Cinéma et Folie, d'une singularité à l'autre : l'aventure des Marx Brothers
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La querelle
des philosophes
En accord avec les thèses généralement écrites sur la peur, Rosset souligne naturellement « la part d'imaginaire qui y est attachée, la part prépondérante qu'y jouent l'apparence et la suggestion » [1], mettant à jour concernant ce sentiment si impénétrable, le rôle indéniable de ce qu'il appelle l'« irréel » [2]. La peur se présente ainsi comme une incompréhensible inquiétude à l'égard de l'irréel. Pourtant Rosset se démarque de ces approches, quitte à être provisoirement en porte à faux au regard de la place de l'irréel et des analyses traditionnelles de la peur. Il assimile la peur à un certain sentiment du réel, à un effet de réel. Son interprétation se justifie en mettant en évidence certaines insuffisances [3] de ces approches et aboutit à l'hypothèse que « l'autre qui fait peur n'est pas l'inconnu, mais le connu en tant qu'autre. L'objet terrifiant est alors le réel en personne, perçu comme insolite et bizarre. » Les deux statuts de l'autre qu'il distingue sont en fait, loin de s'opposer, liés [4]. Il aboutit ainsi à la constatation suivante : « Car si l'autre fait peur en tant qu'irréel, il le fait encore bien davantage en tant que réel ; ce qui est invisible mais ailleurs est moins inquiétant que ce qui est invisible mais ici même. » Toutefois il reste à déterminer l'origine de cette peur, pourquoi l'« effet de réel » peut se révéler un motif d'angoisse.

1. « Mieux, la claire reconnaissance du caractère strictement imaginaire de l'objet terrifiant ne réussit pas à en dissiper la peur. Ainsi le fait d'être prévenu à l'avance de la peur qu'on se propose malicieusement de susciter en vous, de connaître exactement le scénario qu'on va vous jouer, ne délivre pas de la peur qui peut s'y attacher : circonstance très curieuse qu'on a souvent et justement soulignée. Rien ne lui sert d'être éventé, d'être repéré à l'avance comme étranger à toute réalité : tout se passe comme si l'objet terrifiant était installé dans l'irréel et défiait de là toute entreprise de désamorçage (laquelle pour rester ancrée dans le réel, est incapable de l'affecter en tant qu'objet de l'irréalité). » Clément Rosset, L'objet singulier.
2. « La plupart des analyses de la peur reviennent en effet à assimiler, fort justement d'ailleurs, la crainte à l'égard d'un objet irréel à un doute qui s'ensuit quant aux objets réels eux-mêmes. Celui-ci expliquerait celle-là, et l'explique effectivement : l'éventualité de l'irréel introduisant une incertitude à l'égard des objets réels, dont il devient alors loisible de se demander – dès lors que le domaine du réel n'épuise plus l'existence mais se trouve comme environné par une inquiétante zone d'irréalité – s'ils sont aussi réels qu'ils en ont l'air, s'ils ne participent pas, d'une manière ou d'une autre, à l'irréalité ambiante (dont le réel ne figure plus qu'un incertain “milieu”). La peur exprimerait ainsi, non pas une crainte à l'égard de ce qui n'existe pas (crainte trop “vaine”, à la bien examiner, pour engendrer à elle seule la peur), mais un doute à l’égard de ce qui existe : plus précisément, un doute quant à son identité. […] la peur est occasionnée par un sentiment d'incertitude intellectuelle quant à la chose (c'est-à-dire quant à tout objet réel), surgissant dès lors qu'on ne sait plus, non pas si elle est réelle ou irréelle, mais si elle est elle-même, telle que la suggère sa représentation, ou pas plutôt une autre. » Il en résulte, conclut Rosset, la peur inspirée par les êtres au statut ambigu mais également « la puissance terrifiante du masque : non d'évoquer l'irréel (un démon, un être surnaturel) mais bien d'indiquer que le visage visible et réel dissimule un autre visage, également visible et réel. Effet de glissade du réel, qui fait hésiter, non pas entre le réel et l'irréel, mais entre le même et l'autre. » Rosset, à propos des thèses généralement avancées sur la question de la peur, cite notamment Freud. Clément Rosset, L'objet singulier.
3. « D'une part nous savons que c'est le sort de toute identité que d'être douteuse ; s'il suffisait de douter quant à l'identité pour éprouver la peur, on devrait avoir peur de toute chose au monde. D'autre part le statut de cet autre, qui est redouté derrière le visage du même, est lui même très ambigu. Ou bien il désigne l'inconnu, l'autre absolu : l'irréel comme frontière de ce qui est reconnu comme réel. Mais on remarque aussitôt que cet inconnu n'est en soi nullement terrifiant. Dès lors qu'il est pure étrangeté, il n'implique pas d'altération du connu ; d'où il s'ensuit qu'aucun objet réel n'est susceptible de devenir terrifiant par son entremise. » Clément Rosset, L'objet singulier.
4. « […] le premier, qui prend appui sur l'irréel, n'est qu'un cas particulier, ou un aspect, du second, qui prend appui sur le réel. Craindre l'irréel revient à craindre le double, le fantôme : avec l'appui d'une sécurité, c'est-à-dire la garantie d'une zone de “réalité” où il est en principe loisible de se réfugier. Craindre le réel revient à craindre le singulier, c'est-à-dire indifféremment toute existence considérée sous son aspect “singulier” : cette fois-ci sans l'appoint d'aucune sécurité, la zone de “réalité” étant elle-même investie par l'étrangeté. Il est aisé de voir que ces deux craintes se ramènent à une seule : à une même terreur inspirée par le réel. » Clément Rosset, L'objet singulier.