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«
Je passe pour faire de l'Art Brut, mais je pense ne pas en faire.
»
Gaston Chaissac, lettre à Jean l'Anselme, 31 août
1949 |
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Gaston
Chaissac
Formes et objets, peinture
à l’émail, 65 x 50 cm,
vers 1948
Lausanne, collection
de l’Art Brut (collection
Neuve Invention) |
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la
querelle des peintres :
scène première |
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Dès
les premiers pas de la compagnie de l'Art Brut à côté
des noms de Wöfli, Aloïse, Gironella, Forestier, Müller,
Tripier, Salingardes… qui allaient devenir les représentants
majeurs de ce mouvement figure le nom de Gaston Chaissac. En
cette période d'intense prospection, les œuvres
achetées de Chaissac, comme beaucoup d'autres, participent
d'un enrichissement continu et vital de la compagnie. Enthousiaste
devant les expériences et la singularité de la
démarche de ce dernier, Dubuffet considère ces
productions comme en parfaite adéquation avec ce qu'il
préconise et revendique derrière le concept d'Art
Brut. Pourtant alors que Chaissac était en droit de revendiquer
le statut de représentant à part entière
à l'égal d'un Wöfli ou d'un Müller de
l'aventure de l'Art Brut, d'accéder au rôle indiscutable
de chef de file d'un mouvement atypique, l'histoire de la compagnie
en décidera autrement. Au fil de l'évolution –
mouvementée – de la collection et également
de la relation étroite qui le liera à Dubuffet,
il suivra un chemin de traverse qui l’écartera
pour se retrouver dans les collections annexes.
Quelle signification peut être donnée à
ce transfert décidé finalement par Dubuffet d'un
auteur dont le parcours au sein de la compagnie peut incarner
à sa manière l’une des contradictions auxquelles
Dubuffet dut faire face ? |
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Gaston
Chaissac
Personnage crucifié, gouache
sur papier, 25,5 x 21 cm,
vers 1948
Lausanne, collection
de l’Art Brut (collection
Neuve Invention) |
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La
querelle des
peintres : scène II |
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En
octobre 1949, la grande exposition « L'Art Brut préféré
aux arts culturels » organisée par la Compagnie
de l'Art Brut à la galerie Drouin montrera parmi les
deux cents œuvres exposées d'une soixantaine d'auteurs,
trois pièces de Gaston Chaissac. La sculpture en charbon
de bois intitulée La Dame de moire accompagnera une impression
au stencil, Adresse à Robert Giraud, et un dessin
à la plume, Personnage fantasmagorique. Des
productions de Chaissac avaient déjà été
présentées avant même que la compagnie ne
soit fondée à l'initiative de Michel Tapié,
qui en l'absence de Dubuffet gérait alors le Foyer de
l'Art Brut. Les expositions qui suivront lui accorderont également
une place non négligeable : l'exposition collective à
la galerie Drouin en 1948 et l'année suivante, celle
du pavillon Gallimard. Toutefois, lors de cette exposition d'octobre
1949 à la galerie Drouin, le choix de Dubuffet concernant
les œuvres sélectionnées de Chaissac apparaît
non seulement modeste mais surtout peu représentatif
de l'artiste au regard de la valeur et de l'originalité
que Dubuffet lui-même reconnaît à son travail.
Chaissac serait-il vraiment « l'homme du commun créateur
», figure essentielle de sa notion ? La question semble
déjà se poser. Dans l'immédiat elle ne
remet pas en cause la féconde relation que les deux hommes
entretiennent – pour le moment – et la profonde
estime – qui ne se démentira jamais malgré
tout – qu'ils ont l'un pour l'autre, et dont témoigne
une correspondance épistolaire très riche, commencée
en 1947.
