Dans
At Night at the Opera (Une nuit à l’Opéra),
Otis B. Driftwood est un impresario au service de Madame Claypool,
richissime veuve désirant ardemment s'introduire dans
la haute société. Lors d'un déjeuner
à Milan, il la persuade, pour qu'elle parvienne à
ses fins, d'investir dans l'opéra de New York. Enchanté
de l'aubaine que lui apporte Madame Claypool, le directeur
de cet opéra, Herman Gottlieb s'est alors empressé
au terme d'une représentaion
à l'opéra de Milan de s’assurer le concours
du grand ténor italien Rodolpho Lassparri et de la
ravissante soprano Rosa Castaldi. Cette dernière, qui
ne laisse pas indifférent le ténor, a été
soigneusement choisie par lui pour être sa partenaire.
À sa joie d'aller chanter en Amérique, se mêle
cependant pour la soprano une profonde tristesse de devoir
quitter celui qu'elle aime, un certain Ricardo Baroni. Doté
d'une admirable voix de ténor, celui-ci n’a pu
pour l'instant la faire entendre que lors d'adieux émouvants
sur le quai, avant que le transatlantique à bord duquel
tous les protagonistes se sont embarqués ne parte en
direction de New York.
Dans les couloirs du transatlantique, Driftwood profite de
croiser le chemin du porteur, emportant sa malle, pour se
faire conduire jusqu’à sa cabine, la cabine numéro
58 que lui a réservée spécialement Gottlieb.
Après s’être hissé sur son imposante
malle, quelques mètres sont à peine parcourus
qu’il tombe à la renverse en heurtant un autre
porteur aussi lourdement chargé que le sien. Une fois
ce malencontreux accident oublié, à son initiative
il sera réglé rapidement à l’amiable,
refilant au passage une fausse assurance pour un dollar au
porteur crédule, il poursuit son chemin, en longeant
les couloirs dans lesquels le personnel du navire s’affaire
et pendant que les passagers s’empressent de s’installer
dans leur cabine. Tout en poussant allégrement la chansonnette,
il passe devant la cabine restée entre ouverte de Gottlieb
se préparant, à qui il n’oublie pas de
manifester promptement sa gratitude en le saluant et quelques
mètres plus loin, se fait arrêter devant une
cabine dont la porte est close. Il s’agit de la cabine
de Rosa qui, malheureuse à l’idée d’être
séparée de Ricardo, est allongée sur
le lit en pleurs. Driftwood a justement un remède contre
ce « mal du pays » et lui remet aussitôt
un message que lui a glissé à l’embarquement
Ricardo. Heureux d’avoir soulagé Rosa, il repart
en chantant de plus belle et arrive devant la cabine de Madame
Claypool dont la porte est restée ouverte. Alertée
par le chant mélodieux de Driftwood, cette dernière
jette un regard intrigué en direction du couloir. Driftwood
l’aperçoit et descend de la malle pour la rejoindre
aussitôt dans sa cabine. Ils se saluent et Driftwood
en profite pour visiter la cabine, multipliant les insinuations
à l’encontre de Madame Claypool, avant de s’allonger
en toute décontraction sur l’un des lits et de
se munir le plus tranquillement d’un livre qui se trouve
sur la table de chevet. Devant les protestations de Madame
Claypool, goûtant fort peu cette intrusion et soucieuse
de ce qu’il pourra être dit, il se relève
et s’apprête à partir.
Le rendez-vous
Driftwood s’est arrêté devant Mme Claypool.
— Très bien, je m’en vais. Mais venez dans
ma cabine examiner la situation.
— Quelle situation ? demande Mme Claypool surprise.
— Que proposez-vous ? surenchérit aussitôt
Driftwood.
— Je n’irai pas dans votre cabine !
— Alors je reste ici.
Driftwood se met alors à chanter de plus belle.
Mme Claypool, désemparée, ne sachant contenir
Driftwood, se voit contrainte d’accepter.
— Très bien ! Je viendrais, mais sortez.
— Disons dans 10 minutes dit Driftwood en regardant
sa montre.
— D’accord, mais sortez !
— Sinon, je serais là dans 11 minutes ! poursuit
Driftwood en faisant mine de sortir. Avec des chaussures qui
crissent !
Il sort de la cabine et Mme Claypool referme aussitôt
derrière lui, soulagée.
Le numéro 58
Heureux, faisant quelques pase Driftwood s'y reprend
à plusieurs fois pour refermer la porte en poussant
la malle.
Des invités inattendus
Dans la cabine, tout en
Driftwood et le steward
Il sort de la cabine en contournant la malle qui le gênait.
Dans le couloir, il appelle le steward…
— Steward ! Steward !
— Oui, monsieur répond une voix.
Un steward arrive et se met à ses côtés.
— Que peut-on avoir pour déjeuner
?
— De tout répond-il en sortant une liste de sa
poche. Il commence à énumérer : jus de
tomates, jus de pamplemousse, jus de raisin, jus d'orange…
et cherche un stylo dans sa poche.
— Coupez le jus avant que je m'électrocute !
Bon, alors, un de chaque. Ensuite je prendrai deux œufs
frits, deux œufs brouillés, deux œufs pochés
et deux œufs coque.
À l'intérieur de la cabine, l'un des passagers
clandestins prêtant une oreille attentive crie.
— Et deux œufs durs.
— Et deux œufs durs… est entendu en écho.
Le troisième passager clandestin, apparemment assoupi
sur le lit, appuie une fois sur l'extrémité
de sa canne de laquelle retentit un son de trompette.
