique Von Krakenovicht de Monte-Carlo… Harpo toujours muet, Madame Egilichi prit les choses en main. Sa spécialité : l'insidieuse torture par l'eau et la faim… » relate le détective Grunion, pour en arriver à l'épreuve de la pomme… Finalement, Madame Egilichi devra se rendre à l’évidence : elle n’obtiendra rien de Harpo qui demeure inlassablement silencieux.

À propos de la distinction entre l'éclat du vrai et la densité du réel, Clément Rosset dans Le réel, traité de l’idiotie signalait : « En tant que fantasme, qu'objet du désir, “la pièce originale” est naturellement et éternellement ailleurs ; mais en tant qu'objet réel, elle n'est au contraire jamais ailleurs mais toujours ici. » Qui mettra la main sur les diamants des Roumanoff ? Qui fera parler Harpo ? Après une folle poursuite sur les toits surplombant Times Square, ils resteront – logiquement ! – en la possession de Harpo. Se jouant de Madame Egilichi et de ses hommes de main, indifférent à la présence du détective Grunion, il s'éloignera dans la nuit avec les fameux joyaux, sans vraiment se rendre compte de leur véritable valeur. « Ainsi prirent fin nos recherches. Les diamants disparurent avec ce petit clown insouciant qui n'en comprit jamais la valeur » conclut le détective. « Le regard du désir est un regard distrait : il glisse sur le présent, l'ici, le trop immédiatement visible, et ne réussit à être attentif qu'à la condition de porter son regard ailleurs. » précise Rosset. En faveur de « l’éclat du vrai » ou de « la densité du réel », pour reprendre la terminologie et l’alternative de Rosset, faudra-t-il se déterminer ?

 
 
 
 
 
     
 
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