Cette dernière attestera d'un véritable échange,
très chaleureux, issu d’une même passion
pour les productions hors normes, la marginalité, l'«
art des fous ». Il y a de part et d'autre une réelle
intention d'apporter son dû. Chaissac lui indique quelques
noms importants susceptibles d'intéresser la compagnie,
comme par exemple le docteur Ferdière, lui fait découvrir
des créateurs. Dubuffet quant à lui, mis à
part l'achat régulier des œuvres de Chaissac, apporte
une aide de nature diverse. Les lettres se succèdent
à un rythme parfois soutenu révélant à
un Dubuffet conquis, un langage cru et décidément
inventif. Elles aboutiront en 1951, sur l'initiative de Dubuffet,
à la publication d'un recueil, Hippobosque au bocage,
ouvrage montrant le talent épistolier de Chaissac. |
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Gaston
Chaissac
Deux personnages, encre de Chine sur papier,
31,5 x 24 cm, 1945
Lausanne, collection de l’Art Brut (collection
Neuve Invention) |
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La
querelle des
peintres : scène III |
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Dans
l'effervescence des débuts de la compagnie se dessinera
très vite le projet de publier un ouvrage exclusivement
consacré à l'Art Brut et qui se serait appelé
Almanach de l'Art Brut. Un article de la main de Dubuffet
sur les « empreintes d'épluchures, statues
de charbon, nains de forêts, pierres peintes, coquilles
d'huîtres, géants de muraille » est prévu.
Il faut bien sûr reconnaître les travaux de Chaissac.
Ce dernier sera également sollicité à maintes
reprises en vertu de ses talents si particuliers d'écrivain,
pour participer à ce projet d'almanach et ensuite, –
cet almanach restant inédit – pour collaborer aux
diverses publications, notamment publicitaires de la compagnie.
Certains écrits de Chaissac verront le jour mais d'autres,
pour des raisons essentiellement de coordination devant un empressement
de Dubuffet qui ne saurait lui convenir, n'aboutiront pas.
Chaissac de son côté nourrit le rêve de construire
un « hameau pour artistes et écrivains »
et, afin d’en trouver le financement, préparant
à cet effet une anthologie de lettres d'artistes, s'adresse
à Dubuffet. « Ne voudriez-vous pas parler de l'art
brut et le défendre dans quelques lettres à mettre
dans cette anthologie ? […] Ne pourriez-vous pas parler
d'un art demi-brut, d'un art trois quarts brut, d'un art un
quart brut ? Et l'art d'Ingo de Croux* ne pourait-il pas être
classé dans un de ces trois arts ? Et Vinci, le Titien,
Michel-Ange et compagnie ne pourrait-on pas appeler ça
de l'art barbare** ? » lui écrit-il. Quelle que
soit la réponse que Dubuffet apportera à Chaissac
qui considérera par la suite ce projet comme une plaisanterie,
sous cette évidente ironie se profile une distance qui
deviendra bel et bien réelle entre les deux hommes, préfigurant
une question qui allait devenir essentielle, la question du
sens véritable de leur relation, avec en filigrane la
position de Chaissac vis-à-vis de l'Art Brut.
Interlocuteur privilégié, source indéniable
d'inspiration et de stimulation pour celui qui est aussi un
peintre, alter ego, figure d'une certaine indépendance,
pourfendeur de tout académisme pour l'autre, leur relation
finira par achopper sur cette « drôle » de
notion qu'est l'Art Brut, traînant derrière elle
ses questions proprement théoriques aux enjeux si importants.
* Femme peintre née en 1921 à Munich.
** Lettre à Jean Dubuffet, 5 mai 1947, Collection Dereux. |
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Gaston
Chaissac
Paysage avec deux personnages, huile sur toile,
42 x 49 cm, 1961
Lausanne, collection de l’Art Brut (collection
Neuve Invention) |
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La
querelle des
peintres : scène IV |
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Quatre-vingt-dix
œuvres de Chaissac seront acquises par la compagnie. En
1963, Dubuffet dans une lettre* à Philippe Dereux dont
il vient d'écarter également les productions,
s'exprime sur son changement de position vis-à-vis de
telles œuvres. « Aussi bien les collections de l'Art
Brut visent exclusivement des productions dont les auteurs sont
tout à fait étrangers aux milieux artistiques
ou culturels et ce ne peut être votre cas. Observez d'ailleurs
que ni mes propres ouvrages ni ceux non plus de Chaissac ne
sont insérés dans les Collections de l'Art Brut.
Chaissac est lui-même aussi (et moi bien sûr de
même) trop informé de ce que font les artistes
professionnels pour qu'on puisse regarder ses travaux comme
de l'“art brut” à proprement parler. Ses
œuvres me sont très chères et j'en possède
de nombreuses ; elles sont conservées, comme les vôtres,
avec les collections de l'Art Brut, mais en marge de celles-ci,
et ne se confondant pas avec elles. »
C'est ainsi que les œuvres de Gaston Chaissac atterriront
quelques années plus tard dans la collection Neuve Invention.