— … il vaut mieux prévoir
trois œufs durs ajoute Driftwood dans le couloir. Et
aussi du rosbif, cuit, ultra-cuit, rouge, bleu et à
point.
— Et deux œufs durs se fait entendre une nouvelle
fois de la cabine.
— Et deux œufs durs répète-t-il juste
au moment où un nouveau son de trompette retentit.
— Mettez donc trois œufs durs. Et huit tartes Tatin.
— Et deux œufs durs…
— Et deux œufs durs… suivi d'un son de trompette.
— Disons plutôt, trois œufs durs.
— Et un œuf de cane après un autre son de
trompette. À propos, avez-vous des prunes cuites ?
— Oui monsieur.
— Bon, alors du café, ça les dessoûlera.
— Et deux œufs durs.
— Et deux œufs durs. De nombreux coups de trompette
se succèdent. Ou bien la brume se lève, ou il
nous faut encore douze œufs durs. Faites vite, que ce
congrès s'achève. Les pourboires sont autorisés.
Vous avez deux pièces de cinq cents ? demande-t-il
au steward qui, lui ayant répondu par l'affirmative,
commence à chercher dans sa poche. Alors inutile que
je vous donne dix cents.
Driftwood retourne dans la cabine.
— S'il était sourd et muet, il ne s'est rendu
compte de rien commente Driftwood en s'adressant à
l'un des passagers clandestins.
— Oui, tout va bien.
Le déjeuner
Des coups sont frappés à la porte. Driftwood
l'ouvre sur deux femmes de ménage.
— Nous sommes venues faire la
chambre, Monsieur.
— Est-ce qu'elles apportent mes œufs durs ?
— On le saura quand elles seront entrées. Entrez,
fillettes, et abandonnez ici toute espérance. Faites
vite, pour avoir fini dans dix minutes.
Les deux femmes de ménage tenant des draps à
la main s'introduisent dans la cabine.
— Debout, elles vont faire le
lit.
Le ténor Ricardo, monté sur le lit essaye de
soulever péniblement le dormeur qui s'enlace autour
d'une des femmes de chambre. L'autre femme de chambre enjambant
le lit commence à déplier les draps qu'elle
tenait à la main.
— Je voudrais deux oreillers…
On s'est mal compris : c'est à elle de faire vite,
pas à votre ami !
— Il dort.
— Il fait mieux en dormant que moi réveillé
!
— Il dort toujours comme ça. Seulement à
moitié.
— Il est à moitié endormi et à
moitié obsédé.
Des coups sont frappés à la porte. Driftwood
ouvre.
— Je suis l'ingénieur,
je viens couper le chauffage.
— Commencez par ce gars-là lui dit Driftwood
en désignant le dormeur. Soutenu par son comparse,
ce dernier, toujours endormi, agrippe la femme de ménage
qui se débat. L'ingénieur entre dans la cabine.
— Réveille-toi, Tomazo. On va bientôt
manger.
— Je n'ai accepté cette cabine que pour
Gottlieb.
Des coups à la porte se font de nouveau entendre.
— Tenez-le une seconde.
Driftwood ouvre. Se présente une manucure avec son
nécessaire.
— Vous avez demandé une
manucure ?
— Non, entrez… Je n'ai rien demandé mais
autant profiter de tous les avantages de cette croisière.
La manucure s'installe à l'intérieur de la cabine.
— C'est ma manucure à moi
! prévient Driftwood aux deux passagers clandestins
présentant une main et un pied.
— Vous voulez que je les coupe longs ou courts ? demande-t-elle
à Driftwood avançant sa main.
— Tant qu'à faire, mieux vaut les couper courts.
On commence à manquer d'espace vital… Je ne voyais
pas le grand large comme ça. Je m'imaginais sur un
transat à boire du bouillon. Ici il faudrait le boire
à travers le trou de la serrure !
Les femmes de ménage sont occupées à
faire le lit pendant que l'ingénieur s'affaire sur
le chauffage en martelant des tuyaux. Ricardo s'approche pour
aider l'un des passagers clandestins à se débarrasser
de son comparse toujours somnolent. Dans le couloir arrive
un homme en tenue de travail et portant à la main un
marteau. Il frappe à la porte. Driftwood lui ouvre.
— Je suis l'aide-chauffagiste.
— Je savais que vous viendriez ! répond Driftwood
en lui faisant signe d'entrer à l'intérieur
de la cabine. Il est quelque part dans le coin. Vous avez
une machette ?… Rêvé-je, ou il commence
à y avoir du monde ici ?
— J'ai plein de place.
De nouveaux coups sont entendus.
— Oui fait Driftwood en ouvrant
la porte.
— Excusez-moi, est-ce que ma tante Minnie est avec vous
?
— Non, mais entrez. Si vous ne la trouvez pas, vous
trouverez facilement quelqu'un qui la vaut bien.
— Est-ce que je peux téléphoner ? demande-t-elle
en entrant.
— Je fais même la monnaie. Le distributeur est
cassé… New York est plus près que ce téléphone.
Une femme de ménage, un balai à la main, frappe
à la porte.
— Je suis venue pour laver.
— Entrez, on n'attendait que vous. Allez-y et commencez
par le plafond, c'est le seul endroit qui soit encore inoccupé.
— Passez un coup sur mes chaussures !
— Que tante Minnie fasse livrer une autre cabine !
Quatre stewards, portant chacun des plateaux chargés
de nourriture arrivent. Le premier frappe à la porte
et annonce, à Driftwood qui lui a ouvert, le déjeuner.
— Le déjeuner !
— Bienvenue !
— Tomazo, à manger !…
Les stewards pénètrent les uns après
les autres dans la cabine… |