Un département parallèle s’était
constitué dès la création de la compagnie
pour recevoir les productions dites secondaires. Il s’agissait
de travaux enfantins, folkloriques, primitifs écartés
de la collection principale auxquels s’ajouteront d’autres
travaux ne répondant pas aux normes établies d’indépendance
et d’inventivité requises mais incarnant cependant
un certain rejet des traditions artistiques. Dans les années
soixante, des auteurs apparentés à l'Art Brut
rejoindront ce département en raison de leur trop grand
engagement au goût de Dubuffet dans le milieu culturel.
Chaissac fut de ceux-là.
Ces collections annexes furent officialisées en 1970
et prirent en 1982 le nom de « Neuve Invention ».
Elles reçoivent en quelque sorte les cas « problématiques »,
les cas dits « litigieux ».
* Lettre de Jean Dubuffet, 28 janvier 1963, Collection Dereux. |
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Gaston
Chaissac
Deux personnages dont l'un a la tête en bas,
peinture laquée sur papier, 40 x 31,5 cm, vers
1949
Lausanne, collection de l'Art Brut (collection Neuve
Invention) |
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La
querelle des
peintres : scène V |
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La
trajectoire de Chaissac au sein de la compagnie de l’Art
Brut est à bien des égards révélatrice
de la difficulté rencontrée par Dubuffet pour
établir et délimiter avec netteté la frontière
entre l’auteur dit d’Art Brut et l’auteur
issu de ce qu’il appellera l’« art culturel
».
Après de nombreuses années fructueuses de prospections
et au cours de la tentative progressive de cerner de manière
plus aiguë la notion d’Art Brut, se posera avec de
plus en plus de force la question de l’absence de toute
relation avec l’art culturel, du créateur.
S’agissant moins des œuvres que du propre parcours
de l’auteur, le corollaire à l’instauration
d’un système d’expression personnelle est
que son auteur soit « indemne de culture artistique ».
Le danger serait d’être – et/ou de se trouver
–, à l’instar de Chaissac, « trop informé
».
Ce « trop informé » a une résonance
particulière et hantera de manière récurrente
tous les écrits consacrés à la notion.
Il était difficile d’en être autrement au
regard du postulat établi par le concept d’Art
Brut. Était-ce seulement envisageable ?
La frontière qu’il dressait d’emblée
entre l’Art Brut et l’« art culturel »
mettant en première ligne l’individu et son instruction,
sa formation, sa culture, bref ses connaissances, apparaissait
en elle-même ténue et en définitive beaucoup
trop étroite. Ses limites paraissaient difficiles voire
impossibles à tracer. Il revendiquait rien moins que
d'être « indemne de culture artistique »,
il ne s’agissait rien moins que de virginité culturelle
libérée de toute influence, de tout modèle,
de toute référence, de tout héritage.
Garante d’une invention personnelle et authentique cette
absence idéale de toute formation, au fil des écrits
de Dubuffet, perdra de son caractère rédhibitoire
et se vêtira de profondes et indispensables nuances. |
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Gaston
Chaissac
Personnage crucifié, gouache
sur papier, 27 x 21 cm,
vers 1948
Lausanne, collection
de l'Art Brut (collection
Neuve Invention) |
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La
querelle des
peintres : scène
dernière |
Quel
terme accoler aux œuvres patiemment collectionnées
par Dubuffet ? Quelle appellation la plus appropriée
pourrait correspondre au travail d’investigation
de Dubuffet ?
Outre le sort réservé aux tableaux de
Chaissac et d’autres au sein de la compagnie,
aboutissant à la création de la collection
« Neuve Invention », la question non seulement
de l’« invention » d’une théorie
mais de sa pertinence se pose avec acuité. L’Art
Brut serait-il ou était-il – délibérément
? – vouée à la tautologie ?
À l’appellation renommée d’«
art brut », tombée en quelque sorte dans
le domaine public et vis-à-vis de laquelle Chaissac
émit quelques frondeuses remarques, ce même
Chaissac employait pour qualifier son univers l’appellation
de « peinture rustique moderne ».
Entre art brut et peinture rustique moderne, qui aura
le dernier mot ? S’agirait-il simplement d’une
querelle de mots ?
« Je baptisais mes bonshommes tout bonnement
de peinture rustique populaire moderne. Plus avisé,
Dubuffet parla d’Art Brut, le mot fit fortune
et je restais chocolat… »
Gaston Chaissac, lettre à M. Ragon, Vix, novembre
1962 |
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